Eh bien, ces philosophies de l’Histoire, filles de l’orgueil de la pensée, aussi coupable que l’autre orgueil, ces théories où la science se dilate et se fausse au lieu de se circonscrire pour se simplifier et s’approfondir, Guizot y répond, et, selon moi, d’une façon bien frappante et bien éloquente, en écrivant des biographies de cette grande plume qui a prouvé si elle savait aller aux ensembles et si elle avait la puissance de ses ambitions ! […] Un esprit de cette gravité, de cette conscience, dédaignerait, après les grands travaux qu’il a publiés, de jeter au public les larves d’une pensée qui vivrait ailleurs, forte, organisée et complète. […] de l’Histoire, qui est bien le caractère de la pensée historique de notre temps. […] À part des jugements sur la légitimité de la Révolution anglaise que toutes les croyances de mon âme m’empêchent d’accepter, même de la main respectée de Guizot, nul, je dois en convenir, ne fera mieux connaître jusque dans ses détails cette Révolution d’Angleterre, de tous les événements humains celui peut-être qui a le plus influé sur l’ensemble de sa pensée, à lui, et la direction de sa vie.
Cet homme-ci se soulageait de sa pensée… Son livre, c’est toutes les idées portées cinquante ans dans sa tête et bloquées dans ces trois gros volumes, probablement pour y rester. […] Nul, dans l’histoire de la pensée de ces cent cinquante dernières années, ne saurait être comparé à ces deux hommes, de Maistre et Bonald, pas même Burke, le bouillonnant et vaste Burke, qui eut un jour quelque chose de leur esprit prophétique quand il jugea, seul de toute l’Angleterre, un instant affolée de la Révolution française, les délirants débuts de cette Révolution… Philosophes chez qui, heureusement pour elle, l’Histoire dominait la Philosophie, le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces observateurs qui avaient des griffes dans le regard et appréhendaient le fond des choses, quand ils en regardaient seulement la surface, de Maistre et Bonald, ces Dioscures du même ciel et du même religieux génie, sont d’une supériorité si haute et si éclatante qu’aucun esprit ne peut être placé à leur niveau, ni pour l’élévation, ni pour la lumière ! Mais il n’en est pas moins vrai que l’auteur des Ruines a l’honneur d’avoir avec eux la fraternité des idées et une parenté d’intelligence… Ce Revelière inconnu, et qui, dans l’égarement universel de la raison, a grande chance de rester inconnu, est un esprit d’une force rare, toujours, dans la pensée, et souvent dans l’expression, mais il est moins près de ces hommes profonds et sans égaux que d’un autre homme de leur temps, un autre observateur politique trop oublié et qu’il rappelle, ce Mallet-Dupan qui, lui aussi, préjugea la Révolution française dès son origine, et dont le préjugé eut parfois toute la justesse d’un jugement… L’auteur des Ruines est une espèce de Mallet-Dupan après la lettre, la terrible lettre de la Révolution ! […] … Les badauds de philosophie et de civilisation, qui expliquent tout avec le mouvement général de la pensée et les évolutions progressives de l’esprit humain, affectaient de ne pas croire à l’importance des sociétés secrètes.
Les philosophes ont bien parfois des velléités de transformation, mais ils ne réussissent guères à s’enlever de la glu d’idées dans laquelle ils ont été pris une fois, et leur pensée y reste prise. […] Saisset est un déiste qui vit toujours, de pensée, de désir et d’âme, en la présence de l’Institut ! […] S’il était plus philosophe, il ne serait pas professeur… De plus, quand on vit eu intimité d’étude avec les grands esprits philosophiques, avec ces grands cerveaux, tous fausseurs ou corrupteurs, plus ou moins, de la tête humaine, si on leur arrache par la réflexion l’intégrité de sa pensée, on leur laisse de sa dignité par l’admiration qu’on ne leur arrache pas, et c’est ce qui est arrivé à M. […] Ôtez, en effet, les vérités indémontrables et nécessaires à la vie et à la pensée humaines, qu’on savait avant les philosophes, et auxquelles ils n’ont pas donné un degré de certitude de plus, — le nombre infini de leurs sophismes laborieux, — les forces d’Hercule perdues par eux pour saisir le faux ou le vide, — le mal social de leurs doctrines qui n’ont pas même besoin d’être grandes pour produire les plus grands maux, — ôtez cela après l’avoir pesé, et dites-moi ce qui reste de tous ces philosophes et de toutes ces philosophies, même de ceux ou de celles qui paraissent le plus des colosses !
Gœthe disait que le bonheur d’Achille, tombé si jeune sous la flèche de Pâris, était d’être toujours un immortel jeune homme, dans la pensée des générations. […] Et qu’on n’aille pas plus loin que ma pensée ! […] Le magnifique poème de Moïse, à coup sûr, après Eloa, le plus beau du recueil, et qui paraît plus mâle et plus majestueux peut-être à ceux qui oublient ce Satan d’Eloa dont Milton aurait été jaloux, — le poème de Moïse n’apparaît pour la grandeur du sentiment et de l’idée, l’ineffable pureté des images, la solennité de l’inspiration, la transparence d’une langue qui a la chasteté de l’opale, qu’un fragment détaché de cette Eloa qui n’est pas seulement l’œuvre de ce nom, mais chez M. de Vigny, l’angélique substance de la pensée. […] Dans mon opinion, autant la pensée l’emporte sur le marbre, autant le Moïse de M. de Vigny l’emporte sur le Moïse de Michel-Ange, et ce n’est point parce que M. de Vigny est mon contemporain et mon compatriote que je ne le dirais pas !
La pensée n’y était pas renversée par l’image comme dans la poésie de M. […] Pécontal avait des virilités de pensée qui annonçaient un poète de reploiement et de réflexion, — oiseau rare dans les temps actuels ! […] Siméon Pécontal, avec le don de simplicité qui est le plus précieux caractère de son talent et cette fraîcheur d’âme dont, à plusieurs places de son Volberg, on avait vu resplendir les teintes frissonnantes et nacrées, devait préférer la ballade à toutes les autres formes de la pensée poétique. […] Fille du Moyen Age, la Ballade, comme la Légende dont elle est la seconde épreuve, ne peut être abordée que par un poète qui a encore de l’esprit du Moyen Age dans la pensée et de sa vieille foi dans la poitrine.