Écoutez le poète peignant l’attroupement des rois et de l’armée à la voix de Nestor : « Tous les rois, porteurs de sceptre, se lèvent, obéissent au pasteur des peuples et accourent en foule avec les Grecs. […] Ménélas le provoque en vain ; Pâris, dont la beauté martiale déguise mal la lâcheté, s’enfuit et se perd dans la foule des Troyens. […] Tant que dure le matin et que s’élève l’astre sacré du jour, la foule jonche le sol ; mais, à l’heure où le bûcheron apprête son repas dans les clairières de la forêt, quand ses bras se sont fatigués à couper les grands arbres et que le besoin de prendre une salutaire nourriture se fait sentir, alors, etc. » Remarquez avec quelle complaisance habile et gracieuse à la fois Homère rappelle l’esprit détendu de l’horreur des combats aux plus sereines scènes de la vie rurale ! […] Leurs pieds foulent les cadavres et les boucliers, l’essieu tout entier est souillé de sang ; le sang tache aussi les anneaux d’airain qui tiennent au timon ; les gouttes sanguinolentes que font éclabousser les jantes des roues et les sabots des chevaux rejaillissent et se collent sur ces anneaux. » Ajax, le rival d’Achille en valeur, aperçoit Hector, en est épouvanté, recule et se perd dans la foule, n’osant se mesurer au fils de Priam. […] Ainsi s’élance la pensée de l’homme qui jadis a parcouru de nombreuses contrées ; il se les retrace dans son esprit avec une mémoire intelligente, se disant : J’étais ici, j’étais là, et se représentant une foule de souvenirs.
La foule accorde au savant ce qu’elle refuse au prêtre. […] Celui de de Maistre a une âme qui est le roi, des organes qui sont les grands, un instrument qui est l’homme armé, une matière qui est la foule. […] Si elle ne l’est pas, c’est que nos littérateurs ont formé comme un monde à part, factice, inintelligible à la foule. […] Ce n’est qu’au théâtre, parce que le théâtre s’adresse à la foule, que l’inspiration religieuse se retrouve, et mêlée à bien d’autres choses. […] Ils se paient de mots, comme une foule, et de mots qu’ils trouvent, comme des auteurs.
Mais c’est là une besogne crépusculaire ; on ne doit pas convier la foule aux exécutions. […] Est-il naturel qu’un homme supérieur soit toujours inquiété des mêmes inquiétudes que la foule ? […] Barrès, qui avait des raisons d’estimer hautement son moi et de le juger intachable, n’a pu transmettre ces raisons essentielles à la foule de ses imitateurs. […] Au théâtre, on s’adresse à la fois à un seul et à tous, à un homme et à une foule ; il faut être poète et tribun, artiste et logicien ; mettre en action une idée, mais que l’action se puisse comprendre au vu de son mouvement propre. […] La scène est shakespearienne, et même trop ; avec ses revirements de la foule dominée par une volonté, elle rappelle trop l’ironie de Jules César.
Ce motif dirige la grande foule des écrivains, — qui ne s’avisent de littérature que pour l’écriture : babillage excessif, où la niaiserie fuse avec élégance ; opinions pitoyables qui crèvent comme des bulles ; combinaisons de mots harmonieux ; sont babioles dont ils jouent — ces virtuoses !
Diverses raisons peuvent faire couler les larmes ; mais les larmes ont toujours une semblable amertume : d’ailleurs, il est rare qu’on pleure à la fois pour une foule de maux ; et quand les blessures sont multipliées, il y en a toujours une plus cuisante que les autres, qui finit par absorber les moindres peines.