Croirait-on vraiment qu’il suffit de ne plus penser à notre cruauté pour la supprimer ? […] Et enfin, s’il y a, comme je pense, quelque ironie dans le mot qu’on prête à Jean Huss sur son bûcher, l’ironie n’empêcherait donc pas une conviction plus forte que les flammes et la mort. […] Il est des gens faits pour agir sans penser, pour croire sans douter, pour jouir naïvement, pour ne pas comprendre et pour rester sans inquiétude. […] L’ironie tend, comme toutes les manières de penser, de sentir et d’agir, à devenir automatique, à se figer, et en même temps à se prendre pour la fin suprême. […] Comme toutes les manières générales de penser, comme toutes les institutions, comme toutes les fonctions sociales, elle dérive d’une imperfection, d’un manque d’équilibre, elle en est le signe, et elle n’a d’autre raison d’être que de la corriger pour disparaître ensuite avec elle.
Une fois donc qu’il eut remis un pied dans le monde, il pensa qu’il n’avait rien de mieux à faire que de s’y lancer tout à fait, en se fiant à son talent. […] Aussi le jour où il perdra toutes ses pensions dans la ruine de l’Ancien Régime, sa passion l’emportant sur son intérêt, il bondira de joie, il se sentira soulagé et délivré. […] « Quiconque n’est pas misanthrope à quarante ans, pensait-il, n’a jamais aimé les hommes. » Cela n’est vrai que du célibataire ; car la nature se venge d’ordinaire sur lui, s’il n’y prend garde, par des âcretés et des sécheresses, de n’avoir pas été satisfaite et obéie dans ses fins légitimes. […] Chamfort, au reste, pensait de même : « J’ai, disait-il, du Tacite dans la tête et du Tibulle dans le cœur. » Ni le Tibulle ni le Tacite n’ont pu en sortir pour la postérité. […] Son influence durant ces années ardentes fut réelle, mais elle s’exerça toute en conversation, en saillies, par quelques-unes de ces boutades comme il en avait souvent, « qui font, chose très rare, rire et penser tout à la fois80 ».
» Octobre Ayant ouvert un livre de Gerdy : Physiologie philosophique des sensations, je pense au beau travail qu’il y aurait pour un Michelet, au lieu de mettre sa pensée sur l’Insecte ou l’Oiseau, de prendre, comme sujet d’étude, ce petit monde inconnu : l’Enfant, et de raconter, avec des observations mitoyennes à la médecine, mais planant au-dessus, l’éveil successif de ses sensations et l’éclairage, petit à petit, de la rose intellectuelle de son cerveau. […] La survie immortelle me sourit aussi, quand je pense à ma mère, quand je pense à nous ; mais une survie impersonnelle, une survie à la gamelle, comme je le disais à Saint-Victor, ça m’est bien égal. Et me voilà matérialiste… * * * Mais, si je me mets à penser que mes idées sont le choc de sensations, et que tout ce qu’il y a de surnaturel et de spirituel en moi, ce sont mes sens qui battent le briquet, — aussitôt je suis spiritualiste. […] 13 novembre Habiles gens, ces philosophes académiques du xviiie siècle, les Suard, les Morellet, plats, serviles, rentés par les seigneurs, à peu près entretenus de pensions par des grandes dames, avec aux jambes, les culottes de Mme Geoffrin.
Au lieu de chercher par où les autres pensent comme nous, ce qui est une garantie pour notre raison, devons-nous toujours chercher par où ils ne pensent pas comme nous, ce qui est une arme pour le scepticisme, et cela sous prétexte de logique, comme si nous étions toujours sûrs d’être nous-mêmes d’infaillibles logiciens ? […] Et l’on verra que tout revient à cette proposition : chaque opinion résout les problèmes pour celui qui l’adopte ; en d’autres termes, l’on est toujours de sa propre opinion, car, si on ne pensait pas que cette opinion résout les problèmes, on ne l’aurait pas adoptée. […] Il importe au succès même de la vérité que chacun dise ce qu’il pense, tout ce qu’il pense.
Rien n’est mieux pensé que ce qu’il dit sur ces matieres ; & il nous a donné dans ces huit discours tous les éclaircissemens nécessaires pour juger sainement des révolutions arrivées dans la Religion. […] Mais cet ouvrage est écrit avec assez de modération, pour penser qu’il n’est pas de cet homme fougueux ; le style est pur & les faits y sont assez bien détaillés. […] Le Concile de Trente, le dernier des généraux, a été détaillé d’une manière extrêmement hardie par un Religieux qui, sous l’habit de Servite, cachoit vraisemblablement, la façon de penser d’un disciple de Calvin. […] & le Ministre Jurieu a pensé sensément contre son ordinaire, en regardant cette contestation comme une bagatelle.” […] Elle n’est pas plus ménagée dans le corps de l’ouvrage où l’auteur se livre à cette excessive liberté de penser qui est le défaut dominant de notre-siécle.