Renart seul fait exception, l’impudent personnage, et c’est bien son appétit glouton qui en fait l’éternel ennemi de Chantecler le coq, de Pinte la poule, et de toute leur noble parenté, comme de la gent vulgaire qui picore sur le fumier des vilains. […] Le personnage ne nous est pas inconnu : sous sa rousse fourrure, nous n’avons pas de peine à ressaisir une physionomie que la geste des Lorrains nous a rendue familière : ce Bernart de Naisil toujours acharné à semer la discorde, et prêt à pêcher en eau trouble, perfide, subtil, insaisissable, et retombant sur ses pieds où tout autre se fût rompu les reins, c’est Renart ou son frère jumeau. […] Il y a ainsi dans la conception première du Roman de Renart, dans celle de l’action et des personnages, une immoralité foncière, qui n’a fait que s’épanouir et s’aggraver à mesure que les branches s’ajoutaient aux branches. […] De là la complaisance avec laquelle on nous détaille les dits et faits des fins compères, qui vivent d’industrie, et dont l’esprit est le seul capital : jongleurs, arracheurs de dents, voleurs sont toujours ici des personnages sympathiques.
Si la fable est en général peu de chose, les personnages vivent. Quels personnages ? […] Le dessin même des personnages a toujours quelque chose d’ironique ; il accentue, avec une exagération placide, les traits caractéristiques. […] Les personnages qui traversent les chapitres, l’abbé Jubal, le père Le Beau, Mlle Lefort, sont bien vus par un petit enfant.
Oui, nous voulons bien en convenir avec les admirateurs de la Henriade, le poème, pour parler comme Frédéric II, est conduit « avec toute la sagesse imaginable » ; les épisodes y sont dans leur lieu ; le songe de Henri IV, au septième chant, « est plus vraisemblable qu’une descente aux enfers imitée d’Homère et de Virgile » ; la Politique, l’Amour, la Vraie Religion, les Vertus et les Vices « sont des allégories nouvelles » ; nous accordons à Marmontel que les personnages sont amenés avec art, soutenus avec sagesse, qu’ils ne se démentent pas plus que ceux du Clovis de Desmarets ; que la Henriade n’a pas l’enflure de la Pharsale ; que toutes les règles y sont observées, et, sur ce point, nous donnerons volontiers acte à Voltaire d’avoir respecté l’épopée plus qu’aucune autre autorité au monde. […] Il s’était aperçu que les bons font applaudir le personnage et les beaux le poète. […] Si l’invention dans le poète épique est le don de s’oublier lui-même et de vivre de la vie des personnages qu’il a créés, nul n’était moins fait que Voltaire pour la gloire de l’épopée, parce que nul ne s’est moins oublié dans ses écrits. […] Les moins pâles de ses personnages ne sont que ses prête-noms.
Ce M. de Sainte-Agathe vous représente, à première vue, un personnage qui n’est ni chair ni poisson, moitié ecclésiastique et moitié laïque, clerc de robe courte, marguillier en activité. […] Emile Augier ait pris pour un type viable ce caractère avorté, et ressuscité, dans une seconde pièce, un personnage mort, dans la première, de l’impossibilité d’exister. […] C’est le seul personnage vraiment sympathique de la comédie que celui de ce jouvenceau spirituel et franc, généreux et gai, qui s’échappe, par de joyeuses écoles buissonnières, des voies tortueuses où son précepteur veut le faire entrer. […] Certes, voilà, à première vue, un personnage sympathique et sa croisade semble faite pour soulever l’enthousiasme.
Parmi les personnages anecdotiques du commencement du xviiie siècle, il n’en est pas qui ait plus excité la curiosité en son temps que le comte de Bonneval, brillant à la guerre, versatile en amitiés, tour à tour au service de France et à celui de l’empereur, terrible aux Turcs sous le prince Eugène, puis Turc lui-même et pacha à plusieurs queues. […] Et embrassant lui-même d’un coup d’œil toute sa vie, il se rappelait avec fierté les deux grandes guerres auxquelles il avait pris part depuis 1688 jusqu’en 1714, celles de Hongrie et de Sicile où il s’était distingué en chef depuis 1716 jusqu’en 1719, la connaissance où il avait été des conseils et des résolutions importantes prises par les plus grands personnages politiques dans tout le temps de cette vie active à l’étranger ; il se représentait ce que pourrait être un tableau ainsi tracé de sa main : Vous jugerez bien, ajoutait-il, que les mémoires d’un homme tel que moi auraient plus de consistance que les romans qu’on m’a faussement attribués. […] Ce genre de défaut va nous être plus apparent encore et plus sensible chez Bonneval : il ne lui a manqué qu’un grain de moins dans la tête pour être un personnage historique et non romanesque. […] Ces articles du lundi ont souvent provoqué des éditions et réimpressions d’ouvrages dont j’avais parlé avec éloge ; cette fois ça été mieux, et il en est sorti toute une aimable inspiration, tout un roman : La Comtesse de Bonneval, histoire du temps de Louis XIV, par lady Georgina Fullerton, livre délicat dans lequel une plume toute française, qu’on dirait contemporaine des personnages qu’elle produit, s’est plu à retracer, à restituer l’enfance de Judith de Biron, à nous raconter les sentiments de la jeune fille ayant son mariage avec le comte de Bonneval, de telle sorte que les lettres qu’on a d’elle n’en soient plus qu’une suite naturelle et qu’on y arrive tout préparé.