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249. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand. (Berlin, 1846-1850.) » pp. 144-164

Je dis nous, car c’est en français que Frédéric a écrit, c’est en français qu’il a pensé, c’est aux Français encore qu’il songeait souvent et qu’il s’adressait pour être lu, même quand il écrivait des jugements et des récits d’actions qui étaient si peu faits pour leur être agréables. […] La négligence et l’incorrection avec lesquelles avaient été imprimées jusqu’ici les œuvres de Frédéric étaient pour quelque chose dans le peu d’estime que semblaient en faire ceux qui ne sont pas accoutumés à se former un jugement par eux-mêmes en toute matière. […] Ayant à raconter la campagne de 1679, où le Grand Électeur chassa, en plein hiver, les Suédois qui avaient envahi la Prusse, il dira : « La retraite des Suédois ressemblait à une déroute ; de seize mille qu’ils étaient, à peine trois mille retournèrent-ils en Livonie, ils étaient entrés en Prusse comme des Romains, ils en sortirent comme des Tartares. » Il a de ces mots qui résument tout un jugement sur les hommes et sur les nations. Dans le portrait de son aïeul, le premier Frédéric, fils du Grand Électeur, et si peu semblable à son père, il dira pour marquer le faste de ce roi de la veille, qui n’avait pas moins de cent chambellans : « Ses ambassades étaient aussi magnifiques que celles des Portugais. » Son jugement des hommes est profond et décisif.

250. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen. (1850.) » pp. 76-96

Lui, il est comme Socrate, qui ne se considérait pas comme citoyen d’une seule ville, mais du monde ; il embrasse d’une imagination pleine et étendue l’universalité des pays et des âges ; il juge plus équitablement les maux mêmes dont il est témoin et victime : À voir nos guerres civiles, qui ne crie, remarque-t-il, que cette machine se bouleverse et que le jour du Jugement nous prend au collet ? […] Pour nous tirer de l’émotion présente, pour reprendre un peu de lucidité et de mesure dans nos jugements, relisons chaque soir une page de Montaigne. Un jugement de Montaigne m’a frappé, en ce qui concerne les hommes de son temps, et il se rapporte assez bien également à ceux du nôtre. […] Ce jugement de Montaigne m’a fait sourire.

251. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Maintenon. » pp. 369-388

La dernière moitié de son Histoire est très désirée : je profiterai amplement des deux volumes déjà publiés, en me permettant toutefois un peu plus de liberté ou de licence de jugement. […] Cet aveu nous donne la clef principale de la conduite de Mme de Maintenon pour l’ensemble des premières années : active, obligeante, insinuante sans bassesse, entrant avec une extrême sensibilité dans les peines et les embarras de ses amis et leur venant en aide, non point par amitié pure, non point par sensibilité véritable, ni par principe de tendresse et de dévouement, mais parce que, tenant plus que tout à leur jugement et à leur appréciation, elle entrait nécessairement dans tous les moyens de s’y avancer et de s’y placer au plus haut degré : la voilà bien comme je me la figure. […] Louis XV pourtant, qui ne manquait pas de jugement, était sévère sur le fait de Saint-Cyr : « Mme de Maintenon, disait-il, s’est bien trompée avec d’excellentes intentions. […] On n’a pas d’édition complète et tout à fait exacte de ses lettres, mais ce qu’on a permet d’asseoir un jugement et confirme ce qu’a si bien dit Saint-Simon de ce « langage doux, juste, en bons termes, et naturellement éloquent et court ».

252. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — I. » pp. 84-104

Il résulta toujours de cette situation personnelle et du sentiment très chatouilleux qu’elle avait créé en lui, une assez grande indulgence, plus grande qu’on ne l’aurait attendue de sa part, dans ses jugements sur les émigrés de couleurs différentes, pourvu qu’ils fussent braves et gens d’honneur. […] Mais, à toutes les périodes de sa carrière, et même aux plus brillantes, selon moi, une remarque littéraire est à faire, et elle s’étend sur l’ensemble du jugement. […] Il y a d’ailleurs beaucoup de bonnes idées, de bons jugements de détail, bien dits, fermement pensés, et qui sentent le politique. […] Mme Courier aurait bien désiré que le passage où se trouvait le mot d’équipée fût modifié et adouci, et elle visita Carrel : « Je vis là pour la première fois Mme Courier, me dit un témoin fidèle, et je n’oublierai jamais ni l’esprit avec lequel elle défendit sa thèse, ni la grâce parfaite de Carrel, maintenant son dire et son jugement. » Nous avançons lentement avec Carrel ; c’est que ce n’est pas un talent littéraire tout simple ni de première venue : c’est un esprit éminent, un caractère supérieur qui s’est tourné par la force des choses aux lettres, à la politique, qui s’y est appliqué avec énergie, avec adresse, et finalement avec triomphe, mais qui était plus fait primitivement, je le crois, pour devenir d’emblée un des généraux remarquables de la République et de l’Empire.

253. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Saint François de Sales. Son portrait littéraire au tome Ier de l’Histoire de la littérature française à l’étranger par M. Sayous. 1853. » pp. 266-286

Pendant que je suis en train de l’étudier et de chercher encore moins à le juger qu’à le définir, je rencontre, au chapitre des « Jugements téméraires », cette remarque qui s’applique à nous autres critiques moralistes, et qui est faite pour nous modérer dans nos conjectures. Saint François de Sales énumère les diverses sources d’où proviennent les jugements téméraires, et il ajoute : Plusieurs s’adonnent au jugement téméraire pour le seul plaisir qu’ils prennent à philosopher et deviner des mœurs et humeurs des personnes par manière d’exercice d’esprit. Que si, par malheur, ils rencontrent quelquefois la vérité en leurs jugements, l’audace et l’appétit de continuer s’accroît tellement en eux, que l’on a peine de les en détourner.

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