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545. (1857) Articles justificatifs pour Charles Baudelaire, auteur des « Fleurs du mal » pp. 1-33

Sa Muse est allée les chercher dans son propre cœur entrouvert, et elle les a tirés à la lumière d’une main aussi impitoyablement acharnée que celle du Romain qui tirait hors de lui ses entrailles. […] Baudelaire, qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse. […] Or, la mémoire est une faculté calme qui ne fait pas trembler la main comme l’imagination. […] je le déclare, la présence d’une moutonnerie si persistante, le poète qui met la main sur mon cœur, dût-il l’égratigner un peu, irriter mes nerfs et me faire sauter sur mon siège, me semblera toujours préférable à cette poésie, irréprochable sans doute, mais insipide, sans parfum et sans couleur, et qui vous coule entre les mains comme de l’eau. […] Quel profit Voltaire, eût-il eu tout le génie poétique qui lui manquait, pouvait-il attendre de sa Henriade alors que les mémoires sur la Ligue étaient déjà dans toutes les mains ?

546. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Alphonse Daudet »

C’est d’abord sur cette goutte d’originalité qu’on doit mettre la main quand il s’agit d’Alphonse Daudet. C’est elle que la Critique, qui est une alchimiste aussi, doit, comme l’alchimiste de Rembrandt, montrer d’abord dans son œuvre, à travers ce flacon rose et noir taillé et orné par sa main d’artiste ; plus précieuse qu’elle est à elle seule, l’originalité, que tous les détails charmants du flacon, puisqu’elle en est la vie et l’âme ! […] Il y a de la cendre vraie, de celle-là sur laquelle on meurt vivant… Mais quand nous n’aurions ni Les Amoureuses ni Le Petit Chose, quand nous n’aurions que les Lettres de mon moulin, nous aurions assez pour trouver que la main qui a écrit cela, toute petite qu’elle est, peut mieux que caresser voluptueusement les surfaces de la vie, et peser sur le cœur d’un sujet comme la main d’un homme, et le pénétrer — en y pesant. […] Le sujet de son roman, il l’a pris à ses pieds, à son coude, sous sa main, partout, puisque, de partout, nous sommes entourés et pressés de cette vie affreuse de bohèmes, d’impuissants, de déclassés, de filles entretenues, qu’il nous a décrite jusqu’au mal de cœur. […] Mais les rois en exil ont-ils mérité ces durs portraits, venant d’un homme qui n’a pas d’ordinaire la main dure ?

547. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

D’un côté, nous avons un Béranger bonhomme, sensible, indulgent et béat, toujours le verre en main et pleurnichant, bénissant le pauvre et la fille légère, trinquant avec le curé joufflu et le vieux sergent, présidant aux danses de la guinguette, de l’air d’un Franklin attendri : voilà un Béranger vulgaire et qui a été cher à beaucoup, qui l’est peut-être encore. […] Mais Lamartine n’a pas bien regardé ; il n’aura vu que le gant qui était gros : Béranger avait là-dessous la main petite, délicate, plus fine que celle de Lamartine. […] Berger, s’arraisonna, prit son courage à deux mains, s’arracha le trait du cœur et pansa sa plaie en silence. […] qu’il est ennuyeux de tendre ainsi la main ! […] C’est un joujou qui sied aux vieux enfants, mais que le public brise dans leurs mains quand ils l’étourdissent avec, en courant les rues et les carrefours. » Attrape !

548. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Montaigne en voyage »

Le Journal de son voyage, publié très tard pour la première fois, en 1774, n’a rien de curieux littérairement ; mais moralement, et pour la connaissance de l’homme, il est plein d’intérêt, C’est un simple récit, en partie dicté, et de l’écriture d’un secrétaire, en partie de la main de Montaigne, et dont une portion considérable, plus d’un tiers, est même écrite par lui en italien, pour s’y exercer et s’y entretenir. […] Il regrette de ne pas s’être assez préparé à l’avance par des lectures au voyage d’Allemagne et de Suisse ; mais, pour celui d’Italie et de Rome, il y était préparé de longue main par le culte et par le commerce intime des auteurs de l’Antiquité. […] Ce seigneur raconta à Montaigne que ce changement lui était venu en un instant, un jour qu’il était chez lui plein d’ennui pour la mort d’un sien frère que le duc d’Albe avait fait mourir comme complice des comtes d’Egmont et de Homes : il tenait sa tête appuyée sur la main à cet endroit ; de façon que les assistants pensèrent, quand il eut retiré sa main, que c’était de la farine qui lui était tombée là par hasard. […] A peu de distance de là, il admire fort le paysage : « Ce vallon semblait à M. de Montaigne représenter le plus agréable paysage qu’il eût jamais vu ; tantôt se resserrant, les montagnes venant à se presser, et puis s’élargissant à cette heure de notre côté, qui étions à main gauche de la rivière, et gagnant du pays à cultiver et à labourer dans la pente même des monts qui n’étaient pas Ri droits, tantôt de l’autre part ; et puis découvrant des plaines à deux ou trois étages l’une sur l’autre, et tout plein de belles maisons de gentilshommes et des églises. […] Sa plaine n’est guère large, mais les montagnes d’autour, même sur notre main gauche, s’étendent si mollement qu’elles se laissent tes tonner et peigner jusques aux oreilles.

549. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Histoire du roman dans l’Antiquité »

L’imagination humaine avait reçu un ébranlement profond, et elle était avide d’aliments nouveaux, de légendes de toute sorte, qu’elle accepterait désormais de toutes mains sans les bien discerner. […] Mon empressement tenait du délire, à tel point que, me dégageant des mains de Byrrhène comme d’une chaîne importune et lui disant brusquement adieu, je me mis à voler promptement au logis de Milon. […] — Mais, au milieu de la nuit, Fotis n’a pas là des roses sous la main, et force est d’attendre au lendemain matin pour opérer la transmutation et réintégrer le beau Lucius dans sa première figure. […] On ne relit pas assez cette charmante fable chez Apulée, qui est le seul et unique auteur de l’Antiquité qui nous l’ait transmise ; et c’est parce qu’on ne la relit pas chez lui, c’est parce qu’on la prend à des sources de seconde et de troisième main, que l’on s’en fait une fausse idée et qu’on s’en exagère la portée, le sens, en même temps qu’on s’en gâte le plaisir et que l’on en corrompt l’amusement. […] « Psyché, nous dit la fable ingénieuse et naïve, et qui prend un certain air oriental à cet endroit, Psyché ne songe pas même à porter les mains à ce monceau confus et inextricable ; mais consternée de la barbarie d’un tel ordre, elle garde un silence de stupeur.

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