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1494. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIIe entretien » pp. 87-159

Nous vous en demandons mille fois pardon ; mais tranquillisez-vous ; notre métaphysique n’empruntera point ces termes d’école et de pédagogie qui ne servent qu’à cacher le vide des idées sous le prestige des mots, et à obscurcir ce qu’il faut éclaircir ; notre métaphysique n’est que du bon sens exprimé en langue vulgaire. […] … En sorte que toute l’humanité naissante, déchue, gémissante, priante, chancelante, vivante, morte, ressuscitée, est contenue et exprimée dans cette épopée des races hébraïques ; que le prêtre et le poète n’est qu’un seul homme pour les peuples de cette théogonie ; et que toutes les fois que le peuple assiste à ses mystères dans les temples, il entend le pontife réciter ses annales, chanter ses hymnes, commémorer ses drames, et qu’il assiste ainsi à sa propre épopée en action ! […] Le chef-d’œuvre des véritables grands écrivains, c’est d’anéantir en eux le talent et de n’exprimer que l’homme ; mais, pour cela, il faut que la sensibilité soit plus accomplie en eux que l’art, c’est-à-dire il faut qu’ils soient plus grands hommes encore par le cœur que par le style.

1495. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le marquis de Lassay, ou Un figurant du Grand Siècle. — II. (Fin.) » pp. 180-203

Saint-Simon n’a pas rendu en des termes plus énergiques M. le Prince fils du Grand Condé, et, en nous retraçant le portrait de ce personnage avec qui il avait eu tant de choses à démêler, Lassay est d’une précision aussi inexorable que Mme de Staal de Launay lorsqu’elle nous exprime si au vif la duchesse du Maine. […] Lassay était de ces esprits tempérés, bien faits et polis, que l’usage du monde a perfectionnés en les usant, qui ont peu d’imagination, qui n’ajoutent rien aux choses, et qui prisent avant tout une observation juste, une pensée nette dans un tour vif et concis : « Un grand sens, disait-il, et quelque chose de bien vrai renfermé en peu de paroles qui l’expriment parfaitement, est ce qui touche le plus mon goût dans les ouvrages d’esprit, soit en vers, soit en prose. » Il n’allait pas pourtant jusqu’à la sécheresse, et il tenait à rester dans le naturel ; il croyait que les choses qu’on dit ont quasi toujours chance de plaire quand elles sont plutôt senties que pensées : « Il y a des gens qui ne pensent qu’à proportion de ce qu’ils sentent, observait-il ; et il semble que leur esprit ne sert qu’à démêler ce qui se passe dans leur cœur : ces gens-là, qui sont toujours vrais, ont quelque chose de naturel qui plaît à tout le monde. » Chamfort, qui prête quelquefois de son âcreté aux autres et qui est homme à la glisser sous leur nom, a écrit dans ses notes : « M. de Lassay, homme très doux, mais qui avait une grande connaissance de la société, disait qu’il faudrait avaler un crapaud tous les matins pour ne trouver plus rien de dégoûtant le reste de la journée quand on devait la passer dans le monde. » On ne voit rien ou presque rien dans ce que dit et dans ce qu’écrit Lassay qui soit en rapport avec une si amère parole54.

1496. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

» Ce grain à grain me rappelle qu’elle disait encore, pour exprimer cette vertu de patience laborieuse, et en y mettant son humble geste de femme : « Il faut faire de la vie comme on coud, point à point. » J’ai encore beaucoup à dire, je ne suis presque qu’au commencement. On consacre tous les jours de longues pages aux hommes soi-disant de puissance et d’action qui, bien souvent gouvernés eux-mêmes, passent pour avoir gouverné le monde, à ceux qui ont traité et souvent trafiqué des nations : pourquoi regarderait-on à quelques pages de plus ou de moins, quand il s’agit de ces êtres d’élite qui ont habité et véritablement régné dans la sphère spirituelle, dans le monde du cœur, et qui n’ont cessé toute leur vie de cultiver et de cueillir la fleur des meilleurs sentiments ; êtres innocents et brisés, mais qui parlent par leurs blessures et qui apprennent ou rappellent de douces choses, — ou des choses amères, exprimées avec douceur, — aux hommes leurs semblables ?

1497. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. NISARD. » pp. 328-357

A l’appui de son livre sur les poëtes latins, qui n’a pas été assez lu dans le sens juste où il l’avait écrit, et comme démonstration accessoire, il a exprimé directement sa pensée sur toute une classe d’écrivains modernes par son manifeste contre ce qu’il a appelé la littérature facile. […] Nisard en a été désormais bien dessinée ; tous ses travaux, depuis, n’ont fait qu’y ajouter et la rendre plus respectable ; il y est assis, il s’y appuie en toutes choses, il s’en prévaut ; il le sait, et il le donne à connaître ; et lui-même, en tête de je ne sais plus quel article écrit vers le temps de sa polémique, il a naïvement exprimé cette satisfaction intime qu’on éprouve, lorsque, après des tâtonnements, ayant enfin trouvé sa voie, on s’assied sur une borne un moment, et qu’on parcourt du regard, derrière et en avant, sa belle carrière, prêt à repartir.

1498. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « M. MIGNET. » pp. 225-256

Au point de vue élevé où il se plaçait, et dans le regard sommaire sous lequel il embrassait et resserrait une longue suite d’événements, il arrivait à y saisir les points fixes, les nœuds essentiels, les lois, et déjà il laissait échapper de ces mots, de ces maximes, chez lui familières et fondamentales, qui exprimaient ce qu’on a pu appeler son système. […] M.Mignet, on l’a vu, distingue dans l’histoire deux portions, l’une plus fixe et comme infaillible, qui tient aux lois des choses, et l’autre plus mobile, plus ondoyante, qui tient aux hommes : or on peut observer que souvent il exprime bien fortement la première et lui subordonne trop strictement la seconde ; et cette inégalité n’a pas lieu seulement (comme il serait naturel de l’admettre) dans la conception et l’ordonnance générale du tableau, mais elle se poursuit dans le détail, elle se traduit et se prononce dans la marche du style et jusque dans la forme de la phrase.

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