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775. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — II. (Fin.) » pp. 361-379

Bailly n’était qu’un déiste optimiste et bienveillant, qui se plaisait volontiers à croire à l’excellence et à la divinité de l’intelligence humaine. […] La reine n’avait pu lire sans être émue ce rapport, où l’on voyait le tableau circonstancié des misères humaines au sein de la capitale, ces hideux inconvénients des lits à deux, à quatre et à six malades. […] Bailly ne va faire désormais la part au démon caché si grande et si perverse que parce que jusque-là il n’avait pas fait au cœur humain, aux passions humaines, la part assez compliquée, assez orageuse et assez largement contradictoire. […] Sa mort (c’est tout dire) fait autant d’honneur que de honte à l’espèce humaine.

776. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — I » pp. 356-374

Le prince Henri a du genre humain une bien meilleure opinion que Frédéric ; on n’a pas à beaucoup près toutes ses lettres, mais on en peut jusqu’à un certain point juger d’après les réponses qu’y fait son frère ; le prince Henri, qui n’est pas sans quelques-unes des idées françaises d’alors, et qui a de nos illusions à la Jean-Jacques, soutient volontiers que la vertu et le bonheur habitent dans les cabanes, et qu’il y a par le monde de vrais sages, de parfaits philosophes. Frédéric, qui depuis longtemps a renoncé à l’idéal, et qui se contente en tout, faute de mieux, des à peu près, réplique à son frère et lui déclare, en vertu de l’expérience, que la perfection n’existe pas, que les meilleurs des humains, ce sont les moins vicieux : Vous m’envoyez, lui dit-il, dans les cabanes des pauvres chercher la vertu ; mais les hommes qui les habitent sont-ils sans passions ? […] Loudon me rend grognard et fâcheux ; je ne disconviens pas qu’il en pourrait être quelque chose, et que, si nous l’avions bien battu, je m’adoucirais pour le genre humain… Tout cela est spirituel et gaiement dit, pour être écrit dans un camp, et surtout si l’on se reporte aux circonstances. […] La sagesse, la prudence de Frédéric est solide, pratique, humaine, mais terre à terre : on y sent comme le pas appesanti d’un promeneur un peu fatigué· Que dirai-je encore ? […] Pendant que je la lisais, je me rappelais bien souvent cette autre correspondance récemment publiée, si étonnante, si curieuse, si pleine de lumière historique et de vérité, entre deux autres frères, couronnés tous deux, le roi Joseph et l’empereur Napoléon ; et, sans prétendre instituer de comparaison entre des situations et des caractères trop dissemblables, je me bornais à constater et à ressentir les différences : — différence jusque dans la précision et la netteté même, poussées ici, dans la correspondance impériale, jusqu’à la ligne la plus brève et la plus parfaite simplicité ; différence de ton, de sonoréité et d’éclat, comme si les choses se passaient dans un air plus sec et plus limpide ; un théâtre plus large, une sphère plus ample, des horizons mieux éclairés ; une politique plus à fond, plus à nu, plus austère, et sans le moindre mélange de passe-temps et de digression philosophique ; l’art de combattre, l’art de gouverner, se montrant tout en action et dans le mécanisme de leurs ressorts ; l’irréfragable leçon, la leçon de maître donnée là même où l’on échoue ; une nature humaine aussi, percée à jour de plus haut, plus profondément sondée et secouée ; les plaintes de celui qui se croit injustement accusé et sacrifié, pénétrantes d’accent, et d’une expression noble et persuasive ; les vues du génie, promptes, rapides, coupantes comme l’acier, ailées comme la foudre, et laissant après elles un sillon inextinguible54.

777. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »

Renan croit fermement que l’homme individuel a un but, « une perfection morale et intellectuelle à atteindre. » Il professe avec énergie ces hautes doctrines ; et, si on le presse, si on le chicane, si on lui oppose ses propres recherches, sa propre méthode, ce qu’il y a d’inexorable dans les résultats ou les inductions de l’analyse positive, il n’hésite pas à s’arrêter, à réserver l’avenir, à poser au terme de tout examen critique, et en présence du grand inconnu, ce qu’il appelle un doute inébranlable, mais un doute qui est tout en faveur des plus nobles suppositions et des hypothèses les plus conformes à la dignité du genre humain. […] Il lui semble que cette aberration laborieuse de l’esprit humain, qu’on a pu comparer à un cauchemar pesant, a été fructueuse et féconde : « Le sentiment de l’infini a été, pense-t-il, la grande acquisition faite par l’humanité durant ce sommeil apparent de mille années. » Il lui est arrivé, à certains jours, en même temps qu’il jugeait sans grande estime ce que nous appelons notre ère immortelle de 89, et où il ne voyait, en haine des badauds, qu’un fait purement français de vulgarisation égalitaire, de regretter, tout à l’opposite, je ne sais quelle époque du haut Moyen-Âge où, derrière les mille entraves et sous leur abri peut-être, l’intelligence des forts s’exerçait et se développait avec plus de vigueur et d’élévation solitaire. […] — Autre exemple : si les diverses races humaines se sont produites sur ce globe successivement et par des générations distinctes comme la science peut être amenée à le reconnaître et comme il incline à le penser, comment alors sauver le grand dogme sacré de l’unité humaine, cette croyance :« que tous les hommes sont enfants de Dieu et frères ?  […] À peine, aux moments douteux, un frémissement léger (car toute foule est vivante) a-t-il averti le professeur qu’il vient d’effleurer une partie délicate et tendre de la conscience humaine et qu’il à à redoubler de délicatesse : et il est homme plus que personne à le sentir et à en tenir compte.

778. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Salammbô par M. Gustave Flaubert. Suite et fin. » pp. 73-95

après avoir défait trois cent mille Carthaginois, il exigeait une condition qui n’était utile qu’à eux, ou plutôt il stipulait pour le genre humain. » Il est très-possible, après cela, que la condition stipulée par l’humain et généreux Gélon n’ait pas été strictement exécutée : on ne coupe pas court à une superstition par un traité, et d’ailleurs il n’était pas là pour y tenir la main. […] Mais, en attendant, et à part toute discussion, pourquoi, dans ce ramas d’hommes de guerre et d’assiégeants, l’auteur n’a-t-il pas eu l’idée de nous faire rencontrer un Grec, un seul, animé de l’esprit de Gélon, un disciple, par la pensée, des Xénophon, des Aristote, des anciens sages de son pays, un jeune Achéen contemporain d’Aratus, ayant déjà en soi le germe des sentiments humains de Térence, ayant lu Ménandre, et qui, fourvoyé dans cette affreuse guerre, la jugeant, sentant comme nous et comme beaucoup d’honnêtes gens d’alors en présence de ces horreurs, nous aiderait peut-être à les supporter ? […] Dans une composition autrement conçue, et où l’on aurait moins usé jusque là des grands moyens, ce passage ferait de l’effet ; mais les nerfs humains ne sont pas des cordages, et, quand ils en ont trop, quand ils ont été trop broyés et torturés, ils ne sentent plus rien. […] En présence de ce roman ou de ce poème tout archéologique, c’est le cas ou jamais de le redire : l’art, nonobstant toute théorie, l’art dans sa pratique n’est pas une chose purement abstraite, indépendante de toute sympathie humaine : et je prends le mot de sympathie dans son acception la plus vaste.

779. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Mathurin Regnier et André Chénier »

Il ne lui arrive jamais, aux heures de rêverie, de voir, dans les étoiles, des fleurs divines qui jonchent les parvis du saint lieu, des âmes heureuses qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les nuits, un mystérieux langage aux âmes humaines. […] Il est vrai que du milieu du paysage, tout en s’y promenant ou couché à la renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses merveilleuses beautés, tandis que l’œil humain, du haut des nuages, l’œil d’Élie sur son char, ne verrait en bas la terre que comme une masse un peu confuse. […] Il le sentait bien, et ne se livrait à elles que par instants, pour revenir ensuite avec plus d’ardeur à l’étude, à la poésie, à l’amitié. « Choqué, dit-il quelque part dans une prose énergique trop peu connue44, choqué de voir les lettres si prosternées et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d’une jeunesse forte et fougueuse : mais, toujours dominé par l’amour de la poésie, des lettres et de l’étude, souvent chagrin et découragé par la fortune ou par moi-même, toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d’ouvrages qu’aucune bassesse n’a flétris. […] C’est alors qu’un soir, après avoir assez mal dîné à Covent-Garden, dans Hood’s tavern, comme il était de trop bonne heure pour se présenter en aucune société, il se mit, au milieu du fracas, à écrire, dans une prose forte et simple, tout ce qui se passait en son âme : qu’il s’ennuyait, qu’il souffrait, et d’une souffrance pleine d’amertume et d’humiliation ; que la solitude, si chère aux malheureux, est pour eux un grand mal encore plus qu’un grand plaisir ; car ils s’y exaspèrent, ils y ruminent leur fiel, ou, s’ils finissent par se résigner, c’est découragement et faiblesse, c’est impuissance d’en appeler des injustes institutions humaines à la sainte nature primitive ; c’est, en un mot, à la façon des morts qui s’accoutument à porter la pierre de leur tombe, parce qu’ils ne peuvent la soulever ;— que cette fatale résignation rend dur, farouche, sourd aux consolations des amis, et qu’il prie le Ciel de l’en préserver. […] Or j’ai soigneusement recherché dans ses œuvres les traces de ces premières et profondes souffrances ; je n’y ai trouvé d’abord que dix vers datés également de Londres, et du même temps que le morceau de prose ; puis, en regardant de plus près, l’idylle intitulée Liberté m’est revenue à la pensée, et j’ai compris que ce berger aux noirs cheveux épars, à l’œil farouche sous d’épais sourcils, qui traîne après lui, dans les âpres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamées ; qui brise sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sacrifices ; qui repousse la plainte du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu’il est esclave ; j’ai compris que ce berger-là n’était autre que la poétique et idéale personnification du souvenir de Londres, et de l’espèce de servitude qu’y avait subie André ; et je me suis demandé alors, tout en admirant du profond de mon cœur cette idylle énergique et sublime, s’il n’eût pas encore mieux valu que le poète se fût mis franchement en scène ; qu’il eût osé en vers ce qui ne l’avait pas effrayé dans sa prose naïve ; qu’il se fût montré à nous dans cette taverne enfumée, entouré de mangeurs et d’indifférents, accoudé sur sa table, et rêvant, — rêvant à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu’il y a de plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains ; rêvant aux maux de la solitude, à l’aigreur qu’elle engendre, à l’abattement où elle nous prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souffrance ; — pourquoi non ? 

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