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707. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Confessions de J.-J. Rousseau. (Bibliothèque Charpentier.) » pp. 78-97

Je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi… Ma mère avait laissé des romans ; nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. […] Un homme de la race aristocratique, mais élève de Rousseau, et qui n’avait pas beaucoup plus que lui le sentiment et la crainte du ridicule, M. de Chateaubriand, a repris dans René et dans ses Mémoires cette manière plus ou moins directe d’aveux et de confessions, et il en a tiré des effets magiques et surprenants. […] On a depuis renchéri sur ce style, on a cru le faire pâlir et le surpasser ; on y a certainement réussi pour quelques effets de couleurs et de sons.

708. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

D’Aguesseau nous offre avec plus de distinction et d’élégance ce qu’a Rollin, un style d’honnête homme, d’homme de bien, et qui, si on ne se laisse pas rebuter par quelque lieu-commun apparent, par quelque lenteur de pensée et de phrase, vous paie à la longue de votre patience par un certain effet moral auquel on n’était pas accoutumé. […] Pour se rendre compte de cet effet, et même en le réduisant à sa valeur, il convient de se rappeler que le Parlement, à cette date comme toujours, était un peu en retard sur le reste du siècle : aussi, en y apparaissant avec sa bonne mine, sa gravité tempérée d’affabilité et décorée de politesse, sa diction facile, nombreuse et légèrement fleurie, son élégance un peu concertée, l’élève adouci et orné de Despréaux fit une sorte de révolution relative ; il eut le mérite d’introduire et de naturaliser au parquet ce qui régnait déjà partout ailleurs ; et lui, le moins novateur des jeunes gens, il entra si à propos dans la carrière, que son premier pas fit époque. […] Le chancelier Voysin (à la fois secrétaire d’État de la Guerre) avait rédigé, à cet effet, une déclaration précise et rude, qu’il prétendait imposer au Parlement : mais d’Aguesseau, procureur général, et qui avait alors, dit Voltaire, ce courage d’esprit que donne la jeunesse 40, refusa absolument de s’en charger.

709. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen. (1850.) » pp. 76-96

Le principe qui dirigea Montaigne dans toute son administration fut de n’aller qu’au fait, au résultat, et de ne rien accorder à l’éclat et à la montre : « À mesure qu’un bon effet est plus éclatant, pensait-il, je rabats de sa bonté. » Car il est toujours à craindre qu’il n’ait été produit, plutôt pour être éclatant que pour être bon : « Étalé, il est à demi vendu. […] Au reste, il fera tout pour pressentir à l’avance les événements : « Je ferai ce que je pourrai pour sentir nouvelles de toutes parts, et, pour cet effet, visiterai et verrai le goût de toute sorte d’hommes. » Enfin, après avoir tenu le maréchal au courant de tout et des moindres bruits de ville, il le presse de revenir, l’assurant « que nous n’épargnerons cependant ni notre soin ni, s’il est besoin, notre vie pour conserver toutes choses en l’obéissance du roi ». […] Regardons à terre : les pauvres gens que nous y voyons épandus, la tête penchante après leur besogne, qui ne savent ni Aristote ni Caton, ni exemple ni précepte, de ceux-là tire nature tous les jours des effets de constance et de patience plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en l’école.

710. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Boileau. » pp. 494-513

C’est lui qui, entendant dire un jour à un jésuite que Pascal, retiré à Port-Royal-des-Champs, y faisait des souliers comme ces Messieurs, par pénitence, répliqua à l’instant : « Je ne sais s’il faisait des souliers, mais convenez, mon Révérend Père, qu’il vous a porté une fameuse botte. » Ce Jacques Boileau, par ses calembours et ses gaietés, me fait assez l’effet d’un Despréaux en facétie et en belle humeur. […] il récita ce dernier vers d’un ton si léger et rapide, qu’Arnauld, naïf et vif, et qui se laissait faire aisément, de plus assez novice à l’effet des beaux vers français, se leva brusquement de son siège et fit deux ou trois tours de chambre comme pour courir après ce moment qui fuyait. — De même, Boileau récitait si bien au père La Chaise son Épître théologique sur l’Amour de Dieu, qu’il enlevait (ce qui était plus délicat) son approbation entière. Pour jouir de tout l’agrément du Lutrin, j’aime à me le figurer débité par Boileau avec ses vers descriptifs et pittoresques, tantôt sombres et noirs comme la nuit : Mais la Nuit aussitôt de ses ailes affreuses Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses ; tantôt frais et joyeux dans leurs rimes toutes matinales : Les cloches dans les airs, de leurs voix argentines, Appelaient à grand bruit les chantres à matines ; avec ces effets de savant artifice et de légèreté, quand, à la fin du troisième chant, après tant d’efforts, la lourde machine étant replacée sur son banc, Le sacristain achève en deux coups de rabot, Et le pupitre enfin tourne sur son pivot ; ou avec ces contrastes de destruction et d’arrachement pénible, quand le poète, à la fin du quatrième chant, nous dit : La masse est emportée, et ses ais arrachés Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.

711. (1767) Salon de 1767 « Adressé à mon ami Mr Grimm » pp. 52-65

L’homme habile à qui l’homme riche demande un morceau qu’il puisse laisser à son enfant, à son héritier, comme un effet prétieux, ne sera plus arrêté par mon jugement, par le vôtre, par le respect qu’il se portera à lui-même, par la crainte de perdre sa réputation : ce n’est plus pour la nation, c’est pour un particulier qu’il travaillera, et vous n’en obtiendrez qu’un ouvrage médiocre, et de nulle valeur. […] Avec le tems, par une marche lente et pusillanime, par un long et pénible tâtonnement, par une notion sourde, secrette, d’analogie, acquise par une infinité d’observations successives dont la mémoire s’éteint et dont l’effet reste, la réforme s’est étendue à de moindres parties, de celles-cy à de moindres encore, et de ces dernières aux plus petites, à l’ongle, à la paupière, aux cils, aux cheveux, effaçant sans relâche et avec une circonspection étonante les altérations et difformités de nature viciée, ou dans son origine, ou par les nécessités de sa condition, s’éloignant sans cesse du portrait, de la ligne fausse, pour s’élever au vrai modèle idéal de la beauté, à la ligne vraie ; ligne vraie, modèle idéal de beauté qui n’exista nulle part que dans la tête des Agasias, des Raphaëls, des poussins, des Pugets, des Pigals, des Falconnets ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie dont les artistes subalternes ne puisent que des notions incorrectes, plus ou moins approchées que dans l’antique ou dans leurs ouvrages ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie que ces grands maîtres ne peuvent inspirer à leurs élèves aussi rigoureusement qu’ils la conçoivent ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie au-dessus de laquelle ils peuvent s’élancer en se jouant, pour produire le chimérique, le sphinx, le centaure, l’hippogriphe, le faune, et toutes les natures mêlées ; au-dessous de laquelle ils peuvent descendre pour produire les différents portraits de la vie, la charge, le monstre, le grotesque, selon la dose de mensonge qu’exige leur composition et l’effet qu’ils ont à produire, en sorte que c’est presque une question vuide de sens que de chercher jusqu’où il faut se tenir approché ou éloigné du modèle idéal de la beauté, de la ligne vraie ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie non traditionelle qui s’évanouit presque avec l’homme de génie, qui forme pendant un tems l’esprit, le caractère, le goût des ouvrages d’un peuple, d’un siècle, d’une école ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie dont l’homme de génie aura la notion la plus correcte selon le climat, le gouvernement, les loix, les circonstances qui l’auront vu naître ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie qui se corrompt, qui se perd et qui ne se retrouveroit peut-être parfaitement chez un peuple que par le retour à l’état de Barbarie ; car c’est la seule condition où les hommes convaincus de leur ignorance puissent se résoudre à la lenteur du tâtonnement ; les autres restent médiocres précisément parce qu’ils naissent, pour ainsi dire, scavants.

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