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553. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Octave Feuillet »

Et cela est vrai peut-être ; mais il faut faire tout de suite une distinction : c’est que le romanesque n’est pourtant pas toute la poésie. Car la poésie est évidemment beaucoup plus large ; elle a pour matière tout le monde réel, y compris ses laideurs et ses discordances ; elle fait résider la beauté moins dans les objets (spectacles de l’univers physique, êtres vivants, sentiments et passions) que dans une vision particulière de ces objets et dans leur expression. […] La poésie proprement romanesque est de sa nature un peu vague, fuyante, inconsistante. Les personnages qu’elle construit se ressemblent presque tous, n’ont point cette variété et cette abondance de traits individuels et précis que recherche une autre poésie et que fournit seule l’observation de la réalité. […] Si mal que j’aie su distinguer la poésie et le romanesque, on a pu voir que le romanesque doit être principalement la poésie des créatures sentimentales, de celles qui connaissent peu la vie, qui n’éprouvent pas un grand besoin de vérité et pour qui l’art ne consiste pas avant tout dans l’expression : c’est-à-dire la poésie des enfants, des vierges et des jeunes femmes.

554. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre premier »

Les poésies de Marguerite sont médiocres ; la théologie y domine, et, pour le tour et l’expression, Marguerite n’est pas la première de son temps. […] Ces différences de caractère et de condition dans des circonstances analogues, tourneront au profit de notre poésie. […] Mais ni la bassesse où s’est dégradé le premier, ni le service de cour où s’est policé le second, n’ont altéré le cachet de naïveté et de poésie dont tous les deux ont été marqués. […] La langue du meilleur poëte d’alors tâche vainement de s’élever jusqu’à la haute poésie : tout lui manque, tour, expression, noblesse. […] C’est cet esprit, formé d’une sensibilité plus douce que profonde, d’une imagination plus enjouée que forte, d’une raison sûre, quoique bornée, qui fait vivre les poésies de Marot.

555. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Henri Heine »

Ils ont pénétré l’âme de toute une race ; ils ont des airs propres, des auditoires nombreux, et vivent dans la mémoire d’une multitude, demeurés ce que toute poésie était à l’origine, une déclamation mélodique et nationale. Par tous ces grand traits Henri Heine tient aux lettres germaniques ; les éléments constitutifs de sa poésie sont allemands, pris à la moelle même de l’art savant ou populaire d’Outre-Rhin. […] Sa poésie et sa prose laissent entrevoir une âme curieusement divisée, émue, simple, songeuse et pure, en une communion étroite et panthéiste avec la nature, mais aussi méchante, d’une ironie particulièrement âcre, perfide et subite, sûre et rageuse. […] » Cette mystérieuse angoisse le poursuit sans relâche, tinte dans sa mémoire comme un glas, ou le saisit comme un frisson et c’est de même, comme hanté d’incessantes inquiétudes, l’âme malade, toujours émue de sentiments tristes, d’une tristesse à peine causée, que Heine en est venu à ne rendre dans les sujets les plus usuels de sa poésie, que la moitié de mélancolie qu’ils comportent presque tous. […] Il eut une fantaisie spirituelle et agile, cet esprit poétique qui ressuscite en lui après être mort avec Shakespeare, un esprit fait de poésie, de gaieté, d’émotion délicate, de candeur, d’imaginations légères, de pure simplicité enfantine, « le masque de Lucien derrière la chanson d’Ophélia ».

556. (1854) Causeries littéraires pp. 1-353

Toutefois, je crois que le théâtre de M. de Musset ne peut être considéré que comme un accident heureux, une exception brillante : il n’offre qu’un côté de la poésie, et presque rien de la vraie poésie dramatique. […] Il avait trouvé ce que nous appellerons la poésie militaire du dix-neuvième siècle. […] Pourtant, on ne saurait se le dissimuler, tous trois sont perdus pour la poésie. […] la poésie de M.  […] Tout lui souriait, la poésie, l’avenir, le succès, l’amitié, l’espérance !

557. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « AUGUSTE BARBIER, Il Pianto, poëme, 2e édition » pp. 235-242

On n’avait rien rapporté jusqu’à ce jour, en notre poésie, d’aussi abondamment naïf et fidèle de cette contrée tant parcourue. […] Barbier, en un mot, porte une empreinte originale et prend sa place tout d’abord entre les plus éclatantes productions de notre poésie contemporaine. […] Barbier, dans le principe, était sans doute beaucoup moins grande qu’elle n’avait paru et dû paraître à ceux qui ne suivent pas de très-près ces choses de poésie. […] Comme un fils de bourgeois poussé et jeté hors des gonds, il avait eu, on l’a dit, son heure d’héroïsme, son jour de « sublime ribote. » Cette ribote de poésie ne s’est jamais plus retrouvée depuis ce jour-là.

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