On lisait sur sa physionomie ce mot de Machiavel sur la fortune : « Je donne carrière à sa malignité, satisfait qu’elle me foule ainsi aux pieds pour voir si à la fin elle n’en aura pas quelque honte ! […] Je vis au milieu d’eux comme au milieu d’une foule qu’on traverse sans s’y attacher à personne. […] Il fallait que cela fût ainsi pour qu’un solitaire qui avait traversé les foules et les bruits du monde pût se trouver plus heureux dans la société de ces morts que dans la société des vivants. […] J’ai eu l’occasion d’observer souvent par moi-même, pendant le long dialogue que le hasard d’une révolution avait établi entre moi et la foule, que plus j’étais lettré dans mes harangues, plus le peuple m’écoutait ; que la vulgarité du langage n’attirait que son mépris, mais que les paroles portées à la hauteur de ses sentiments par ses orateurs obtenaient sur ce peuple un ascendant d’autant plus sûr que ces orateurs élevaient plus haut le diapason de leur éloquence. […] La vie, dans ma situation, et après les épreuves que j’ai traversées ou que je traverse, ressemble à ces spectacles dont on sort le dernier et où l’on stationne malgré soi, en attendant que la foule s’écoule, quand la salle est déjà vide, que les lustres s’éteignent, que les lampes fument, que la scène se dénude avec un lugubre fracas de ses décorations, et que les ombres et les silences, réalités sinistres, rentrent sur cette scène tout à l’heure illuminée et retentissante d’illusions.
Figurons-nous bien, car c’est le devoir de la critique de se déplacer ainsi à tout moment et de mettre chaque fois sa lorgnette au point, — figurons-nous donc, non pas seulement dans la salle de l’hôpital de la Trinité à Paris (cette salle me semble trop étroite), mais dans une des places publiques d’une de ces villes considérables, Angers ou Valenciennes, devant la cathédrale ou quelque autre église, un échafaud dressé, recouvert et orné de tapisseries et de tentures magnifiques, et tout alentour une foule avide et béante ; des centaines d’acteurs de la connaissance des spectateurs, jouant la plupart au vrai dans des rôles de leur métier ou de leur profession : des prêtres faisant ou Dieu le Père ou les Saints ; des charpentiers faisant saint Joseph ou saint Thomas ; des fils de famille dans les rôles plus distingués, et quelques-uns de ces acteurs sans nul doute décelant des qualités naturelles pour le théâtre ; figurons-nous dans ce sujet émouvant et populaire, cru et vénéré de tous, une suite de scènes comme celles que je ne puis qu’indiquer : — le dîner de saint Matthieu le financier, qui fait les honneurs de son hôtel à Jésus et à ses apôtres, dîner copieux et fin, où l’on ne s’assoit qu’après avoir dit tout haut le bénédicité, où les gais propos n’en circulent pas moins à la ronde, où l’un des apôtres loue la chère, et l’autre le vin ; — pendant ce temps-là, les murmures des Juifs et des Pharisiens dans la rue et à la porte ; — puis les noces de Cana chez Architriclin, espèce de traiteur en vogue, faisant noces et festins, une vraie noce du xve siècle ; — oh ! […] Mais en chemin il rencontre Jésus traînant après lui la foule ; il le voit, ressusciter le fils de la veuve de Naïm, et il se convertit. […] Plus tard, d’ans l’admirable sermon pour le jour de sainte Madeleine, prêché par Massillon, ce maître des cœurs, il y aura quelques traits, quelques intentions qui, de loin, rappelleront ce même motif : c’est quand la pécheresse qui chez Massillon est aussi une femme de qualité, après avoir entendu Jésus une première fois, déjà touchée et à demi pénitente, se dit en elle-même : « Ses regards tendres et divins m’ont mille fois démêlée dans la foule… Il a eu sur moi des attentions particulières ; il n’a, ce me semble, parlé que pour moi seule… » Et la voilà déjà à demi gagnée ; sa coquetterie même sert à sa conversion.
Proust se trouve ici dans la position de la foule non documentée, mais hostile, ses objections sont intéressantes. […] Or je le réimprime : « Il y a ceux dont la clameur jeta l’idée sur le déploiement des villes grises et bleuâtres, par-dessus les dômes des académies, les colonnes de victoire, les jardins d’amour, les halles en fer du commerce, les astres électriques éclairant les essors des express ou les remous nerveux des foules, jusque les océans de sillons fructueux, jusque les gestes du semeur et l’effort solitaire du labour, jusqu’aux lentes pensées du rustre fumant contre l’âtre, jusqu’à l’espoir du marin penché aux bastingages pour suivre la palpitation lumineuse de la mer. » Voyez-vous là un mot inintelligible ? […] Qui sait si les dialectes même de l’élite et de la foule n’iront pas décidément divergents, s’il n’y aura pas un français littéraire et un français vulgaire ?
Les sciences physiques offrent une foule d’exemples de découvertes d’abord isolées, qui restèrent de longues années presque insignifiantes et n’acquirent de l’importance que longtemps après, par l’accession de faits nouveaux. […] Il est une foule d’études qui n’ont ainsi de valeur qu’en vue d’un but ultérieur. […] Une foule d’existences littéraires, en apparence perdues, ont été en effet utiles et nécessaires.
Cet académicien obscur, un de ces hommes sans imagination, sans génie, sans usage du monde, mais qui percent la foule par la singularité, par de petites manœuvres cachées, par le masque imposant de la sévérité, par le ton caustique & frondeur, s’éleva contre la manière établie d’annoncer les vérités de la religion. […] Ceux qui apprennent difficilement, mais qui composent avec facilité & avec génie, attireroient une foule d’auditeurs ; & ceux qui n’ont pour tout mérite que de la hardiesse & de la mémoire, qui prodiguent le dégoût & l’ennui, céderoient enfin au talent, & ne dégraderoient plus la dignité de la chaire. […] Il n’envisage que cette foule inutile de sermoneurs ennuyeux & monotones qui débitent, avec emphase & tant de confiance, des choses communes, puériles & ridicules.