En effet, l’un peut remplacer l’autre : une fois que nos sens sont instruits, nous découvrons que telle série de sensations musculaires constatée par la conscience équivaut à tel mouvement de notre main constaté par les yeux ou par le toucher ; nous substituons le second fait au premier, comme plus commode à imaginer et plus répandu dans la nature, et, dorénavant, nous définissons la résistance comme le pouvoir d’arrêter le mouvement de notre bras et en général d’un corps quelconque. — Mais ceci est une conception ultérieure. […] Notre expérience tout entière nous montre la force de la tendance qui nous porte à prendre des abstractions mentales, même négatives, pour des réalités substantielles ; et les possibilités permanentes de sensation que l’expérience garantit sont, par plusieurs de leurs propriétés, si extrêmement différentes des sensations actuelles, que, puisque nous sommes capables d’imaginer quelque chose qui dépasse la sensation, il y a une grande probabilité naturelle pour que nous supposions qu’elles sont ce quelque chose. […] Mais, par vérification et rectification, de même que nous limitons peu à peu la ressemblance trop complète que nous imaginions d’abord entre les animaux inférieurs et nous-mêmes, nous limitons peu à peu la ressemblance trop grande que nous imaginions d’abord entre les mouvements des corps bruts et les nôtres.
Le poëte ou l’amant s’imagine qu’il est introduit par dame Oyseuse au château de Déduyt (Plaisir). […] J’en dirai autant de certaines choses que le temps reculé où elles furent écrites ne doit pas protéger contre la critique de certains vieux défauts à côté de quelques beautés poétiques ; d’une portion de poésie parasite, qui, au berceau de notre littérature, dispute le terrain à la poésie du sujet ; de descriptions qui dispensent le poëte d’imaginer, et de quantité de choses déjà pour la rime. […] Il imagine un trait fort piquant : c’est de faire donner raison à l’Université par un moine mendiant. […] Tout au plus peut-on dire qu’il imite agréablement, n’ayant pas la force d’imaginer.
Il imagina une sorte de comédie bienveillante et diplomatique, où tous les personnages prétendent intéresser, les uns par leurs vertus, les autres par des travers dont ils guériront. […] Harpagon ne va pas jusqu’à s’imaginer que Marianne est riche ; ce serait d’un sot encore plus que d’un avare. […] Que ne s’impatientent-ils plutôt contre l’esprit humain lui-même qui a imaginé les choses qui sont sous ces noms, et tracé lui-même les limites des arts. […] D’où vient donc, Diderot, que vous vous donnez tant de peine pour imaginer un art qui puisse se passer d’un homme de génie ?
Il raisonne comme certaines gens qui, en lisant un auteur, s’imaginent avoir toutes les qualités qu’ils y louent, et n’avoir aucun des défauts qu’ils y critiquent. […] Il imagine un homme antérieur aux temps « où furent inventés les mots affreux du tien et du mien », et chez qui tout est simple, vrai, innocent. […] Par la même raison, s’il se décidait pour le bien, on avait imaginé de le récompenser, non en payement d’un devoir rempli, mais pour le porter à l’habitude de bien faire par l’appât d’une rémunération ; car il est si faible, et le bien si difficile, qu’on jugeait nécessaire d’appeler l’intérêt à l’aide du devoir. […] Rousseau, imagine, pour le justifier, une distinction entre ce qu’il appelle le caractère social et le caractère naturel : « Le caractère naturel de Rousseau était la sincérité, la confiance, la générosité ; en entrant dans la société, il y prend un caractère social ; il y devient méfiant, lâche, bas, sauvage116. » La théorie de Bernardin de Saint-Pierre est d’un utopiste qui en excuse un autre.
Dans la première classe rentrent les grandes religions asiatiques : judaïsme, christianisme, islamisme, parsisme, brahmanisme, bouddhisme, auxquels on peut ajouter le manichéisme, qui n’est pas seulement une secte ou hérésie chrétienne comme on se l’imagine souvent, mais une apparition religieuse entée, comme le christianisme, l’islamisme et le bouddhisme, sur une religion antérieure. […] Ces deux phases dans la création légendaire correspondent aux deux âges de toute religion : l’âge primitif, où elle sort belle et pure de la conscience humaine, comme le rayon de soleil, âge de foi simple et naïve, sans retour, sans objection, ni réfutation ; et l’âge réfléchi, où l’objection et l’apologétique se sont produites ; âge subtil, où la réflexion devient exigeante, sans pouvoir se satisfaire ; où le merveilleux, autrefois si facile, si bien imaginé, si suavement conçu, reflet si pur des instincts moraux de l’humanité, devient timide, mesquin, parfois immoral, surnaturel au petit pied, miracles de coterie et de confréries, etc. […] Et, si cette histoire n’était pas vraie, qui aurait osé l’imaginer ? […] Il est beau, non de rêver toujours, comme l’Inde, mais d’avoir rêvé dans son enfance : il en reste un beau parfum durant la veille, et toute une tradition de poésie, qui défraie l’âge où l’on n’imagine plus.