Corneille et Molière avaient pour habitude de répondre en détail aux critiques que leurs ouvrages suscitaient, et ce n’est pas une chose peu curieuse aujourd’hui de voir ces géants du théâtre se débattre dans des avant-propos et des avis au lecteur sous l’inextricable réseau d’objections que la critique contemporaine ourdissait sans relâche autour d’eux. […] Il pourrait pousser le détail de ces explications beaucoup plus loin, et examiner une à une avec la critique toutes les pièces de la charpente de son ouvrage ; mais il a plus de plaisir à remercier la critique qu’à la contredire ; et, après tout, les réponses qu’il pourrait faire aux objections de la critique, il aime mieux que le lecteur les trouve dans le drame, si elles y sont, que dans la préface.
Il n’y a pas peut-être un seul blasphême évident contre le Christianisme dans tout son livre ; mais il n’y a pas une seule page, dans les articles des anciens philosophes & des hérétiques, qui ne conduise le lecteur au doute & souvent à l’incrédulité. […] C’est une compilation indigeste qui offre des recherches peu communes sur des objets ignorés par le plus grand nombre des lecteurs.
Trop peu confiant dans l’intelligence ou l’imagination de son lecteur, il veut tout lui expliquer ; il se commente lui-même, et le moindre risque qu’il court, c’est de nous rendre, pour ainsi dire, témoins du travail de sa composition, au lieu de nous en présenter le résultat. […] Il faut se rappeler que Saint-Pétersbourg, qui tire ses modes de Paris, est toujours un peu arriéré, en sorte que le poème impie de Pouchkine trouva des lecteurs à une époque où pareil ouvrage eût paru en France du plus mauvais goût. […] À leur exemple, il devient crédule, il se fait enfant ; mais il oblige son lecteur à se transformer avec lui. […] Personne ne raconte plus spirituellement que Pouchkine, personne n’entremêle plus agréablement la satire hardie, mais honnête, aux observations justes et fines de mœurs et de caractères ; personne enfin n’effleure avec plus de discrétion des situations qui, sous une plume moins habile, alarmeraient les lecteurs les moins timorés. […] Ses images toujours pleines de vérité et de vie sont plutôt indiquées que développées, et c’est avec un goût tout à fait hellénique qu’il dirige l’attention du lecteur.
Les mêmes choses pouvaient être dites plus fortement ; mais ce qui était à dire est dit, et si le lecteur n’est pas frappé, du moins il n’est pas mal informé. […] Il néglige les détails qui n’intéresseraient que la curiosité du lecteur, et détourneraient son esprit des grands desseins du Créateur par trop d’attention donnée aux propriétés des choses créées. […] Longus corrompt son lecteur en l’amusant. […] Il lui suffit de quelques pages pour peindre le lieu de la scène, ce petit coin de terre dont le lecteur se souvient comme du pays natal, ces deux familles qui l’habitent, les douces bêtes qui complètent leur domestique. […] Vint ensuite, pour achever la restauration classique, l’Itinéraire, qui menait le lecteur comme en pèlerinage au double berceau des deux antiquités, à travers tous les souvenirs propres à les lui rendre plus augustes et plus familières.
Le danger est aussi que l’écrivain, désireux de prêcher ses lecteurs, de les diriger en un certain sens, oublie ou dédaigne de plaire, provoque l’ennui, sacrifie la beauté, froisse et dégoûte par une intolérance mesquine. […] Ainsi, pour peu qu’on suive dans sa marche ce qu’on a nommé de nos jours « le mal du siècle », cette espèce de petite vérole noire qui a sévi durant bon nombre d’années, on voit, pour ainsi dire, la contagion passer de certains écrivains fameux à leurs lecteurs ; on voit le suicide parfois, plus souvent l’aveulissement de la volonté dériver des œuvres pessimistes et déprimantes composées par les hommes de talent qui furent atteints de cette maladie. […] Tant il est vrai que deux groupes de lecteurs, suivant la prédisposition de chacun d’eux, peuvent être affectés par la même œuvre de façon diverse et même contraire ! […] Il faut conseiller encore à ceux qui poursuivent une enquête de cette espèce de distinguer nettement deux catégories d’œuvres : celles qui avouent l’intention d’agir sur les lecteurs, spectateurs ou auditeurs ; celles qui agissent sans que les auteurs l’aient voulu et même contre leur volonté. […] ; lecteurs ou spectateurs tendent à incliner dans le sens où l’auteur a penché lui-même, et ils y sont entraînés d’autant plus volontiers que celui-ci, au lieu d’asséner ses opinions, laisse à moitié deviner le fond de sa pensée.