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967. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Jean-Baptiste Rousseau »

Tantôt, flottant entre un passé gigantesque et un éblouissant avenir, égarée comme une harpe sous la main de Dieu, l’âme du prophète exhalera les gémissements d’une époque qui finit, d’une loi qui s’éteint, et saluera avec amour la venue triomphale d’une loi meilleure et le char vivant d’Emmanuel ; tantôt, à des époques moins hautes, mais belles encore et plus purement humaines, quand les rois sont héros ou fils de héros, quand les demi-dieux ne sont morts que d’hier, quand la force et la vertu ne sont toujours qu’une même chose, et que le plus adroit à la lutte, le plus rapide à la course, est aussi le plus pieux, le plus sage et le plus vaillant, le chantre lyrique, véritable prêtre comme le statuaire, décernera au milieu d’une solennelle harmonie les louanges des vainqueurs ; il dira les noms des coursiers et s’ils sont de race généreuse ; il parlera des aïeux et des fondateurs de villes, et réclamera les couronnes, les coupes ciselées et les trépieds d’or. […] Quand on a lu la Bible, quand on a comparé au texte des prophètes les paraphrases de Jean-Baptiste, on s’étonne peu qu’en taillant dans ce sublime éternel, il en ait quelquefois détaché en lambeaux du grave et du noble ; et l’on admire bien plutôt qu’il ait si souvent affaibli, méconnu, remplacé les beautés suprêmes qu’il avait sous la main. […] Grand Dieu, votre main réclame Les dons que j’en ai reçus ; Elle vient couper la trame Des jours qu’elle m’a tissus : Mon dernier soleil se lève, Et votre souffle m’enlève De la terre des vivants, Comme la feuille séchée, Qui, de sa tige arrachée, Devient le jouet des vents. […] Si nous avions trouvé le nom de Jean-Baptiste sommeillant dans un demi-jour paisible, nous nous serions gardé d’y porter si rudement la main ; ses malheurs seuls nous eussent désarmé tout d’abord, et nous l’eussions laissé sans trouble à son rang, non loin de Piron, de Gresset et de tant d’autres, qui certes le valaient bien.

968. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre onzième. »

Au temps de la Fronde, lors du fameux débat entre le cardinal de Retz et le prince de Condé, quand les gens du cardinal et ceux du prince manquèrent d’en venir aux mains dans la grand’salle du Palais de justice, on accusa la Rochefoucauld d’avoir voulu assassiner Retz. […] Au milieu des intrigues où s’agite le parti du prince de Condé, La Rochefoucauld n’est à l’aise que dans le combat, l’épée à la main, quand il n’y va que de sa vie, qu’il lui était plus facile de sacrifier que de fixer. […] Qu’ils aillent au-delà de ce premier mouvement ; qu’ils pénètrent ces vérités impitoyables qui nous poursuivent jusqu’au sein de notre innocence, et nous font voir un piège jusque dans l’orgueil si pardonnable des honnêtes gens ; qu’ils tâchent de se démêler, à l’aide de cette main si habile : ils confesseront la vérité des Maximes. […] Distribuez en partis toute cette foule d’ennemis de Mazarin, en factions tous ces partis, en rivalités personnelles toutes ces factions : voilà des formes à l’infini, voilà « le pays où il y aura toujours à découvrir des terres inconnues. » La première édition des Maximes commençait par une longue et subtile analyse de l’amour-propre C’était plus qu’un portrait chargé, où beaucoup de traits portent à faux ; c’était une sorte d’accusation où se trahissait une main passionnée.

969. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

Ces magistrats, malgré leur autorité violente, ne tenaient pas d’une main ferme le gouvernail de l’État, puisque, outre les querelles du sacerdoce et de l’empire, la république nourrissait encore des inimitiés intestines ; et voici quelle en fut la source. […] On trouve, par exemple, ces vers sur l’union du pouvoir spirituel et temporel, au seizième Chant du Purgatoire : De la terre et du ciel les intérêts divers Avaient donné longtemps deux chefs à l’univers ; Rome alors florissait dans une paix profonde, Deux soleils éclairaient cette reine du monde : Mais sa gloire a passé quand l’absolu pouvoir A mis aux mêmes mains le sceptre et l’encensoir3. […] Aussi on ne peut se figurer la sensation prodigieuse que fit sur toute l’Italie ce poëme national, rempli de hardiesses contre les papes, d’allusions aux événements récents et aux questions qui agitaient les esprits ; écrit d’ailleurs dans une langue au berceau, qui prenait entre les mains de Dante une fierté qu’elle n’eut plus après lui, et qu’on ne lui connaissait pas avant. […] Celui de ménager ses couleurs ; car il s’agit d’en fournir aux dessins les plus fiers qui aient été tracés de main d’homme ; et lorsqu’on est pauvre et délicat, il convient d’être sobre.

970. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Mme de Graffigny, ou Voltaire à Cirey. » pp. 208-225

La nymphe du lieu, Mme du Châtelet, la reçoit poliment et assez froidement ; l’idole, c’est-à-dire Voltaire, entre un moment après dans la chambre, « un petit bougeoir à la main comme un moine », et lui fait mille tendresses. […] L’esprit plié depuis longtemps aux belles-lettres s’y livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue qu’on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène sans fatigue sur un clavecin. […] Les lettres qui en partaient et qui y arrivaient passaient toutes par les mains de Mme du Châtelet, qui avait établi dans sa chambre une sorte de petit cabinet noir, c’est-à-dire qui ne se faisait pas faute de décacheter ce qui lui semblait suspect. […] Le souper terminé, au moment où Mme de Graffigny, retirée dans sa chambre, se croyait en parfaite sécurité et solitude, elle est bien surprise de voir entrer Voltaire, qui lui dit brusquement « qu’il est perdu et que sa vie est entre ses mains ».

971. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame, duchesse d’Orléans. (D’après les Mémoires de Cosnac.) » pp. 305-321

Mme de La Fayette, qui nous donne ainsi le cadre du roman, nous met aussi dans les mains quelques-uns des fils qui agitaient et mêlaient entre eux ces jeunes cœurs : le roi plus touché qu’un beau-frère ne doit l’être, Madame plus sensible peut-être qu’il n’est permis à une belle-sœur ; entre eux deux ce goût vif, précurseur presque assuré de l’amour ; La Vallière naissante qui vient bien à point pour détourner le charme ; le comte de Guiche, en même temps, qui fait auprès de Madame quelque chose du même chemin que La Vallière faisait auprès du roi. […] Patin, fils de Guy Patin, pour qu’il vît tous les libraires qui pouvaient avoir le livre entre les mains. Celui-ci « s’acquitta si bien de sa commission, dit Cosnac, qu’il fit faire par les États des défenses de l’imprimer, retira dix-huit cents exemplaires déjà tirés, et me les apporta à Paris ; et je les remis, par ordre de Monsieur, entre les mains de Mérille (le premier valet de chambre). […] Feuillet, mon père, lui dit-elle avec une douceur admirable (comme si elle eût craint de le fâcher) ; vous parlerez à votre tour. » Cependant ce docteur Feuillet lui disait à haute voix de rudes paroles : « Humiliez-vous, Madame ; voilà toute cette trompeuse grandeur anéantie sous la pesante main de Dieu.

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