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441. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre VI. Premiers pas hors de Saint-Sulpice  (1882) »

J’employai, pour lui arranger les choses de la manière qui pouvait lui être le moins pénible, quelques artifices auxquels j’eus peut-être tort de recourir. […] Mes habitudes et mes manières ne se trouvèrent presque en rien modifiées. […] J’ai passé un an à éteindre le style de la Vie de Jésus, pensant qu’un tel sujet ne pouvait être traité que de la manière la plus sobre et la plus simple. […] Je ne me serais point pardonné de prêter une apparence de raison à des manières de voir aussi superficielles. […] Ma sœur me montra très fortement les inconvénients de cette manière d’agir, et j’y renonçai.

442. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre V. Le Bovarysme des collectivités : sa forme idéologique »

Il arrive ainsi que des hommes d’un groupe déterminé acceptent, sous le couvert et sous le commandement de l’idée générale, un ensemble d’attitudes et de manières d’être différentes de celles que leur eût suggérées leur hérédité sociale, et dont ils eussent souffert impatiemment qu’on leur imposât directement l’obligation. […] Mais il s’y comporte de manière différente selon que l’énergie sociale qui vient aux prises avec l’idée est forte ou faible, selon qu’elle est pourvue d’un pouvoir de déformation, c’est-à-dire d’un pouvoir de réduction des forces extérieures à la loi de son propre mécanisme, ou selon qu’elle est flexible et malléable, sujette à subir des déviations du fait des impulsions étrangères. […] Lorsque l’empire de cette religion est passé ou s’est affaibli, il fait place à la coutume morale, à un ensemble de manières d’être, de conceptions, de préjugés où se marque avec plus de force encore que dans la religion elle-même le caractère distinctif du groupe : car cette coutume morale est un compromis entre le dogme religieux et le caractère que telle ou telle collectivité humaine tient de sa physiologie, de son habitat et des circonstances historiques. […] Cette conception étrangère fût-elle supérieure à la coutume héréditaire, le groupe n’en subira pas moins le dommage de se voir imposer des manières d’être auxquelles il n’est point adapté. […] Il est trop évident qu’ils ont un intérêt majeur à nier ces différences, afin de jouir immédiatement et d’une manière intégrale d’une civilisation qui n’a pourtant été créée, à travers le cours des siècles, que par un long effort commun.

443. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre III. Des Livres nécessaires pour l’étude de l’Histoire sacrée & ecclésiastique. » pp. 32-86

Ce qu’il y a de mieux dans le livre, c’est la maniere dont tout est ramené à la venue du Messie. […] Amsterdam 1729. six volumes in-12. , ouvrage très-sçavant & plein de discussions profondes nécessaires pour l’histoire de la nation judaïque sous les successeurs de Salomon, mais écrit d’une maniere séche & lourde. […] Ce n’est que dans le dernier siécle qu’on a connu la véritable manière de rendre cette partie de l’Histoire Ecclésiastique aussi agréable qu’instructive, & c’est à M. l’Abbé du Pin qu’on en eut l’obligation. […] Il est plein de recherches, écrit avec discernement & traité d’une maniere intéressante. […] Peut-être aujourd’hui écriroit-il d’une maniere plus serrée & plus concise.

444. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre IV. Comparaison des variétés vives et de la forme calme de la parole intérieure. — place de la parole intérieure dans la classification des faits psychiques. »

