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484. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVIII. J.-M. Audin. Œuvres complètes : Vies de Luther, de Calvin, de Léon X, d’Henri VIII, etc. » pp. 369-425

Pour être un homme supérieur en affaires, — a dit Chateaubriand, — il ne s’agit pas d’acquérir des facultés, il ne s’agit que d’en perdre ; — et entendait parler des affaires politiques. […] Il lança même, à ce qu’il paraît, quand Bonaparte revint de l’île d’Elbe, plusieurs pamphlets politiques qui se perdirent dans la fusillade des brochures de cette époque, comme quelques grenades de plus. […] Cette Saint-Barthélemy de fantaisie fut donc entraînée et perdue dans le torrent des livres dangereux qui circulaient à cette époque, et ne produisit pas tout le mal qu’elle eût pu produire. « Ce n’est pas le non-savoir qui perd les peuples, c’est le mal-savoir », a dit un écrivain qui savait mieux que personne. […] Alors il prendra son rang, qu’il ne perdra plus, comme un des premiers historiens du xixe  siècle et comme son premier biographe.

485. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — II. (Fin.) » pp. 361-379

Il aime encore mieux le chercher que l’avoir trouvé ; il a besoin, pour le mieux doter, que ce peuple perdu soit tout à fait reculé et comme enseveli dans les profondeurs historiques antérieures au déluge : « Les Gaulois ne sont pas assez inconnus, dit-il quelque part, pour qu’on puisse leur accorder un savoir illimité. » Il a l’air, par moments, de vouloir donner à ce peuple anonyme le nom à demi fabuleux d’Atlantes ; puis, sur le point de se prononcer, il hésite, et il se décide plutôt à faire des Atlantes les conquérants qui auront détruit son peuple chéri. […] Mais cela n’empêche pas (et cette contradiction même ajoute à son mérite) qu’il n’y ait en lui une veine patriarcale ou pastorale bien prononcée, qui revient sans cesse au milieu de ses sentiments publics, et qui lui faisait dire un jour, avant sa gloire, parlant à un ami : Au lieu de bruire avec fracas comme un torrent éphémère, je voudrais, si jamais je parviens à être connu, que ma réputation ressemblât au ruisseau paisible, toujours clair, toujours pur, ombragé de rameaux qu’il féconde : souvent utile, toujours riant, il est le charme et les délices des campagnes qu’il arrose… Ensuite il se perd… Voilà le coin d’idylle chez Bailly. Il ne lui était pas donné de se perdre à volonté ni de se faire oublier ; il était à peine entré à l’assemblée des États généraux, que, dans l’embarras de nommer un doyen ou président, on l’élut au moment où il y songeait le moins : On n’imaginera pas facilement, dit-il, à quel point je fus affligé et atterré de cette nouvelle. […] Je considérais que j’avais joui jusqu’alors d’une réputation littéraire qui m’avait coûté des années à acquérir, et que, placé dans un jour et dans un éclat que je n’avais point cherché, j’allais la perdre en un moment.

486. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — III. (Fin.) » pp. 479-496

Duperreux, le premier, n’a pas désespéré des Pyrénées ; le premier, il a osé croire que, pour n’être pas dans l’Apennin, ces belles formes n’en étaient pas moins dans la belle nature ; il n’a pas craint de nous retracer tels qu’ils sont des objets qui perdraient peut-être une partie de leur charme en perdant leur singularité ; et, renonçant à la vaine prétention de corriger le beau et d’embellir le vrai, il a laissé au modèle le soin de défendre le portrait. […] Voyageant en Suisse dans le canton de Zurich, il avait remarqué que, dans la plupart des maisons, une piété domestique patriarcale tenait à conserver les images des pères, les portraits de ceux que la famille avait perdus et qui étaient représentés sur leur lit de mort, les yeux fermés, tels qu’ils étaient lorsqu’on les avait vus pour la dernière fois après le dernier soupir : Ces tristes images, ajoutait-il, qui paraîtraient si hideuses à un Français qui ménage son cœur comme un enfant gâté, et qui fuit avec soin tout ce qui pourrait l’émouvoir fortement, sont ici un objet consolant pour des hommes qui savent aimer et ne craignent rien de l’amour, pas même ses peines. […] La première fois que Ramond tenta d’aborder ce mont renfermé et véritablement perdu derrière tant d’autres montagnes, en l’attaquant par une pente de neiges et déglacés dont l’inclinaison avait fini par être de 60 degrés, et dans laquelle on taillait en zigzag la place de chaque pas, cette première fois lorsqu’on déboucha au haut de la brèche, et qu’après un dernier effort d’une angoisse inexprimable, le mont tout d’un coup se révéla (Deus ! […] Ramond, ce qui est certain, n’y perd pas.

487. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal du marquis de Dangeau — II » pp. 18-35

Il aura à combattre l’empire et l’Espagne, les princes d’Allemagne protestants, la Hollande ; il perd ses alliés, la Suède, le Danemark ; il perd l’Angleterre dont le prince d’Orange va saisir le gouvernail en renversant Jacques II. […] On perd donc tout ce qu’on a gagné ; la seule question est de le perdre le plus lentement possible.

488. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Henri IV écrivain. par M. Eugène Jung, ancien élève de l’École normale, docteur es lettres. — I » pp. 351-368

Il y a longtemps que si les hommes écrivaient aussi bien qu’ils parlent, ou que si l’on écrivait pour eux ce qu’ils disent dans les circonstances décisives où ils se trouvent, il y aurait quantité d’écrivains qui n’en seraient que plus mémorables pour ne pas être du métier : mais, parmi ceux qui ont songé à écrire ou à dicter après coup ce qu’ils avaient dit ou ce qu’ils avaient fait, la plupart ont perdu, en se mettant dans cette position et comme dans cette attitude nouvelle, une partie de leurs facultés, de leurs ressources ; s’imaginant que c’était une grande affaire qu’ils entreprenaient, et préoccupés de leur effort, ils ont laissé fuir mille détails qui animent et qui donnent du charme ; ils se sont ressouvenus froidement, ou du moins incomplètement ; on n’a eu que l’ombre de leur action ou de leur verve première. […] Le nom d’écrivains proprement dits continue d’appartenir à ceux qui de propos délibéré choisissent un sujet, s’y appliquent avec art, savent exprimer même ce qu’ils n’ont pas vu, ce qu’ils conçoivent seulement ou ce qu’ils étudient, se mettent à la place des autres et en revêtent le rôle, font de leur plume et de leur talent ce qu’ils veulent : heureux s’ils n’en veulent faire que ce qui est le mieux et s’ils ne perdent pas de vue ce beau mot digne des temps de Pope ou d’Horace : « Le chef-d’œuvre de la nature est de bien écrire. » Les autres, les hommes d’action, qui traitent de leurs affaires, ne sont écrivains que d’occasion et par nécessité ; ils écrivent comme ils peuvent et comme cela leur vient ; ils ont leurs bonnes fortunes. […] Pardonnez mon amour, qui me rend si audacieuse de vous parler si librement… Il vaudrait mieux perdre vingt mille hommes que régner au plaisir des rebelles… Pour l’amour de Dieu, ne dormez plus ce trop long sommeil. […] Votre dernière dépêche me rapporta (me rendit) la diligence d’écrire que j’avais perdue.

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