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30. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Les romans de M. Edm. de Goncourt » pp. 158-183

Le frisson même que lui causait le spectacle des choses, l’a fait employer des locutions de début, qui donnent comme un coup de pouce à la phrase, ces « et vraiment » ces « c’était ma foi », ces « ce sont, ce sont » qui marquent la légère griserie de son esprit au moment de rendre une nuance fugace, une sensation délicate. […] Enfin il inventera ces étranges phrases disloquées, enveloppantes comme des draperies mouillées, mouvantes et plastiques qui semblent s’infléchir dans le tortueux d’une route : « Enfin l’omnibus, déchargé de ses voyageurs, prenait une ruelle tournante, dont la courbe, semblable à celle d’un ancien chemin de ronde, contournait le parapet couvert de neige d’un petit canal gelé » ; des phrases compréhensives donnant à la fois un fait particulier et une idée générale, des phrases peinant à noter ce que la langue française ne peut rendre et devenant obscures à force de torturer les mots et de raffiner sur la sensation : Ils savouraient la volupté paresseuse qui, la nuit, envahit un couple d’amants dans un coupé étroit, l’émotion tendre et insinuante, allant de l’un à l’autre, l’espèce de moelleuse pénétration magnétique de leurs deux corps, de leurs deux esprits, et cela, dans un recueillement alangui et au milieu de ce tiède contact qui met de la robe et de la chaleur de la femme dans les jambes de l’homme. […] III À ce sentiment vif et pénétrant de la vie en acte, de ses remuements physiques et des ses agitations morales, à cette recherche appliquée et reprise de l’enveloppement du fait par la phrase, se joint en M. de Goncourt le goût particulier d’une certaine sorte de beauté, qu’il recherche avidement et rend amoureusement, dont l’attrait l’a guidé dans ses courses de collectionneur, dans la détermination des sujets et des scènes de la plupart de ses romans : le goût passionné du joli. […] De là les paillettes, l’ingéniosité, le coloris adouci et pimpant de son style, la fréquence des scènes élégantes et des personnages point abjects, le contournement amoureux de sa phrase, la gaieté de son humeur, et la tendresse de son émotion ! […] Le numéro était une fois par semaine rempli tout entier d’une fantaisie de Banville, et pour montrer à quel point on laissait ce poète hausser le ton coutumier de journaux, nous citerons de lui cette magnifique phrase, dont le pendant ne se trouvera guère dans nos quotidiens : « Ainsi dans le calme silence des nuits, aux heures où le bruit que fait en oscillant le balancier de la pendule, est mille fois plus redoutable que le tonnerre, aux heures où les rayons célestes touchent et caressent à nu l’âme toute vive, où la conscience a une voix, où le poète entend distinctement la danse des rhythmes dégagés de leur ridicule enveloppe de mots, à ces heures de recueillement douloureuses et douces, souvent, oh !

31. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VI : M. Cousin philosophe »

On n’avait encore combiné que des phrases ; on croit pour la première fois créer des idées ; on plane sur le monde ; on remonte à l’origine des choses, on découvre le mécanisme de l’esprit. […] Il écrivait alors dans sa seconde préface une petite phrase décisive, si décisive qu’il l’a supprimée dans les dernières éditions, depuis qu’ayant changé de doctrine, il s’est fait horreur à lui-même. […]  » Phrase imperceptible qu’on peut retrancher sans rompre la liaison des idées, et dont il a cru qu’on n’apercevrait pas l’absence. […] Comprenez-vous maintenant ces phrases de M.  […] Vous trouverez à chaque instant des phrases comme celles-ci : « Tous les moments de l’essence divine passent dans le monde et reviennent dans la conscience de l’homme. » — « Qu’est-ce que Dieu ?

32. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 35, de l’idée que ceux qui n’entendent point les écrits des anciens dans les originaux, s’en doivent former » pp. 512-533

Il faut donc quelquefois que le traducteur emploïe une périphrase entiere pour bien rendre le sens d’un seul mot, ce qui fait traîner l’expression et rend la phrase languissante dans la version, de vive qu’elle étoit dans l’original. Il en est d’une phrase de Virgile comme d’une figure de Raphaël. […] De même, pour peu que l’expression de Virgile soit altérée, sa phrase ne dit plus si bien la même chose. […] Des traducteurs excellens ont choisi même quelquefois d’emploïer dans la phrase françoise le mot latin imperator. […] Que ceux qui auroient encore besoin de se convaincre à quel point un mot mis pour un autre énerve la vigueur d’une phrase, qui même ne sort pas de la langue où elle a été composée, lisent le vingt-troisiéme chapitre de la poëtique d’Aristote.

33. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre IX. Le trottoir du Boul’ Mich’ »

Et si les phrases d’un critique s’enroulent autour de M. de Max comme des bras caressants ou si, vigoureuses, elles ne pénètrent qu’un côté de son exceptionnel talent ? […] la phrase ne finit pas sur ce mot, et ce mot précieux passera peut-être inaperçu. […] Arnould n’a pas la faculté d’évoquer et le don de la vie : sa phrase est lourde, sa méthode est lente, son livre est gros. […] Quand j’ai repris ma lecture, j’ai commencé prudemment à la phrase suivante. […] Des excuses de commerçant ne sont pas une satisfaction et nulle amende honorable ne laverait Gregh d’une telle phrase.

34. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Villemain » pp. 1-41

Pour tous ceux qui savent ce que c’est que l’organisme d’un style et sa génération dans la pensée, Villemain est un de ces esprits qui travaillent énormément le mot-à-mot de leur phrase et en cherchent longtemps l’effet. […] Sa phrase étant tout son talent, s’il ne l’avait pas, que lui resterait-il ? […] Il a, ce rhétoricien d’autrefois, toujours défendu son droit de faire des phrases… et c’est même la seule nouveauté et la seule portée du vieux livre composé avec des centons de dix ans, qu’il ne craignit pas de republier. […] Mais toute cette phrase ambitieuse et menteuse n’a été dressée à grand’peine sur son brodequin de Muse, que pour introduire adroitement le petit mot de grandeur dans ία vie publique. […] Artistes en mots, et, puisque nous avons écrit ce mot-là, modistes de phrases, l’un est la modiste pur sang, l’autre n’est que l’industrielle.

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