Un jour qu’on demandait en présence de Wordsworth s’il en était nécessairement ainsi, le grave poète des lacs répondit : « Ce n’est point parce qu’ils ont du génie qu’ils font leur intérieur malheureux, mais parce qu’ils ne possèdent point assez de génie : un ordre plus élevé d’esprit et de sentiments les rendrait capables de voir et de sentir toute la beauté des liens domestiques23. » J’ai le regret de rappeler que Montaigne n’était pas de cet avis et qu’il penchait du côté du déréglement : citant les sonnets de son ami Étienne de La Boétie, il estime que ceux qui ont été faits pour la maîtresse valent mieux que ceux qui furent faits pour la femme légitime, et qui sentent déjà je ne sais quelle froideur maritale : « Et moi, je suis de ceux, dit-il, qui tiennent que la poésie ne rit point ailleurs comme elle fait en un sujet folâtre et déréglé. » Nous nous sommes trop souvenus en France de cette parole de Montaigne, et nous nous sommes laissés aller à cette idée de folâtrerie. […] Tes paroles indistinctes semblent comme un langage murmuré dans un rêve ; pourtant elles me charment, quel qu’en soit le sens, ma Marie ! […] Viens lui parler de devoir, de convenance, lui dire combien la vérité morale est aimable, combien le sens moral infaillible… Ne t’épargne pas sur ce sujet… Déploie toutes tes facultés de déclamation et d’emphase à la louange de la vertu… Pousse ta prose éloquente jusqu’à surpasser l’éclat de la poésie… Il y manque toujours une toute petite parole à voix basse, que Celui-là seul peut prononcer de qui le verbe atteint d’un coup son plein effet, et qui dit aux choses qui ne sont pas d’être, et elles sont à l’instant. Il me semble qu’en cet endroit Cowper a pensé à la profession de fei du vicaire savoyard et qu’il en touche l’endroit faible et défectueux, qui est aussi celui de tous les éloquents continuateurs de Rousseau : il y manque la toute petite parole qui change les cœurs.
— Oui, admirable ; mais il faut ajouter, pour rendre justice à qui de droit, pour rendre à César ce qui est à César, que ce n’est qu’admirablement traduit de Guillem de Castro, comme tant d’autres passages et de belles paroles dont la monnaie circule et retentit depuis deux siècles. […] Elle engage Chimène à se désister de sa poursuite, et lui dit des paroles fort sensées ; ce qui était juste hier ne l’est plus aujourd’hui ; Rodrigue est devenu nécessaire à l’État. […] Rodrigue, à cette enivrante parole, est redevenu héros, un jeune lion respirant la flamme : « Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ? […] Voyant entrer don Sanche qui s’agenouille et lui présente inopinément une épée, Chimène ne lui donne pas le temps de s’expliquer ; elle lui coupe la parole, elle l’insulte, elle l’appelle assassin et traître : « Va, tu l’as pris en traître ; un guerrier si vaillant N’eût jamais succombé sous un tel assaillant. » Adieu la dignité !
Cela mérite seul d’être conservé, air et paroles. L’Auvergne avait produit l’air, le génie du jeune homme la tristesse amoureuse des paroles. […] Quelle impression ne devaient pas faire à une femme sensible et malheureuse les paroles qu’avaient entendues Atala, ou les songes qu’avait rêvés René ! […] Cette inconvenance déplut à l’ambassadeur ; les paroles aigres s’échangèrent sur ce trivial sujet ; l’animadversion s’envenima et subsista toujours.
Quand cette enfant de seize ans sortit de son village, déterminée à faire sa conquête de France, elle était d’une vigueur et d’une audace tant de parole que d’action, qu’elle-même avait déjà un peu perdue et oubliée dans les longs mois de sa prison de Rouen. La gaieté avec la confiance éclatait dans chacune de ses paroles. […] Sur ce même étendard qu’on lui reprochait d’avoir fait porter en l’église de Reims au sacre, de préférence à celui de tous autres capitaines, elle répondit cette parole tant citée : « Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur. » Il y a dans Homère un admirable passage. […] J’ai pour moi la parole directe et l’ordre du grand Jupiter : c’est le seul Dieu dont la volonté compte.
« Allez toujours, lui disait-elle quand elle le voyait hésiter par hasard dans quelque liberté de propos, entre hommes tout est permis. » Dans la soirée d’adieux qu’il passa avec elle, il y eut un moment où, sur une parole de bonté et d’amitié qu’elle lui adressa, il se mit à pleurer à chaudes larmes, « et elle presque aussi », assure-t-il. […] Pourtant de tels discoureurs, quand ils sont comme lui imbus de leur sujet, pénétrés d’un vif sentiment de l’art et des choses dont ils parlent, sont utiles en même temps qu’intéressants : ils vous conduisent, ils vous font faire attention, et tandis qu’on les suit, qu’on les écoute, qu’on en prend avec eux et qu’on en laisse, le sens de la forme et de la couleur, si l’on en est doué, s’éveille en nous, se fait et s’aiguise : on devient insensiblement bon juge à son tour et connaisseur, par des raisons secrètes qu’on ne saurait dire et que la parole n’atteint pas. […] Ce faire étonnant, qui est la condition sans laquelle l’idée elle-même, après tout, ne peut vivre, cette exécution à part et supérieure qui est le cachet de tout grand artiste, quand Diderot la rencontre chez l’un d’eux, il est le premier à la sentir et à nous la traduire par des paroles étonnantes aussi, singulières, d’un vocabulaire tout nouveau dont il est comme l’inventeur dans notre langue. […] » C’est dans un sentiment tout pareil qu’il a écrit quelque part encore ces admirables et humaines paroles : Un plaisir qui n’est que pour moi me touche faiblement et dure peu.