Il est induit à tout percevoir avec la clarté précise et noire d’une illumination d’éclair, avec des yeux tout proches et étonnés de découvrir l’intime des choses, de connaître des âmes d’inconnus mieux que celle d’amis, de parler sur la vaste scène de la vie des dons d’interne et neuve pénétration, comme d’un être rénové et de sens intacts. […] Plus assidûment encore et avec de plus harcelants malaises, le prince Pierre Bezonkhof, inquiet et se dégoûtant des grosses jouissances dont il essaie de tromper ses besoins spirituels de foi, se lance de-ci de-là à la recherche d’une règle, d’un mot magique qui donne quelque sens à ses actes, et rencontre en plein désespoir, un singulier personnage qui lui parle de Dieu et de la vie future selon les formes de la franc-maçonnerie ; il se jette dans cette secte pour reconnaître promptement l’inanité de sa philosophie et de sa morale, retombe dans sa morosité et ses débauches quand à l’approche de l’année française il est témoin de la forte certitude, de la foi et de la joie qui animent les masses populaires et les armées ; pris de contagion, enflammé d’un patriotisme fumeux, il quitte son palais, se môle à la populace, conçoit un instant le dessin d’assassiner Napoléon ; une conversation dissipe ce transport de férocité, il se fait horreur devant l’exécution de quelques-uns de ses compagnons, et froissé, prostré, éperdu, rejoint une troupe de prisonniers, où l’existence de pauvre qu’il mène, cette vie de résignation et d’insouciance l’apaisent peu à peu et l’ouvrent aux humbles paroles d’un petit soldai paysan, familier, doux et sensé ayant sur lui quelque chose de la bonne fraîcheur de la terre. […] Il fut à l’origine celui qui, doué d’une merveilleuse faculté de percevoir et de se rappeler, connut les mille aspects de la nature, les innombrables et particulières manifestations humaines ; qui sut deviner, par on ne sait quelle intuition de soi-même et des autres, les âmes et les agitations d’âmes doutées dehors sont les signes ; embrassant dans son large esprit tout l’individuel des personnes, et ce qu’elles ont d’universel, les lois déliées, les indices délicats de leur permanence, de leur variabilité, de leur mobilité ; il conçut encore, le premier à ce degré, toute retendue presque du monde et de notre espèce, contempla cet immense spectacle de ses yeux novateurs et, le reproduisant entier, sut tacitement s’y enclore avec tous en des livres auxquels personne ne peut se prétendre étranger ; et comme l’essentiel de l’artiste est de connaître les choses et les gens, non pas objectivement et intellectuellement, mais sous leur aspect sensible, en la boulé de ses personnages, en leur âme aimante, en leur noblesse morale, en leur méditation douloureuse de la mort, et leur résignation à d’humbles solutions, ce sont ses vertus, ses angoisses et sa simplicité d’esprit qui transparaissent, comme s’accuse en leur impuissance spéculative la sienne propre, comme se marque sa répulsion pour le mal dans le rôle effacé qu’il lui assigne, et son détachement final de tout l’ensemble de la vie et du monde, dans le ton lointain et las dont il en parle.
IX Mais, s’il y avait encore des murs entre la nature et moi, au moins il y avait au-delà de ces murs l’horizon champêtre et pittoresque dont j’ai parlé tout à l’heure. […] quand j’ai franchi le seuil du temple sombre, Dont la seconde nuit m’ensevelit dans l’ombre ; Quand je vois s’élever entre la foule et moi Ces larges murs pétris de siècles et de foi ; Quand j’erre à pas muets dans ce profond asile, Solitude de pierre, immuable, immobile, Image du séjour par Dieu même habité, Où tout est profondeur, mystère, éternité ; Quand les rayons du soir, que l’Occident rappelle, Éteignent aux vitraux leur dernière étincelle, Qu’au fond du sanctuaire un feu flottant qui luit Scintille comme un œil ouvert sur cette nuit ; Que la voix du clocher en sons doux s’évapore ; Que, le front appuyé contre un pilier sonore, Je la sens, tout ému du retentissement, Vibrer comme une clef d’un céleste instrument, Et que du faîte au sol l’immense cathédrale, Avec ses murs, ses tours, sa cave sépulcrale, Tel qu’un être animé, semble, à la voix qui sort, Tressaillir et répondre en un commun transport ; Et quand, portant mes yeux des pavés à la voûte, Je sens que dans ce vide une oreille m’écoute, Qu’un invisible ami, dans la nef répandu, M’attire à lui, me parle un langage entendu, Se communique à moi dans un silence intime, Et dans son vaste sein m’enveloppe et m’abîme ; Alors, mes deux genoux pliés sur le carreau, Ramenant sur mes yeux un pan de mon manteau, Comme un homme surpris par l’orage de l’âme, Les yeux tout éblouis de mille éclairs de flamme, Je m’abrite muet dans le sein du Seigneur, Et l’écoute et l’entends, voix à voix, cœur à cœur. […] III Avant qu’il eût parlé, tu lisais sa requête ; Tu levas tes deux bras, anses de ton beau corps ; Tu descendis la cruche au niveau de sa tête, Et du vase incliné tu lui tendis les bords.
