Il s’agissait de montrer à l’Europe, dans la guerre inégale où l’on s’était engagé sur le pied d’auxiliaires et sans volonté ni plan arrêté au début, que la France avait décidément un roi, et de porter Louis XV à faire comme ses glorieux et redoutés prédécesseurs, à paraître à la tête de ses armées. […] Noailles a le mérite de pousser le comte de Saxe contre lequel Louis XV faisait d’abord quelques objections, se méfiant de lui à cause de sa qualité d’étranger : « Les officiers, Sire, qui se portent vers le grand sont aujourd’hui si rares que, dans l’opinion que j’ai du comte de Saxe, je le regarde aujourd’hui comme un homme précieux pour votre État, qui mériterait des distinctions particulières s’il était né votre sujet ; qui, étant étranger, en mérite encore de plus grandes, afin de l’attacher plus étroitement à Votre Majesté. […] Le maréchal de Noailles, en cette crise troublante, ne fait rien qui vaille en Alsace, et s’il est vrai que Louis XV ait dit au comte d’Argenson : « Écrivez de ma part au maréchal de Noailles que, pendant qu’on portait Louis XIII au tombeau, le prince de Condé gagna une bataille » ; si ce mot, qui a tout l’air de ceux qu’on fait après coup et qu’on prête aux rois, n’est pas de l’invention de Voltaire, le maréchal répondit mal à l’appel ; il ne répondit certainement pas à l’intention ; il a manqué là le moment rapide, le moment illustre ; il n’est pas Turenne, et dès cet instant le prestige de son grand crédit s’évanouit.
Les pièces officielles ne portent naturellement aucune trace de ces impétuosités toutes verbales. […] » Ce mot d’homme d’esprit est fort sage : en effet, le moment arrive assez vite, pour tout nom célèbre, où il est rassasié et comme saturé de tout ce qu’il peut porter et contenir de propos en l’air et de médisances : à partir de ce moment, on a beau dire et écrire, rien ne mord plus, rien n’a prise sur lui, tout glisse, et le nom désormais garanti est partout reçu à son titre, et compté pour ce qu’il vaut. […] Vous étiez prévenu, je vous avais envoyé Tourton29 qui vous avait porté la moitié de bague qui était le signe convenu. » Ce qu’était et ce que dut être l’hôtel Saint-Florentin à ce moment, M.
Saint-Simon était doué d’un double génie qu’on unit rarement à ce degré : il avait reçu de la nature ce don de pénétration et presque d’intuition, ce don de lire dans les esprits et dans les cœurs à travers les physionomies et les visages, et d’y saisir le jeu caché des motifs et des intentions ; il portait, dans cette observation perçante des masques et des acteurs sans nombre qui se pressaient autour de lui, une verve, une ardeur de curiosité qui semble par moments insatiable et presque cruelle : l’anatomiste avide n’est pas plus prompt à ouvrir la poitrine encore palpitante, et à y fouiller en tous sens pour y étaler la plaie cachée. […] Et c’est ici que la manière saine et mâle que Bossuet portait en chaque sujet retrouve toute sa supériorité. […] Évidemment Fénelon n’avait pas cette irritabilité de bon sens et de raison qui fait dire Non avec véhémence, cette faculté droite et prompte, même un peu brusque, que Despréaux portait en littérature, et Bossuet en théologie.
Le vrai bonheur de Rousseau, celui que personne, pas même lui, ne sut lui ravir, ce fut de pouvoir évoquer ainsi et se retracer, avec la précision et l’éclat qu’il portait dans le souvenir, de tels tableaux de jeunesse jusqu’au sein de ses années les plus troublées et les plus envahies. […] Je dispose en maître de la nature entière… Ne lui demandez pas d’écrire en ces moments les pensées sublimes, folles, aimables, qui lui traversent l’esprit : il aime bien mieux les goûter et les savourer que de les dire : « D’ailleurs portais-je avec moi du papier, des plumes ? […] Ses successeurs sont allés plus loin ; ils n’ont pas seulement transféré le siège de l’Empire à Byzance, ils l’ont souvent porté à Antioche et en pleine Asie.
J’estime en vous le plus beau génie que les siècles aient porté ; j’admire vos vers, j’aime votre prose, surtout ces petites pièces détachées de vos Mélanges de littérature. […] Ce n’était pas seulement un goût naturel qui portait Frédéric vers d’Alembert : « Nous autres princes, nous avons tous l’âme intéressée, disait Frédéric, et nous ne faisons jamais de connaissances que nous n’ayons quelques vues particulières, et qui regardent directement notre profit. » Frédéric avait songé de bonne heure à attirer d’Alembert à Berlin pour le faire président de son Académie. […] Ici, c’est Frédéric qui est le vrai philosophe, le vrai citoyen de la société moderne, et qui lui répond : Je sais qu’un Français, votre compatriote, barbouille régulièrement par semaine deux feuilles de papier à Clèves ; je sais qu’on achète ses feuilles, et qu’un sot trouve toujours un plus sot pour le lire ; mais j’ai bien de la peine à me persuader qu’un écrivain de cette trempe puisse porter préjudice à votre réputation.