Mais cette idée, qui, si elle avait été réalisée selon des conditions naturelles d’existence, dans un lieu, dans un encadrement déterminé, et à l’aide de personnages vivant de la vie commune, aurait été admise des lecteurs superficiels et probablement amnistiée, cette même idée venant à se transfigurer en peinture idéale, à se déployer en des régions purement poétiques, et à s’agiter au loin sur le trépied, a dû être l’objet de mille méprises sottes ou méchantes : on n’a jamais tant déraisonné ni calomnié qu’à ce sujet. […] En passant d’ailleurs à l’état de représentation idéale et de symbole, les personnages ou les scènes, dont la première donnée était, pour ainsi dire, à terre, n’ont pu éviter, au moment indécis de leur métamorphose, de revêtir un caractère mixte et fantastique qui ne satisfait pas.
Dans la tragédie comme dans la comédie, sous la mythologie, sous l’histoire, sous les fictions convenues, n’est-ce pas vraiment la vie ordinaire qu’ils peignent, et ne sont-ce pas au fond des incidents communs, dans le raccourci vigoureux ou l’agrandissement idéal que les règles imposent ? […] S’il vous est arrivé jamais de concevoir l’idée d’un enfantillage, d’une équipée, d’une folie, pure fantaisie de l’esprit inquiet et désœuvré, et de passer à l’exécution sans autre raison que l’idée conçue, sans entraînement, sans plaisir, mais fatalement, sans pouvoir résister ; — si vous avez repoussé parfois de toutes les forces de votre volonté une tentation vive, si vous en avez triomphé, et si vous avez succombé à l’instant précis où la tentation semblait s’évanouir de l’âme, où l’apaisement des désirs tumultueux se faisait, où la volonté, sans ennemi, désarmait ; — si vous avez cru, après une émotion vive, ou un acte important, être transformé, régénéré, naître à une vie nouvelle, et si vous vous êtes attristé bientôt de vous sentir le même et de continuer l’ancienne vie ; — si par un mouvement de générosité spontanée ou d’affection vous avez pardonné une offense, et si vous avez par orgueil persisté dans le pardon en vous efforçant de l’exercer comme une vengeance ; — si vous avez pu remarquer que les bonnes actions dont on vous louait n’avaient pas toujours de très louables motifs, que la médiocrité continue dans le bien est moins aisée que la perfection d’un moment, et qu’un grand sacrifice s’accomplit mieux par orgueil qu’un petit devoir par conscience, qu’il coûte moins de donner que de rendre, qu’on aime mieux ses obligés que ses bienfaiteurs, et ses protégés que ses protecteurs ; — si vous avez trouvé que dans toute amitié il y a celle qui aime et celle qui est aimée, et que la réciprocité parfaite est rare, que beaucoup d’amitiés ont de tout autres causes que l’amitié, et sont des ligues d’intérêts, de vanité, d’antipathie, de coquetterie ; que les ressemblances d’humeur facilitent la camaraderie, et les différences l’intimité ; — si vous avez senti qu’un grand désir n’est guère satisfait sans désenchantement, et que le plaisir possédé n’atteint jamais le plaisir rêvé ; — si vous avez parfois, dans les plus vives émotions, au milieu des plus sincères douleurs, senti le plaisir d’être un personnage et de soutenir tous les regards du public ; — si vous avez parfois brouillé votre existence pour la conformer à un rêve, si vous avez souffert d’avoir voulu jouer dans la réalité le personnage que vous désiriez être, si vous avez voulu dramatiser vos affections, et mettre dans la paisible égalité de votre cœur les agitations des livres, si vous avez agrandi votre geste, mouillé votre voix, concerté vos attitudes, débité des phrases livresques, faussé votre sentiment, votre volonté, vos actes par l’imitation d’un idéal étranger et déraisonnable ; — si enfin vous avez pu noter que vous étiez parfois content de vous, indulgent aux autres, affectueux, gai, ou rude, sévère, jaloux, colère, mélancolique, sans savoir pourquoi, sans autre cause que l’état du temps et la hauteur du baromètre ; — si tout cela, et que d’autres choses encore !
Alors que la littérature matérialisée se dit naturaliste, quand elle se fait tout bêtement abjecte et n’aspire plus qu’à donner aux hommes les plus ignobles sensations ; alors que le public, plus stupide encore qu’elle n’est abjecte, trouve cette littérature toute-puissante, un livre comme celui de Paul de Saint-Victor, haut d’inspiration, spirituel dans tous les sens du mot, idéal et grandiose, doit nécessairement avoir l’honneur de l’insuccès… Et s’il ne l’a pas, j’ose le dire ! […] Il l’a fait pour ce fond de croyance, de mythologies et de légendes sur lequel a poussé et s’est détachée l’immense fleur noire et de couleur de sang de la poésie d’Eschyle, de ce tragique religieux, idéal et terrible !
Ainsi encore, à un autre endroit de son livre, l’auteur du Tableau nous dit que la forte poésie « exprime l’idéal d’une société », et quoiqu’on s’étonne de trouver ces vagues formules — la fumée de cigare du dix-neuvième siècle — sous la plume incisive de M. […] L’idéal d’une société, en supposant qu’on sache ce que c’est, serait au contraire une mauvaise mesure de poésie.
En toutes choses, l’idéal est loin et recule, mais ici, il est si loin qu’il n’a plus besoin de reculer. » L’homme qui écrivait les lignes précédentes, en 1828, dans un des recueils périodiques les plus estimés de l’Angleterre, devait plus tard devenir lui-même un historien, et il serait piquant de savoir si, quand il écrivait ainsi, il pensait déjà à le devenir, et s’il ne méritait pas qu’on lui appliquât le mot de Pope sur Addison : « Addison — disait Pope — ressemble à ces sultans d’Asie, qui ne croient jamais régner en sûreté qu’après avoir fait périr tous leurs frères. » En décapitant tous les historiens d’un seul revers de plume, Macaulay songeait-il à se préparer un royaume ? […] Léopold Ranke peut maintenant être cité comme l’idéal de l’historien rationaliste au xixe siècle.