Encore bien moins serait-ce possible pendant les périodes intermédiaires de soulèvement ; et même, pour parler plus exactement, il faudrait dire que les couches déjà accumulées dans ces mêmes stations en voie de soulèvement doivent généralement être détruites à mesure qu’elles émergent et qu’elles se trouvent ainsi successivement amenées dans le domaine d’action des vagues côtières. […] Je sais pourtant que deux paléontologistes, dont les opinions ont un grand poids, je veux parler de Bronn et de Woodward, ont admis en règle générale que la durée moyenne de chaque formation est deux ou trois fois aussi longue que la durée moyenne des formes spécifiques. […] Je veux parler de ces nombreux groupes d’espèces, qui semblent faire soudainement leur apparition dans les roches fossilières les plus anciennes que l’on connaisse encore.
Un des faits qui paraît avoir le plus frappé tous ceux qui ont parlé du curare est l’innocuité de ce poison dans les voies digestives. […] « Jamais, dit-il à son camarade d’une voix entrecoupée et regardant son arc pendant qu’il parlait, jamais je ne banderai plus cet arc. » Ayant dit ces mots, il ôta la petite boîte de bambou contenant le poison qui était suspendue à son épaule, et, l’ayant mise à terre avec son arc et ses flèches, il s’étendit auprès, dit adieu à son compagnon et cessa de parler pour toujours. […] Lorsqu’on parlait à l’animal, il répondait parfaitement bien par les mouvements de la tête, par l’expression des yeux et par l’agitation de la queue ; mais un peu plus tard la tête tomba, l’animal ne pouvait plus la soutenir. […] Enfin les mouvements respiratoires cessèrent peu à peu, et les yeux étaient déjà devenus ternes et sans vie que des mouvements légers de la queue venaient témoigner que le chien entendait encore celui qui lui parlait. […] Tout le monde s’entend quand on parle de la vie et de la mort.
J’ai passé trois heures, il y a un mois, sur le port d’Ostende, occupé à regarder le soleil qui se couchait dans un ciel clair, et, en ce moment-ci, je me rappelle sans difficulté la rue plate, la digue pavée de briques rougeâtres, la vaste étendue d’eau miroitante, tout le détail de ma promenade, le matelot et les deux promeneurs à qui j’ai parlé, ma longue rêvasserie au bout de l’estacade, d’où je suivais le déclin du jour et les changements de la mer mouvante, le fourmillement lumineux des flots, leurs creux bleuâtres zébrés de clartés rousses, toute la pompe de la grande nappe liquide qui se plissait, se déroulait et chatoyait comme une soie de Jordaens. — Ce sont là des images, c’est-à-dire des résurrections spontanées de sensations antérieures, et, comme toutes les images, celles-ci comportent une illusion quand elles deviennent intenses et nettes. […] Les métaphores y aident ; en effet, les psychologues parlent sans cesse de la conscience comme d’un spectateur ou témoin interne qui observe, compare, prend des notes sur les diverses conceptions, imaginations, représentations qui défilent devant elle. — La vérité est qu’alors il n’y a pas en moi deux événements, d’un côté ma conception, de l’autre l’acte par lequel je la connais, mais un seul événement, ma conception elle-même.