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251. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de lord Chesterfield à son fils. Édition revue par M. Amédée Renée. (1842.) » pp. 226-246

C’est ainsi que pour le jeu, qu’il croyait un ingrédient nécessaire dans la composition d’un jeune homme de bel air, il s’y plongea sans passion d’abord, mais ne put s’en retirer ensuite, et compromit par là pour longtemps sa fortune. […] En politique, il avait certainement ce coup d’œil lointain et ces vues d’avenir qui tiennent à l’étendue de l’esprit, mais il possédait bien plus ces qualités sans doute que la patience persévérante et la fermeté pratique de chaque jour, qui sont si nécessaires aux hommes de gouvernement. […] Je doute fort s’il est permis à un homme d’écrire contre le culte et la croyance de son pays, quand même il serait de bonne foi persuadé qu’il y eût des erreurs, à cause du trouble et du désordre qu’il y pourrait causer ; mais je suis bien sûr qu’il n’est nullement permis d’attaquer les fondements de la morale, et de rompre des liens si nécessaires et déjà trop faibles pour retenir les hommes dans le devoir. […] À propos des femmes encore, s’il semble bien dédaigneux parfois, il leur fait ailleurs réparation, et surtout, quoi qu’il en pense, il ne permet pas à son fils d’en trop médire : Vous paraissez croire que, depuis Ève jusqu’à nos jours, elles ont fait beaucoup de mal ; pour ce qui est de cette dame-là, je vous l’abandonne ; mais, depuis son temps, l’histoire vous apprend que les hommes ont fait dans le monde beaucoup plus de mal que les femmes ; et à vrai dire, je vous conseillerais de ne vous fier ni aux uns ni aux autres qu’autant que cela est absolument nécessaire.

252. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le cardinal de Richelieu. Ses Lettres, instructions et papiers d’État. Publiés dans la Collection des documents historiques, par M. Avenel. — Premier volume, 1853. — I. » pp. 224-245

Les secrétaires d’État qui, comme on sait, n’étaient que ses premiers commis, venaient prendre ses ordres, faisaient exécuter, chacun dans ses bureaux, le travail convenu, le soumettaient, quand il était nécessaire, au Premier ministre, et puis le signaient eux-mêmes. […] Richelieu, dans ses Mémoires, a peint admirablement la misère de cette époque antérieure à sa venue, et ce qu’il appelle la lâcheté et la corruption des cœurs : Ce temps était si misérable, que ceux-là étaient les plus habiles parmi les grands qui étaient les plus industrieux à faire des brouilleries ; et les brouilleries étaient telles, et y avait si peu de sûreté en rétablissement des choses, que les ministres étaient plus occupés aux moyens nécessaires pour leur conservation qu’à ceux qui étaient nécessaires pour l’État. […] Richelieu se rendant de plus en plus utile et nécessaire, et affectant, comme il le faisait déjà en toute circonstance où il n’était pas maître, de vouloir se retirer, on aurait eu à opter entre les deux.

253. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349

C’est aux secondes places que le vouloir est gêné, parce que toutes sortes de ménagements sont alors nécessaires, et qu’il faut y destiner une partie de ses moyens. […] Pour donner idée de Colbert, il croyait nécessaire de tracer auparavant l’idéal d’un administrateur des finances, et il amenait cette sorte de description générale et abstraite, à l’aide d’une raison des plus subtiles : Pour faire admirer un grand ministre, quelque supérieur qu’il soit, il faut encore user d’adresse avec la faiblesse et la malice humaines ; il faut peut-être présenter ses qualités séparées de son nom et de sa personne ; car les plus grandes perfections cessent de nous étonner quand nous les contemplons dans un homme : le rapport physique que nous nous sentons avec lui détruit notre respect, et nous ne croyons point à la grandeur de ce qui nous ressemble. […] C’est ainsi qu’il dira ailleurs, en parlant de la force de méditation nécessaire à qui veut se rendre maître des vérités de l’économie politique : « Ce n’est qu’à ce prix qu’elles (ces vérités) s’attachent à notre entendement, et deviennent comme une propriété de notre esprit. » Chez M.  […] Mais lui, il n’est pas de cet avis : « Les facultés de l’esprit qui doivent former le génie de l’administrateur, pense-t-il, sont tellement étendues et diversifiées, qu’elles semblent pour ainsi dire hors de la domination de la langue. » En parcourant toutes les qualités qu’il jugeait nécessaire à l’administrateur des finances, il n’en négligeait aucune de celles qu’il croyait posséder lui-même, et il n’avait garde d’omettre « ce tact aussi fin que rapide ; ce talent de connaître les hommes, et de les distinguer par des nuances fugitives, plus subtiles que l’expression ; cet art de surprendre leur caractère lorsqu’ils parlent et lorsqu’ils écoutent… ».

254. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre II : Rapports de l’histoire de la philosophie avec la philosophie même »

Tout esprit quelque peu réfléchi aura été frappé de ce fait, qu’un certain nombre d’hypothèses ou conceptions systématiques se sont produites de très-bonne heure relativement à l’origine et à la fin des choses, à la nature et à la destinée de l’homme, que ces conceptions, toujours à peu près les mêmes, quoique chacune avec de notables développements, se sont reproduites aux époques les plus diverses, et qu’elles paraissent toutes à peu près aussi durables et aussi nécessaires les unes que les autres. […] Cette explication est démentie en outre par la plus forte de toutes les raisons, par l’expérience, car on ne voit pas qu’il y ait une liaison nécessaire entre les doctrines et les mœurs, et l’on a vu trop souvent en philosophie de graves erreurs soutenues par des hommes d’une conduite irréprochable. […] Quelques esprits ont clairement aperçu ces difficultés, et ils ont dit que l’éclectisme est un degré nécessaire de la philosophie, mais que ce n’est pas encore la vraie philosophie elle-même. […] Le système est le ferment de la philosophie : c’est lui qui pousse, qui excite à la découverte, et il est lui-même un résultat nécessaire des découvertes déjà faites.

255. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre V. La philosophie. Stuart Mill. »

Enfin l’axiome est nécessaire, c’est-à-dire que le contraire est inconcevable. […] Or cela n’a pas lieu dans ces propositions d’expériences ; elles constatent un rapport accidentel, et non un rapport nécessaire ; elles posent que deux faits sont liés et non que les deux faits doivent être liés ; elles établissent que les corps sont pesants, et non que les corps doivent être pesants. […] Nous voulons dire simplement que toujours, partout, le contact du fer et de l’air humide sera suivi par l’apparition de la rouille, l’application de la chaleur par la dilatation du corps. « La cause réelle est la série des conditions, l’ensemble des antécédents sans lesquels l’effet ne serait pas arrivé1490… Il n’y a pas de fondement scientifique dans la distinction que l’on fait entre la cause d’un phénomène et ses conditions… La distinction que l’on établit entre le patient et l’agent est purement verbale… La cause est la somme des conditions négatives et positives prises ensemble, la totalité des circonstances et contingences de toute espèce, lesquelles, une fois données, sont invariablement suivies du conséquent1491. » On fait grand bruit du mot nécessaire. « Ce qui est nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être, est ce qui arrivera, quelles que soient les suppositions que nous puissions faire à propos de toutes les autres choses1492. » Voilà tout ce que l’on veut dire quand on prétend que la notion de cause enferme la notion de nécessité. […] Nous devons avoir recours à une méthode plus puissante : nous devons varier les circonstances, nous devons noter les cas où la rosée manque ; car une des conditions nécessaires pour appliquer la méthode de différence, c’est de comparer des cas où le phénomène se rencontre avec d’autres où il ne se rencontre pas1500. […] Nous passons de l’accidentel au nécessaire, du relatif à l’absolu, de l’apparence à la vérité ; et ces premiers couples trouvés, nous pratiquons sur eux la même opération que sur les faits.

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