« Ils ont fui, mes jours, plus rapides que le cerf des forêts ; ils ont fui plus glissants que l’ombre, et ils n’ont goûté d’autre bien que pendant un battement de paupières quelques heures sereines dont je conserve l’impression dans mon âme, comme d’un breuvage amer et doux sur mes lèvres. […] La mort prochaine jette son ombre avancée sur l’amour et donne à ce sentiment souvent fugitif quelque chose de l’éternité. […] « Ô doux et précieux gage que la mort m’enleva et que le ciel me garde… Toi qui vois ce qui se passe en moi et qui souffres de mon mal, toi qui peux seule changer en béatitude tant de douleur, que ton ombre au moins visite mes courts sommeils et que ta vision calme mes gémissements ! […] que de fois, dit-elle, ne me suis-je pas étendue sur ces pelouses à l’ombre rafraîchissante de ces chênes !
Dans l’Université de Paris, qui servait de modèle aux autres, la théologie avait la première place : c’était un arbre touffu et immense qui couvrait tout de son ombre. […] L’histoire, surtout celle des temps modernes, leur inspira des craintes du même genre ; elle risquait de réveiller des souvenirs fâcheux, de remettre en lumière des faits qu’on eût été réduit à voiler ou à dénaturer et qu’il valait mieux laisser dans une ombre discrète. […] On attendit pour laisser entrer Musset qu’il fût l’ombre de lui-même. […] Ce sont en général de bonnes petites Académies modestes et discrètes, qui, comme les honnêtes filles, ne font pas parler d’elles ; mais il leur arrive de sortir de l’ombre par un coup d’éclat.
* * * — Un songe qui vous donne une femme, une femme indifférente, vous laisse quelques heures, au réveil, un sentiment de reconnaissance et comme une ombre d’amour pour cette femme. […] Les trois lumières dégradées, la pénombre entourant le vieillard, la douce lumière du ménage, le rayonnement des enfants, semblent l’admirable image de la famille : Soir, Midi, Aube. — Le Passé dans l’ombre bénissant, par-dessus le Présent éclairé, l’Avenir éblouissant. […] Cette gracieuse tête renversée par le sommeil sur l’oreiller du bras, l’ombre calme de ces yeux clos, le sourire de cette bouche d’où semble s’exhaler un souffle, la mollesse et la tendresse de ces joues détendues par le repos : c’est le tranquille et beau sommeil de l’humanité au sortir des mains du Créateur. […] … Puis j’ai vu venir dans l’ombre, tout au loin, tout au loin, au-delà d’un grand cintre vitré, j’ai vu venir une petite lueur, qui a grandi, est devenue, une lumière.
S’il s’attaque à des gens moyens, ni ridicules ni surprenants, mais simples, naturels et vertueux, le romancier anglais ne parvient à Créer que de pâles ombres sans vie, de paroles banales, d’actes insignifiants et qui restent ternes et nuls d’un bout à l’autre du livre. […] Plus tard, sur la fin de sa vie, l’art de Dickens, pour la composition des personnages, a varié comme son style descriptif, et il est parfois parvenu à dresser en pied quelques créatures complexes et humaines qui ne sont ni comiques ni effrayantes, ni nulles ; il en vint à user d’un procédé bizarre que le conteur américain Bret Harte a poussé à bout et qui consiste essentiellement en des indications disconnexes et réticentes de traits de caractère dissociés, de rares propos ambigus, d’actes inexpliqués, constitue en somme, une sorte de clair-obscur littéraire qui laisse au lecteur le soin et le plaisir de reconstituer en un tout une série de touches noyées d’ombre. […] En se souvenant encore de quelques fantastiques harpagons de Dickens, tels que le vieux Gride de Nicolas Nickleby ou le vieux Scrooge de l’un des Contes de Noël, on aura de bons exemples de ce que peut donner un art essentiellement réticent et suggestif, qui se borne à de rares indications disconnexes en laissant à l’imagination des lecteurs le soin de compléter les linéaments des figures ainsi esquissées dans l’ombre. […] Franchissant ces sentiments que caractérise encore un élément marqué de mépris, Dickens, dans les œuvres de la dernière période et dans certaines parties de ses autres livres, s’est élevé parfois à l’une des émotions esthétiques les plus puissantes, la terreur pure, cette étrange sensation de peur, de respect, de muet recul, que donne l’obscur, le tacite, l’inconnu, tout ce qui se voile d’ombre et s’enveloppe de silence.
VII Mais vous approchez des Alpes ; les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament, profond comme une mer ; l’étoile s’y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’océan de l’espace infini ; les grandes ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins ; des chaumières, isolées et suspendues à des promontoires comme des nids d’aigles, fument du foyer de famille du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l’éther ; le lac limpide, dont l’ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l’autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir ; quelques voiles glissent sur sa surface, les barques sont chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l’onde ; on n’entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où la femme et les enfants du pêcheur l’attendent au seuil de sa maison ; ses filets y sèchent sur la grève ; un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés, interrompent par moments le silence de la vallée ; le crépuscule s’éteint, la barque touche au rivage, les feux brillent çà et là à travers les vitraux des chaumières ; on n’entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le retentissement sourd d’une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins ; des milliers d’étoiles, maintenant visibles, flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames ; le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce bassin de montagnes ; l’âme quitte la terre, elle se sent à la hauteur et à la proportion de l’infini ; elle ose s’approcher de son Créateur, presque visible dans cette transparence du firmament nocturne ; elle pense à ceux qu’elle a connus, aimés, perdus ici-bas, et qu’elle espère, avec la certitude de l’amour, rejoindre bientôt dans la vallée éternelle : elle s’émeut, elle s’attriste, elle se console, elle se réjouit ; elle croit parce qu’elle voit ; elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l’éther ; elle participe à la divinité du spectacle. […] On y sent la nudité innocente de l’homme et de la femme dans la pureté sans tache et sans ombre d’un autre Éden. » Nos mœurs, qui ne comportent plus cette naïveté de l’âme pour qui tout est sain, m’interdisent de reproduire ici ces extases de la littérature sacrée de l’Inde. […] Damayanti reprend sa route ; elle s’arrête au pied d’un arbre dont l’ombre donne la mort : « Ah !