Enfin les passions populaires pénétreront ce corps où circule le sang du peuple, et contribueront à donner aux études une orientation, à la pensée une forme que l’Église n’a pas souhaitées. […] Le seigneur qui a sa « librairie » et ses lecteurs, le bourgeois, dernier client du jongleur, veulent qu’on exprime leurs passions, leurs opinions ; le présent les possède, et que l’œuvre soit vieille ou neuve, ils n’en ont cure, pourvu qu’ils y retrouvent le présent. […] Cet adroit tisseur de rimes et enlumineur de mots fit de son mieux : il joua très doucement son rôle d’amoureux avec la belle Péronnelle d’Armentières : allant vers la soixantaine, borgne, goutteux, il fila sa passion patiemment, délicatement, sans oublier une attitude, une formule, une espérance, une inquiétude, jusqu’à ce que la jeune demoiselle fournît à toute cette fantaisie banale la banalité d’une conclusion réelle : elle se maria ; et Machault, désespéré dans les formes, s’accommoda spirituellement d’une bonne amitié. […] Il est Anglais chez les Anglais, Français chez les Français, parce que son récit reflète les passions des acteurs ou des témoins qui l’ont renseigné ; mais il ne concède rien sciemment à la passion de ceux qui l’entretiennent. […] Gerson et Christine de Pisan sont connus ; Jean de Montreuil, que les Bourguignons égorgent en 1418, avait écrit en latin et en français des traités contre les Anglais ; il y a de l’ampleur et de la passion oratoire dans ses libelles en langue vulgaire.
Mais il leur resta l’intelligence ; une intelligence sans passion, il est vrai, mais qui semblait se conserver dans sa propre glace quand tout se putréfiait en eux. […] ce qui fait surtout le danger d’un livre, c’est le dogmatisme de l’erreur ou la caresse à la passion contemporaine, qu’on redouble en la caressant. […] Balzac a dit suprêmement bien que, pour lire son livre, il fallait de la pureté de cœur, et c’est peut-être ce qu’il y a de mieux à dire de tous les livres où la passion est vivement montrée, cette passion d’ailleurs inévitable, car sans elle l’art, qui prend son point d’appui et son assise dans la nature humaine, n’existerait plus. […] … Le Moyen Âge, c’est-à-dire des casques à visières, des hennins, des cuirasses, des capuchons, des faucons sur le poing, qui ont leur physionomie de tapisserie ou de haute-lisse, qu’était cela quand il s’agissait des personnages, des passions et des drames de ces admirables récits ? […] Doré, qui comprend si bien le côté physique du Moyen Âge et n’a peur d’aucun détail poignant ou immonde des passions naïves de ce temps, n’en comprend pas si bien le côté pur, fermé, intime et religieux.
Une seule fois, il paraît avoir éprouvé une vraie passion, une passion des sens ; Ranieri, qui reçut toutes ses confidences, affirma qu’il mourut vierge à trente-neuf ans ; c’est l’imagination qui a fait tous les frais de ses amours pour Silvia, pour Nérine et pour les autres. […] Lucrèce Borgia, Marion Delorme et presque tous les drames ne sont que la mise en action de passions artificiellement géminées. […] Une de ses nouvelles est l’histoire de la passion désespérée d’un mari pour sa femme qui le trompe et le méprise ; et cette passion, qui avait résisté à toutes les douleurs, aux fatigues et aux écœurements d’une lutte quotidienne, cette passion s’évanouit un jour brusquement, quand la femme, par un revirement inattendu, aime à son tour, demande grâce et souffre. […] Tronconi présente l’aspect le plus paradoxal : il n’est pas vrai que les passions sont toujours sauvages ; la civilisation les modifie comme elle modifie tout ce qui passe sous son niveau. […] L’héroïne de Passion maudite, par exemple, est, au début, honnête dans le meilleur sens du mot, n’a pas de mauvais instincts, pas d’hérédité fâcheuse.
en reproduisant sur la scène une passion à jamais féconde en situations tragiques, et toujours sûre d’exciter les émotions les plus vives. […] C’est en effet en observant religieusement ces règles antiques, et en joignant aux grâces qui en dérivent, plus d’habileté dans la composition dramatique et dans la peinture des passions, que Racine et Voltaire ont assuré la prééminence du théâtre français. […] Mais enfin ce n’est pas tout que de faire danser, dormir, rêver et périr des personnages ; il faut encore leur donner des mœurs, un caractère, des passions, et nous devons avouer que Shakespeare y réussit fort souvent. […] Les passions politiques que l’histoire nous montre si énergiques chez les anciens, si dégradées et si perfides au moyen âge, si actives et si profondes dans les temps modernes, sont le principal ressort de plusieurs pièces romantiques. […] On exige des vers, parce que c’est le langage de la poésie, ou plutôt même celui des passions portées au degré d’enthousiasme que la tragédie suppose, exaltées par les situations critiques et fortes où elle les place, et qui excluent également la platitude et l’emphase.
Comme il sent en soi, et ne sent pas en autrui les passions humaines, il s’estime différent, unique, donc supérieur. […] Je ne crois pas qu’il y ait à tirer de sa vie un seul acte de volonté : des élans d’instinct, des sursauts de passion, tout au plus. […] Il amplifiera même parfois ses passions, ses désirs, et il ne lui déplaira pas de paraître courbé sous un mystérieux remords. […] Chateaubriand s’y donne le plaisir de noircir dramatiquement les émotions de sa jeunesse : d’une amitié fraternelle, toute simple, innocente et commune, encore qu’ardente et nerveuse, il fait un gros amour incestueux ; il donne à René, masque transparent de lui-même, le fastueux et malsain prestige de la passion coupable, contre nature, et il invente la sublimité poétique des monstruosités morales658. […] Tandis que je contemplais les feux réguliers des lignes romaines et les feux épars des hordes des Francs, tandis que, l’arc à demi tendu, je prêtais l’oreille au murmure de l’armée ennemie, au bruit de la mer et au cri des oiseaux sauvages qui volaient dans l’obscurité, je réfléchissais sur ma bizarre destinée… Que de fois, durant les marches pénibles, sous les pluies ou dans les fanges de la Batavie : que de fois à l’abri des huttes des bergers où nous passions la nuit ; que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp ; que de fois, dis-je, avec des jeunes gens exilés comme moi, je me suis entretenu de notre cher pays. » Et voilà à quoi sert d’avoir servi dans l’armée de Condé, septième compagnie bretonne, couleur bleu de roi avec retroussis à l’hermine659 !