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1495. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Idées et sensations : par MM. Edmond et Jules de Goncourt. »

Mais ce n’est pas impunément qu’on place ses plus hauts horizons d’antiquité à un siècle si rapproché de nous : il en résulte un dégagement d’arriéré, une légèreté de mouvement et d’allure, une hardiesse et, par moments, une irrévérence de jugement qui tient au manque de religion littéraire première. […] Hommes d’observation, de sincérité et de hardiesse, ils se sont fait une doctrine à leur usage : ils se sont dit de ne pas répéter ce qui a été dit et fait par d’autres ; ils vont au vif dans leurs tableaux, ils pénètrent jusqu’au fond et aux bas-fonds ; ils veulent noter la réalité jusqu’à un degré où on ne l’avait pas fait encore ; ils tiennent, par exemple, à copier et à reproduire la conversation du jour et du moment, les manières de dire et de parler si différentes de la façon d’écrire, et que les auteurs, d’ordinaire, ne traduisent jamais qu’incomplètement, artificiellement ; ils ne reculent pas au besoin devant la bassesse des mots, fussent-ils dans une jolie bouche et du jargon tout pur, confinant à l’argot ; ils imitent, sans rien effacer, sans faire grâce de rien ; ils haïssent la convention avant tout ; pas d’école : « Aussitôt qu’il y a l’école de quelque chose, ce quelque chose n’est plus vivant. » Ils haïssent la fausse image et le ponsif du beau : « Il y a un beau, disent-ils, un beau ennuyeux, qui ressemble à un pensum du beau. » Très-bien : Je les comprends, je les approuve, je les suis volontiers, ou à très-peu près, jusque-là. […] Voici un petit rêve d’élégie bien française, bien moderne, qui vaut certes toutes les réminiscences des Ovide et des Tibulle : c’est léger, délicat, d’une tendresse de dilettante, d’un regret de xviiie  siècle dans le xixe  ; un idéal rapide de bonheur d’après Fragonard et Denon : « J’ai toujours rêvé ceci, — et ceci ne m’arrivera jamais : Je voudrais, la nuit, entrer par une petite porte que je vois, à serrure rouillée, collée, cachée dans un mur ; je voudrais entrer dans un parc que je ne connaîtrais pas, petit, étroit, mystérieux ; peu ou point de lune ; un petit pavillon ; dedans, une femme que je n’aurais jamais vue et qui ressemblerait à un portrait que j’aurais vu ; un souper froid, point d’embarras, une causerie où l’on ne parlerait d’aucune des choses du moment, ni de l’année présente, un sourire de Belle au bois dormant, point de domestique… Et s’en aller, sans rien savoir, comme d’un bonheur où l’on a été mené les yeux bandés, et ne pas même chercher la femme, la maison, la porte, parce qu’il faut être discret avec un rêve… Mais jamais, jamais cela ne m’arrivera !

1496. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE DURAS » pp. 62-80

Ç’a été une des productions naturelles de la Restauration, comme ces îles de fleurs formées un moment sur la surface d’un lac, aux endroits où aboutissent, sans trop se heurter, des courants contraires. […] Il n’y avait guère d’ailleurs que Mme de Duras qui pût convenir à cette position mixte par sa qualité, les charges et le crédit du duc de Duras, ses manières à elle, son esprit délicat et simple, sa générosité qui la portait vers tout mérite, et jusque par ce sang ami de la liberté, ce sang de Kersaint qui coulait dans ses veines, et qui, à certains moments irrésistibles, colorait son front ; — et puis tout cela ramené vite au ton conciliant et modérateur par l’empire suprême de l’usage. […] Ses souffrances physiques étaient devenues par moments atroces, insupportables ; elle les acceptait patiemment, elle s’appliquait de tout son cœur à souffrir, elle y mettait presque de la passion, si l’on ose dire, une passion dernière et sublime.

1497. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre IV. Des figures : métaphores, métonymies, périphrases »

Tout tient à tout ; tout peut se comparer à tout, il suffit d’un moment pour qu’un rapport inaperçu soit perçu et qu’il existe au moins dans l’esprit qui le perçoit. […] L’incohérence des métaphores n’est guère choquante que quand les mots qui les expriment sont étroitement subordonnés entre eux par des rapports de dépendance grammaticale, et cesse de provoquer les objections, dès qu’elles sont contenues dans des expressions juxtaposées et des propositions parallèles ; alors l’esprit voit sans chagrin défiler devant lui les images les plus différentes, dont chacune brille un moment, s’éclipse et fait place aux autres, et il n’y a à craindre de sa part que la fatigue et l’éblouissement de tant d’éclairs successifs, non la révolte du goût offensé. […] Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque, enfin, une seule rature doit tout effacer : encore une rature laisserait-elle quelque trace, du moins d’elle-même ; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d’un seul trait tout notre vie, s’ira perdre lui-même avec tout le reste dans ce grand gouffre du néant… Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ?

1498. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Le père Monsabré »

Supposons que la confession n’ait pas été instituée par Jésus-Christ : ou bien elle aurait été inventée et imposée, à un moment donné, par un seul homme ; ou bien elle se serait répandue peu à peu dans le monde chrétien. […] Ç’a été le bel endroit du discours, le moment du « frisson ». […] Et vous voudriez qu’au moment suprême où votre cœur se donne sans mystère et sans réserve, le prêtre n’accueillît cette tradition de tout vous-même que pour examiner froidement vos plaies saignantes et se jeter sur votre âme comme le dissecteur sur un cadavre ?

1499. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre IV. Ordre d’idées au sein duquel se développa Jésus. »

Jésus vécut à un de ces moments où la partie de la vie publique se joue avec franchise, où l’enjeu de l’activité humaine est poussé au centuple. […] Le juif, au contraire, grâce à une espèce de sens prophétique qui rend par moments le sémite merveilleusement apte à voir les grandes lignes de l’avenir, a fait entrer l’histoire dans la religion. […] Tantôt le juste devait attendre la résurrection 163 ; tantôt il était reçu dès le moment de sa mort dans le sein d’Abraham 164.

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