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2067. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXIVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (5e partie) » pp. 65-128

Il était mort sans bruit ; le concierge nouveau ne connaissait pas même son nom, il ne savait pas de qui je voulais parler. « Ce petit vieillard si bon et si gai, me dit-il, oui, on s’entretient encore de lui dans le quartier ; on l’a porté au cimetière du Mont-Parnasse ; ses livres de prières ont été son seul héritage. » Ainsi passe la mémoire d’un siècle, un à un et sans bruit ; puis l’histoire vient, qui nous raconte emphatiquement ses fables, et le monde croit que la terre était peuplée de géants, quand ces prétendus géants, bons ou mauvais, n’étaient que des hommes comme nous : major e longinquo  ! […] La femme avec laquelle il vivait le considérait comme un bienfaiteur méconnu du monde, dont elle recevait la première les confidences. Marat, brutal et injurieux pour tout le monde, adoucissait son accent et attendrissait son regard pour cette femme. […] Nulle part la cause du peuple n’a été plus énergiquement plaidée, nulle part plus de malédictions n’ont été infligées aux riches et aux puissants de ce monde. […] Seulement un ruban noir qui pressait ce bonnet sur les tempes rappelait au monde son deuil, à elle-même son veuvage, au peuple son immolation.

2068. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 321-384

Ces belles larges feuilles qui étaient bien à nous, puisque leurs pampres nous avaient cherchés de si loin pour s’accrocher à nos tuiles sur le toit et à nos piliers de pierre devant la porte, et jusqu’aux lucarnes de la chambre haute de Fior d’Aliza, où elles se glissaient par les fentes du volet ; ces beaux sarments serpentant qui faisaient notre ombre l’été, notre gaieté l’automne, notre joie sur la table l’hiver, nous caressaient pour la dernière fois comme un chien qui meurt en vous léchant les pieds ; morts non pas pour tout le monde, monsieur, mais morts pour nous. […] Ils s’étaient embrassés pour la première et la dernière fois en ce monde, et ils étaient allés pieds nus, chacun de son côté, elle à Lorette, lui à San Stefano de Lucques, se présenter à la porte de deux couvents. […] Je suis bien vieux, j’ai plus de quatre-vingt-dix ans d’âge ; qui sait peut-être si le bon Dieu ne m’a laissé vieillir ainsi inutile à moi et au monde, que pour rendre témoignage pour les pauvres Zampognari contre quelques traits de plume de scribe, qui cherche des procès pour gagner son pain dans des paperasses, comme l’écureuil cherche la noisette dans la mousse en retournant les feuilles mortes ? […] Je m’approchai timidement d’eux, et je leur demandai poliment qu’est-ce donc qu’ils venaient faire si haut et si loin dans une partie des montagnes où jamais la hache des bûcherons n’avait retenti depuis que le monde est monde.

2069. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — II. (Suite.) » pp. 346-370

II, p. 175) ; il examine les droits de Chénier à l’exercice de la censure, ce que pourrait être la satire en des temps de calamité générale, et ce qui fait qu’à de pareilles époques l’arme de l’épigramme et du ridicule est fort émoussée : il n’y parle pas le moins du monde en auteur irrité, mais en homme public qui, sans se défendre l’amertume, s’attache à dire avant tout des choses graves et justes. Tout en voulant fermement les conséquences civiles de la Révolution et sans pencher le moins du monde au royalisme, Roederer n’était donc point partisan du mouvement conventionnel prolongé ; et toutes les fois que ce parti redevint menaçant et offensif, même dans le Directoire et sous forme gouvernementale, il ne le trouva point dans les rangs de ses amis. […] De même que, dans ce passage qu’on n’a pas oublié, il a énergiquement rendu cette puissance d’organisation fatale qui semblait faite pour engendrer les tyrannies multiples, pour perpétuer l’hydre aux mille têtes et éterniser le chaos, de même ici il rend avec une précision inaccoutumée un idéal d’ordre, d’unité, de lumière, dont il avait sous les yeux l’exemplaire vivant ; en un mot, c’est le tableau de 1802, le contraire de 1792 ; c’est le monde jeune, renaissant merveilleusement après la ruine : Une commission est formée, dit-il, pour la composition d’un Code criminel, une autre pour un Code de commerce. […] C’est là que le premier consul a montré cette puissance d’attention et cette sagacité d’analyse qu’il peut porter vingt heures de suite sur une même affaire, si sa complication l’exige, ou sur divers objets, sans en mêler aucun, sans que le souvenir de la discussion qui vient de finir, la préoccupation de celle qui va suivre le distraient le moins du monde de la chose à laquelle il est actuellement occupé.

2070. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure »

En vérité, caillettes ont raison : C’est le pédant le plus joli du monde. […] Certes, instruit comme il l’était, possédant ses auteurs anciens et son siècle de Louis XIV, fidèle au goût sain, Marais eût été un membre de l’Académie française qui en eût valu bien d’autres ; mais il oublia trop, en couvant ce désir, qu’il vivait dans un cercle qui n’était pas celui du monde littéraire ; il avait en haine le salon de Mme de Lambert où se décidaient la plupart des choix académiques ; il n’était, lui, d’aucun salon. […] Un autre vieux classique de ce temps-là, M. de La Rivière, le gendre de Bussy-Rabutin, a jugé non moins sévèrement que Marais le salon de Mme de Lambert et son monde, quoiqu’il fût l’ami particulier de cette femme distinguée, sur laquelle nous nous permettons de différer d’opinion avec lui ; mais tous ces jugements et contre-jugements sont curieux, en ce qu’ils nous aident à comprendre le mouvement et les divisions de la société d’alors. […] Je me servis du droit que j’avais comme son plus ancien ami pour lui faire sentir le ridicule d’une conduite qui blessait les bienséances et dont le monde se moquait : comme je ne pus la raviser, je pris mon parti.

2071. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de la Mennais (suite et fin.)  »

Je suis las du monde et de la vie ; plus je vais, plus je m’en dégoûte. […] En me décidant, ou plutôt en me laissant décider pour le parti qu’on m’a conseillé de prendre, je ne suis assurément ni ma volonté, ni mon inclination : je crois, au contraire, que rien au monde n’y saurait être plus opposé ; mais je m’attends dans l’avenir à bien d’autres contradictions. […] Ainsi, par exemple, rien au monde qu’un ordre formel ne me décidera jamais à aller demeurer chez M. de Janson120. […] Je crois plutôt que nous autres, qui venons au monde pour écrire, grands ou petits, philosophes ou chansonniers, nous naissons avec une écritoire dans la cervelle. » Et Béranger en concluait qu’il ne s’agissait que de verser l’encre sur le papier pour dégager la cervelle elle-même.

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