/ 4127
2319. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Feuillet de Gonches »

Feuillet est un de ces esprits qui peuvent faire toujours, et avec la plus grande aisance, ce qu’on attend le moins et ce qui doit surprendre le plus. […] C’est qu’il appartient, en effet, à cette race d’esprits qui ne s’enfoncent dans quoi que ce soit et restent à fleur d’eau de tout, — ce qui ne veut pas dire qu’ils ne savent pas y plonger. […] On eût senti l’esprit qui crée là où l’on ne sent que le talent qui traduit ou imite, quoique imiter et traduire n’impliquent pas nécessairement qu’on ne puisse très bien inventer. […] Il a lu les Contes d’enfants et de la maison, les Forêts tudesques et les Légendes allemandes, et avec cette nature d’esprit qui le distingue et qui lui fait rencontrer parfois les unissons les plus heureux, il s’en est admirablement inspiré.

2320. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXV. Des éloges des gens de lettres et des savants. De quelques auteurs du seizième siècle qui en ont écrit parmi nous. »

En Angleterre, en Italie, en France, en Espagne, en Russie, à la Chine, tous ces hommes, sans se connaître et sans s’être vus, animés du même esprit, suivent le même plan. […] Des savants dans les langues, tels qu’Adrien Turnèbe, un des critiques les plus éclairés de son siècle, Guillaume Budé, qu’Érasme nommait le prodige de la France, et dont il eut la faiblesse ou l’orgueil d’être jaloux, qui passait pour écrire en grec à Paris comme on eût écrit à Athènes, et qui, malgré ce tort ou ce mérite, fut ambassadeur, maître des requêtes et prévôt des marchands ; Longueil, aussi éloquent en latin que les Bembe et les Sadolet, et mort à trente-deux ans, comme un voyageur tranquille qui annonce son départ à ses amis ; Robert et Henri Étienne, qui ne se bornaient pas, dans leur commerce, à trafiquer des pensées des hommes, mais qui instruisaient eux-mêmes leur siècle ; Muret exilé de France, et comblé d’honneurs en Italie ; Jules Scaliger, qui, descendu d’une famille de souverain, exerça la médecine, embrassa toutes les sciences, fut naturaliste, physicien, poète et orateur, et soutint plusieurs démêlés avec ce célèbre Cardan, tour à tour philosophe hardi et superstitieux imbécile ; Joseph Scaliger sort fils, qui fut distingué de son père, comme l’érudition l’est du génie ; et ce Ramus, condamne par arrêt du parlement, parce qu’il avait le courage et l’esprit de ne pas penser comme Aristote, et assassiné à la Saint-Barthélemi, parce qu’il était célèbre, et que ses ennemis ou ses rivaux ne l’étaient pas. Des jurisconsultes comme Baudouin, Duaren et Hotman, commentateurs de ces lois romaines, si nécessaires à des peuples barbares qui commençaient à étudier des mots, et n’avaient point de lois ; d’Argentré, d’une des plus anciennes maisons de Bretagne, et auteur d’un excellent ouvrage sur la coutume de sa province ; Tiraqueau, qui eut près de trente enfants, et composa près de trente volumes ; Pierre Pithou, qui défendit contre Rome les libertés de l’église de France, qui devraient être celles de toutes les églises ; Bodin, auteur d’un livre que Montesquieu n’a pas fait oublier ; enfin, Cujas et Dumoulin, tous deux persécutés, et tous deux hommes de génie, dont l’un a saisi dans toute son étendue le véritable esprit des lois de Rome, et l’autre a trouvé un fil dans le labyrinthe immense de nos coutumes barbares. […] D’autres écrivains dans différents genres, tels qu’Amyot, traducteur de Plutarque, et grand aumônier de France ; Marguerite de Valois, célèbre par sa beauté comme par son esprit, rivale de Boccace, et aïeule de Henri IV ; et ce Rabelais, qui joua la folie pour faire passer la raison ; et ce Montaigne, qui fut philosophe avec si peu de faste, et peignit ses idées avec tant d’imagination.

2321. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article »

Sa République ne fit pas moins de bruit dans son temps, que l’Esprit des Loix dans le nôtre. […] Les Ouvrages de ces deux Auteurs si inégaux, traitent des mêmes matieres, offrent quelquefois le même procédé, & il n’est pas permis de douter que l’érudition confuse & indigeste qui surcharge le Livre de la République, n’ait été la mine brute dont l’Auteur de l’Esprit des Loix s’est habilement enrichi.

2322. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Histoire du règne de Henri IV, par M. Poirson » pp. 210-230

L’Espagne était depuis un siècle dans un accroissement de puissance et d’ascendant qui troublait les conditions d’existence et les rapports naturels des pays voisins, et menaçait tout l’occident de l’Europe ; et en même temps elle apportait dans ses conquêtes politiques un système d’oppression absolue et de machiavélisme pratique qui tendait à pervertir la morale, à nouer tout développement de l’esprit et à déformer l’humanité. […] De près, quand on repasse, en étudiant l’histoire, par les mêmes traces exactement que les contemporains, quand on le fait avec un esprit de suite et de patiente impartialité, on est saisi d’effroi et de tremblement, on éprouve quelque chose de leurs anxiétés et de leurs angoisses ; on voit l’abîme et on le côtoie avec eux ; on est oppressé, on est soulagé à l’heure de la délivrance, on est reconnaissant. […] Mais cela vient de la promptitude admirable de son esprit. […] Celle-ci avait dissipé les derniers fuyards de la Ligue et contribué à remettre le bon ordre dans les esprits et dans les cités ; l’autre allait former à la vie rurale le père de famille gentilhomme, de retour au manoir des ancêtres, et quand il avait pendu au clou son armure. […] Nous autres critiques de profession, nous apprenons, dans ces discussions si nourries, à apprécier tant d’esprits solides, ingénieux et mûrs qui, pour s’être occupés pendant leur vie d’autre chose encore que des lettres, n’y reviennent jamais qu’avec plus de rectitude et de haut bon sens.

2323. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Œuvres de Louise Labé, la Belle Cordière. »

On ne voit d’ailleurs dans ces pièces où il parle de Bon Temps rien de cet esprit ou de cet à-propos de circonstance qui popularise un nom. il y a quelque gaieté et de la facilité, c’est tout. […] Dessaix, a, depuis, remis en lumière un poème de lui intitulé la Savoie, qui avait paru en 1572 à Annecy, dédié à Marguerite de France, sœur de Henri II et duchesse de Savoie, la charmante et spirituelle protectrice des gens d’esprit de son temps. […] S’il m’était licite, je les vous dépeindrais, comme je les vois décrire aux hommes de bon esprit. […] Ils dient que ce sont gens mornes, sans esprit, qui n’ont grâce aucune à parler, une voix rude, un aller pensif, un visage de mauvaise rencontre, un œil baissé ; craintifs, avares, impitoyables, ignorants et n’estimant personne : loups-garous. […] Non seulement les malheureux et les accablés qui ont rejeté d’eux-mêmes le fardeau de la vie, mais tant d’autres qui l’ont subi et porté jusqu’à la fin, les poètes délicats et tendres, les esprits souffrants et douloureux, les timides et les effarouchés qui ont traversé le chemin en tremblant, qui s’y sont blessés, ou ceux même qui, sans trop s’y blesser, sont trop heureux d’avoir effleuré et rasé rochers et précipices, d’avoir éludé le plus fort de l’épreuve, tous ceux-là ne voudraient plus jamais rentrer dans le circuit des chances inconnues et dans le tourbillonnement des êtres.

/ 4127