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1354. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — II » pp. 375-394

On sait du reste que Frédéric n’était pas le philosophe tout idéal et tout à la Marc Aurèle que les gens de lettres ses amis se hâtèrent de promettre un peu témérairement au monde quand il monta sur le trône ; mais il était réellement philosophe par goût, par bon sens, parce qu’il réduisait chaque chose à la juste réalité, et que, tout en faisant vaillamment son rôle et son métier de souverain, il se séparait à tout instant de cette destinée d’exception pour se juger, pour se regarder soi-même et les autres. […] Il semble qu’on ait tout dit à l’honneur des lettres et pour célébrer la douceur dont elles sont dans les différentes circonstances et aux différents âges de la vie ; il y a longtemps qu’on ne fait plus que paraphraser le passage si connu de Cicéron plaidant pour le poète Archias : « Haec studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant… », Frédéric nous offre une variante piquante à cet éloge universel des lettres et de l’étude ; il va jusqu’à prétendre, sans trop de raffinement et d’invraisemblance, que toutes les passions (une fois qu’elles ont jeté leur premier feu) trouvent leur compte dans l’étude et peuvent, en s’y détournant, se donner le change par les livres : Les lettres, écrit-il au prince Henri (31 octobre 1767), sont sans doute la plus douce consolation des esprits raisonnables, car elles rassemblent toutes les passions et les contentent innocemment : — un avare, au lieu de remplir un sac d’argent, remplit sa mémoire de tous les faits qu’il peut entasser ; — un ambitieux fait des conquêtes sur l’erreur, et s’applaudit de dominer par son raisonnement sur les autres ; — un voluptueux trouve dans divers ouvrages de poésie de quoi charmer ses sens et lui inspirer une douce mélancolie ; — un homme haineux et vindicatif se nourrit des injures que les savants se disent dans leurs ouvrages polémiques ; — le paresseux lit des romans et des comédies qui l’amusent sans le fatiguer ; — le politique parcourt les livres d’histoire, où il trouve des hommes de tous les temps aussi fousaf, aussi vains et aussi trompés dans leurs misérables conjectures que les hommes d’à présent : — ainsi, mon cher frère, le goût de la lecture une fois enraciné, chacun y trouve son compte ; mais les plus sages sont ceux qui lisent pour se corriger de leurs défauts, que les moralistes, les philosophes et les historiens leur présentent comme dans un miroir. […] Les lettres telles qu’il vient de les définir, c’est une espèce de paisible et magnifique hôtel des Invalides pour les passions ; elles n’y sont plus qu’à l’état de goûts innocents, comme dans les champs Élysées du poète.

1355. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — IV » pp. 103-122

Et puis cette nature discrète et décente de Fénelon, qui était le goût suprême, devait être choquée de bien des outrecuidances de Villars, lui reconnaît cependant de l’ouverture d’esprit, de la facilité à comprendre, « avec une sorte de talent pour parler noblement ; quand sa vivacité ne le mène pas trop loin » ; et il ajoute « qu’il fait beaucoup plus de fautes en paroles qu’en actions ». […] Elle avait du goût pour Villars, et aujourd’hui que toutes les fantasmagories, les amas de sottises et d’horreurs contre Mme de Maintenon sont tombés, c’est assurément une bonne note pour lui que cette amitié constante et cet appui, quelle qu’en soit l’origine première. […] Une cause pour cela c’est qu’on y meurt de faim l’hiver, et qu’on y est tué l’été : l’on peut n’être pas de ce goût-là sans passer pour extraordinaire.

1356. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Journal et mémoires du marquis d’Argenson, publiés d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Louvre pour la Société de l’histoire de France, par M. Rathery » pp. 238-259

Chauvelin, qui l’avait pris en goût, de devenir bientôt ministre. […] D’Argenson a écrit quelque part, dans cette supposition favorite de son futur ministère : « Si j’étais premier ministre et le maître, certainement j’établirais une académie politique dans le goût de celle de M. de Torcy. » Et voilà à quoi, certainement, il était le plus propre : établir une Académie des sciences morales et politiques, faire une société de l’Entresol en grand et au premier étage, y lire, en compagnie de gens de savoir et de mérite, des mémoires nourris, instructifs, à vues nombreuses et touffues, à projets drus et vifs, et dans lesquels d’autres que lui verraient ensuite ce qui est à prendre ou à laisser, ce qui est pratique ou ce qui ne l’est pas. […] Les Français se livrent volontiers aux étrangers, et même plus volontiers qu’à leurs compatriotes ; ils font à l’étourdie les honneurs d’eux-mêmes, « de sorte que ce goût frondeur, qui domine principalement dans la bonne compagnie, ayant porté nos Français à dire mille maux de la faiblesse de la nation, de la nonchalance insurmontable du ministère pour se porter à la guerre, de l’état prétendu désespéré de nos finances, de la mollesse de nos jeunes gens », en un mot de l’abaissement de la France, il n’était pas extraordinaire que les étrangers eussent rapporté dans leur pays ces impressions puisées dans la meilleure compagnie de Paris, et eussent répandu l’idée qu’on pouvait nous braver impunément, ne plus compter avec nous.

1357. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Sismondi. Fragments de son journal et correspondance »

L’amour des Lettres, aux âges de belle culture, suppose loisir, curiosité et désintéressement ; il suppose aussi une latitude de goût et même de caprice, une liberté d’aller en tous sens. […] Sa famille méconnut ses goûts ; au sortir du collège, on l’envoya à Lyon dans une des premières maisons, pour y être commis ; il s’y rencontra avec son compatriote Eynard, le futur philhellène. […] Sa mère était une personne supérieure que Sismondi plus tard n’hésitera pas à comparer à Mme de Staël, non pour le génie et le brillant de l’esprit ; Mme de Staël l’emportait par ces côtés : « Mais ma mère, dira-t-il dans la conviction et l’orgueil de sa tendresse, ne le cède en rien ni pour la délicatesse, ni pour la sensibilité, ni pour l’imagination ; elle l’emporte de beaucoup pour la justesse et pour une sûreté de principes, pour une pureté d’âme qui a un charme infini dans un âge avancé. » Cette mère, femme d’un haut mérite et d’un grand sens, dominera toujours son fils, influera sur lui par ses conseils, le dirigera même à l’entrée de la carrière littéraire et, le détournant tant qu’elle le pourra des discussions théoriques pour lesquelles il avait du goût, le poussera vers les régions plus sûres et plus abritées de l’histoire7.

1358. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Lettres inédites de Michel de Montaigne, et de quelques autres personnages du XVIe siècle »

Depuis lors, M. de Laferrière est passé à l’histoire pure, en allant prendre copie en Russie des nombreuses lettres de Catherine de Médicis que possède la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg ; mais il est resté fidèle à la variété de ses goûts et à sa littérature première en y ajoutant, chemin faisant, quantité de menu butin recueilli ou glané sur d’autres branches plus agréables qui s’offraient à lui. […] Ces gens de goût, Montaigne et Horace, quand ils nous parlent d’eux et qu’ils se jugent, doivent être écoutés avec intelligence et sourire, avec quelque chose de ce sourire fin qu’eux-mêmes ils ont en nous parlant. […] « Pour moi, dit à l’opposé Montaigne, je loue une vie glissante sombre et muette. » Et il faut voir comme il justifie et motive son goût, cette antipathie qu’il a de toutes les parades et de tous les charlatanismes.

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