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136. (1895) Journal des Goncourt. Tome VIII (1889-1891) « Année 1890 » pp. 115-193

Groult se disposant à les porter dans la voiture, la femme qui venait de les lui vendre, lui disant : « Il y a encore une condition… ce sont mes aïeux… et je ne consentirai à les laisser sortir, que la nuit tombée. » Et la vendeuse promenait dans les vignes son vendeur jusqu’au crépuscule. […] Vendredi 10 janvier Dans cette maison maudite qui est derrière mon jardin, ce sont du jour à la nuit et de la nuit au jour, des aboiements de deux molosses qui m’énervent, et m’ont empêché des nuits entières de dormir, et si je n’avais retrouvé les volets intérieurs que j’ai fait faire pour mon frère, pendant sa maladie, je serais obligé d’aller coucher dehors. […] On parle des usuriers, qui sont pour la plupart des valets de chambre de grandes maisons, et un joueur de la société affirme qu’il n’y en a plus, que lui et ses amis les ont ruinés, et qu’à l’heure qu’il est, un homme qui fait dans la nuit une perte au jeu de dix mille francs, ne peut pas trouver à se les faire prêter. […] Malgré tout ce que je me rappelle de pas gentil à mon égard, j’ai passé une partie de la nuit à penser affectueusement à Burty. […] L’enfant donné aux cochons, du Conte de Noël qui précède la pièce d’Ajalbert, et plus encore la sempiternelle répétition d’un chant sur les cloches et clochettes de la nuit adoratrice, mettent la salle dans une exaspération telle, qu’Antoine rentre deux ou trois fois dans sa loge, nous disant : « Je n’ai jamais vu une salle pareille ! 

137. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIIe entretien. Poésie lyrique » pp. 161-223

Mais quand il eut descendu les rampes de rocailles qui descendent du plateau d’Arcey dans la noire vallée du pont de Pany, et quand il commença à remonter le ravin plus étroit, plus rapide et plus sombre qui mène par les bois au château, alors son cœur trop plein ne put se contenir davantage, et il éclata, comme une détonation de l’âme trop chargée, dans le silence, dans le désert et dans la nuit. […] roue du moulin qui fais trop de bruit dans la nuit ! […] » XXI Tout le monde se taisait sous l’ombre des branches qui faisait une double nuit au-dessus de la roche coupée. « Est-ce bien lui ? […] La nuit était froide. […] Les chants de la nuit remontèrent avec peine dans sa mémoire comme les impressions d’un rêve.

138. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158

Me faisant aussitôt charpentier, je leur construisis une maisonnette ; chacun y avait une loge séparée, disposée de façon à y maintenir une exacte propreté… Pendant le jour, ils avaient la jouissance d’une salle commune, et, à la nuit, chacun se retirait dans son lit et sans jamais prendre celui d’un autre. […] Ils me procurèrent jour et nuit de l’occupation pendant tout un dur hiver ; pour les défendre de la gelée dans une situation où ils y étaient fort exposés, il me fallut dépenser bien de l’habileté et bien des soins. Je m’arrangeai pour leur donner une chaleur de foyer, et j’ai, bien des nuits consécutives, trotté à travers la neige avec le soufflet sous mon bras au moment de m’aller coucher, pour aller donner le dernier coup de feu à la braise, de peur que la gelée ne les saisit avant le matin. […] Le ver, avant pris garde à son intention, le harangua ainsi très éloquemment : « Si vous admiriez ma lampe, lui dit-il, autant que moi votre art, ô ménestrel, vous auriez horreur de me faire du mal autant que moi d’attenter à votre chanson ; car c’est la même puissance divine qui nous a appris, vous à chanter et moi à briller, afin que vous avec votre musique, moi avec ma lumière, nous puissions embellir et réjouir la nuit. » Le chanteur entendit cette courte harangue, et, gazouillant son approbation, il le laissa, comme le dit mon histoire, et il alla trouver un souper quelque part ailleurs. De ceci les sectaires querelleurs peuvent apprendre à démêler leur véritable intérêt : que le frère ne devrait point guerroyer contre le frère, qu’il ne faut se déchirer ni se dévorer entre soi, mais plutôt chanter et briller par un doux accord, jusqu’à ce que cette pauvre nuit passagère de la vie soit écoulée ; respectant ainsi l’un chez l’autre les dons de la nature et de la grâce.

139. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin (suite et fin.) »

Je ne saurais dire si le musicien qui jouait du biniou s’en acquittait avec talent, mais il en jouait du moins avec une violence telle, il en tirait des sons si longuement prolongés, si perçants et qui déchiraient avec tant d’aigreur l’air sonore et calme de la nuit, que je ne m’étonnais plus, en l’écoutant, que le bruit d’un pareil instrument nous fût parvenu de si loin ; à une demi-lieue à la ronde, on pouvait l’entendre… Les garçons avaient seulement ôté leurs vestes, les filles avaient changé de coiffes et relevé leurs tabliers de ratine : mais tous avaient gardé leurs sabots, — disons comme eux leurs bots, — sans doute pour se donner plus d’aplomb et pour mieux marquer, avec ces lourds patins, la mesure de cette lourde et sautante pantomime appelée la bourrée. […] C’était une bécasse arrivée la nuit ; elle montait en battant les branches et se glissait entre les rameaux des grands arbres nus ; à peine apparaissait-elle une seconde, de manière à montrer son long bec droit. […] Dans les profondeurs des feuillages, sur la limite du jardin, dans les cerisiers blancs, dans les troènes en fleur, dans les lilas chargés de bouquets et d’arômes, toute la nuit, — pendant ces longues nuits où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie, — pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient. […] C’est à la tombée de la nuit : « le bois sombre de quelques meubles anciens se distingue à peine, l’or des marqueteries ne luit que faiblement ; des étoffes de couleur sobre, des mousselines flottantes, tout un ensemble de choses pâles et douces y répand une sorte de léger crépuscule et de blancheur, de l’effet le plus tranquille et le plus recueilli ; l’air tiède y vient du dehors avec les exhalaisons du jardin en fleur ; mais surtout une odeur subtile, plus émouvante à respirer que toutes les autres, l’habite comme un souvenir opiniâtre de Madeleine ».

140. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Alfred de Musset » pp. 364-375

Pour ce qui est d’Alfred de Musset, il a dû à ces heures d’orage et de douloureuse agonie délaisser échapper en quelques Nuits immortelles des accents qui ont fait vibrer tous les cœurs, et que rien n’abolira. Tant qu’il y aura une France et une poésie française, les flammes de Musset vivront comme vivent les flammes de Sapho. — À ces quatre Nuits célèbres, n’oublions pas d’ajouter un Souvenir qui s’y rattache étroitement, un retour à la forêt de Fontainebleau, qui est d’une émouvante et pure beauté, et, ce qui est rare chez lui, d’une grande douceur. […] Un jour, un de ses amis les plus dévoués et dont la perte bien récente a dû lui porter un coup, lui être d’un fâcheux présage, Alfred Tattet, que je rencontrais sur le boulevard, me montra un chiffon de papier sur lequel étaient quelques vers tracés au crayon, et qu’il avait, le matin même, surpris sur la table de nuit de Musset, en ce moment à la campagne chez lui, dans la vallée de Montmorency59. Voici ces vers qui ont été depuis imprimés, mais qui n’ont tout leur sens que quand on les voit ainsi tracés par le poète dans une nuit d’abattement et de regret amer, et dérobés, à son insu, par l’amitié : J’ai perdu ma force et ma vie Et mes amis, et ma gaieté ; J’ai perdu jusqu’à la fierté Qui faisait croire à mon génie.

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