Alfred de Musset, dans la Nuit de mai, n’a fait que développer à sa manière cette vérité psychologique : absorbé dans ses souvenirs douloureux, le poète ne saurait chanter Ni la gloire, ni l’espérance, Hélas ! […] La parole intérieure fait partie d’un genre dont l’hallucination est également une espèce ; distinguées séparément et sous deux points de vue différents, ces deux espèces se confondent dans une partie de leur extension ; non que la parole intérieure vive soit une véritable hallucination, car le jugement d’extériorité ne s’y applique pas d’une manière absolue et sans réserve [ch. […] La psychologie classique n’a guère étudié que les images les plus éclatantes, celles qui apparaissent de temps à autre, à des intervalles rapprochés, mais non d’une manière continue, dans la succession psychique ; ces images sont de toutes sortes, mais chacune d’elles prise à part est relativement simple et homogène, et leur diversité spécifique n’apparaît guère que dans leur succession ; ce sont ces images qu’on appelle des souvenirs ou des imaginations ; leur vivacité relative et le contraste qu’elles offrent entre elles en se succédant les rendent plus évidentes que les autres. […] En effet, si nous considérons d’abord les habitudes élémentaires qui la composent, nous trouvons chacune d’elles parfaite en soi ; car elle passe à l’acte par intervalles, au moment même où sa réalisation est devenue un besoin de l’esprit ; son acte est toujours complet, sans lacune : un mot commencé n’est jamais interrompu avant la fin, ni simplifié par l’omission d’une syllabe médiane ; enfin cet acte est doué d’une intensité de conscience et d’une durée à peu près inaltérables ; — si maintenant nous envisageons ces différents actes dans leur succession, c’est-à-dire l’habitude totale, nous voyons qu’elle possède, avec toutes les qualités de ses composants, devenues siennes puisqu’ils la composent, une qualité que ceux-ci ne sauraient avoir : elle est souple, elle se plie de mille manières aux besoins incessamment variés de la pensée ; tandis que chaque mot est un tout indissoluble, les syllabes étant rivées les unes aux autres par ce lien de fer que Stuart Mill a appelé l’association inséparable, l’ordre des mots, au contraire, n’a rien de fixe ; sans doute ils s’appellent les uns les autres, mais non d’une manière inéluctable ; bien loin d’être réduite, comme une mendiante en haillons, à chanter toujours le même air, l’âme est un improvisateur infatigable ; avec des matériaux toujours les mêmes, elle construit incessamment des composés nouveaux. […] Mais elle est devenue, par son incessante réalisation, si proche de l’acte que, tout en conservant la généralité, c’est-à-dire l’indifférence à la nature particulière de l’acte complexe qui la manifeste, elle ne peut plus se passer de le produire ; elle se réalise encore sans besoin, d’une manière, pour ainsi dire, automatique, dans le silence de la pensée.

445. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Sainte-Beuve » pp. 43-79

Quand, au début de sa vie littéraire, Sainte-Beuve, grand poète à la manière moderne, écrivait les Rayons jaunes dans cette inspiration singulière, morbide et profonde, qui produisit les Poésies de Joseph Delorme, aurait-on pu prévoir qu’un jour viendrait où le même homme publierait le livre calme, lumineux et pur, sur Virgile, que nous devons à cette plume infatigablement féconde ? […] D’autre part, nous sommes devenus trop individuels, trop ce qu’était Sainte-Beuve, pour nous préoccuper beaucoup des manières de voir et de sentir de l’antiquité, si loin de nous par le fond et la forme des choses, et encore plus loin par les choses que par les années ! […] Enfin, nous avons si peu la tête épique, comme on l’a dit un jour avec justesse, que du temps de Racine, par exemple, et c’est Sainte-Beuve qui en fait la remarque, les esprits choisis qui goûtaient Virgile l’estimaient plus pour ce qu’il avait de poli et de suprêmement élégant que pour sa manière et ses qualités véritablement originales et grandioses. […] Le poète à la bouche saignante et au front bilieux de Joseph Delorme, l’auteur de ces intailles si fouillées qu’on appelle les Portraits littéraires, peuvent s’y révéler par des qualités inattendues, par des renouvellements de manière comme il a commencé de le faire aujourd’hui, Phénix éclos d’un autre phénix, sans que le premier soit en cendres ! […] Les lettres, ces autographes, à leur manière, qu’on imprime en attendant qu’on les lithographie ou qu’on les grave, sont, en littérature, ce que sont, en journalisme, les commérages des reporteurs.

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