/ 2136
15. (1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Premiere partie. » pp. 12-34

Il fixe alors cette vaste étendue du Ciel, cette immense Nature, qui, fiere dans toutes ses productions n’a point fait d’esclaves, elle n’a point bâti de murs, elle n’a point forgé de chaînes ; cet oiseau qui sur une aîle hardie, franchit l’espace, cet animal des bois qui erre sans guide au gré de son instinct, l’ouragan qui passe, tout parle éloquemment à son cœur, & il apperçoit au milieu de l’Univers la liberté, & il s’écrie : c’est à toi que j’adresse mes vœux, ame des nobles travaux, mere des vertus & des talens ; toi qui formes les ames vigoureuses, les esprits élevés & lumineux ; toi qui ne faisant point d’opprimé, ne fais point d’oppresseur ; toi dont la main sacrée grave dans le cœur de l’homme le caractère primitif de la Justice ; c’est à toi que je voue mes jours, conduis mes pas & ma langue ; je le sens, tu éleveras ma pensée, tu la rendras digne de l’Univers. […] Que l’ignorance confonde l’homme de Lettres avec ces hommes livrés à la paresse sous le nom de repos, qui se dérobent à l’agitation générale pour vivre dans le desœuvrement, qui dorment mollement sur des fleurs, en s’abandonnant au cours enchanteur d’une riante imagination ennemie du travail, & amie de la paix, dont la longue carrière peut être considerée comme un doux rêve, & qui tombent dans les bras de la mort, sans avoir daigné graver sur la terre le souvenir de leur existence ; cette injustice ne m’étonnera point, elle sera digne d’elle : mais l’œil qui aura suivi les travaux de l’homme de Lettres jugera différemment, il le verra souvent insensiblement miné par de longues études, périr victime de son amour pour les Arts, tomber en poursuivant avec trop d’ardeur la vérité, comme l’oiseau harmonieux des bois tombe de la branche au milieu de ses chants, ou plutôt comme ces illustres Artistes dont la main intrépide interrogeant dans la région enflammée de l’air le phénomene électrique, couronnent tout à coup leur vie par une mort fatale & glorieuse. […] Ainsi parmi nous Condé honoroit Corneille ; c’étoit la gloire qui faisoit sa cour au génie : Ainsi dans tous les tems les grands dignes de ce nom ont fait les premiers pas vers les Ecrivains qui arrêtoient les regards de leur siécle. […] Trop grand pour s’occuper sérieusement d’objets frivoles, & s’il faut le dire trop amoureux de la gloire pour daigner rabaisser quiconque ignore qu’il en est une, il ne jugera dignes de ses coups que ceux qui par leur puissance influent sur la destinée des Etats, & s’il médit, ce ne fera des Rois de leurs Ministres & du vice des Empires. […] Dignes compagnes de l’homme, osez penser avec lui ; la Nature vous a donné le même esprit.

16. (1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Seconde partie. » pp. 35-56

Ami, ne te regarde pas comme une victime préparée pour le seul bonheur d’autrui : la Nature n’a pû te sauver les peines inévitables attachées à la condition humaine ; mais vois aussi toutes les qualités dont elle t’a doué avec une magnificence digne d’elle & de toi. […] C’est toi qui satisfais le penchant le plus digne de nous ; tu nous écartes des routes de la molesse pour nous faire marcher sur les pas des grands hommes ; tu ravis au néant le souvenir des nobles travaux ; sois toujours la passion la plus forte, la plus durable, la plus agissante dans l’homme de Lettres. […] Je l’avouerai elle est fouillée par des Auteurs mercenaires & méprisables, dignes milices de l’ignorance & de la calomnie dont ils suivent les mouvemens désordonnés. Au milieu de cette triste & dévorante anarchie, je ne ferai point entendre ma voix, mais je m’adresserai à vous qu’une émulation trop ardente, un amour excessif de la gloire conduisent à dépriser de trop dignes rivaux. […] Que ces têtes étroites, ces ames mal nées indifférentes sur l’intérêt général, concentrées dans leurs petits intérêts ne voyent que ce qui les blesse, vous hommes de Lettres & dignes de ce nom, vous ne profanerez point une plume qui ne doit être consacrée qu’au bien public, en la faisant servir à l’orgueil d’immoler un rival ; c’est à vous de donner l’exemple de ce généreux désintéressement, de cette impartialité qu’on est en droit d’attendre de vous, & que vous exigeriez pour vous même..

17. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

Dans son premier écrit (l’Essai sur l’étude de la littérature), et quinze ans avant de publier sa grande composition historique, il décelait déjà sa préférence pour ce grand tout continu et pacifique de l’Empire romain ; il le place presque au niveau de ce que l’Europe est devenue depuis ; il fait remarquer de plus, à l’avantage de cet ancien état du monde, que des pays, aujourd’hui barbares, étaient éclairés alors et jouissaient des bienfaits de la civilisation : Du temps des Pline, des Ptolémée et des Galien, dit-il, l’Europe, à présent le siège des sciences, l’était également ; mais la Grèce, l’Asie, la Syrie, l’Égypte, l’Afrique, pays féconds en miracles, étaient remplis d’yeux dignes de les voir. […] À l’âge de sept ans, on le mit aux mains d’un précepteur, d’un digne vicaire de campagne, John Kirkby, sur lequel il a laissé des paroles touchantes. […] Un autre endroit est celui qu’il a eu le bon goût de citer d’après son premier précepteur, John Kirkby, et où nous voyons ce digne et indigent vicaire de village se promenant au bord de la mer, « tantôt regardant l’étendue des flots, tantôt admirant la variété de belles coquilles éparses sur le rivage, et en ramassant toujours quelques-unes des plus rares pour en amuser au retour ses pauvres petits enfants ». […] Mais, dans tous ces passages, c’est encore le studieux chez Gibbon qui goûte la nature, et, soit qu’il parle en son nom, soit qu’il se souvienne de son digne précepteur, c’est toujours entre une lecture et une autre, et ayant., pour ainsi dire, le livre entrouvert sur sa table, qu’il aime à donner accès à la distraction champêtre, à s’accorder les perspectives naturelles, et à en savourer le sentiment tout à fait sobre, sincère pourtant chez lui et très doux. […] Lui qui devait écrire l’histoire du peuple le plus guerrier, il sut par la pratique les détails du métier : il fut digne de parler ensuite de la Légion.

18. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 263-264

En qualité de Poëte, sa gloire ne seroit point à l’épreuve de la critique ; une versification dure & négligée, peu de sentiment, point de pathétique, aucun de ces grands mouvemens qui excitent les passions & annoncent le génie, des ressorts plus dignes de Thalie que de Melpomene, seroient des défauts qui le rendroient inférieur à plusieurs de nos Poëtes Tragiques, qui n’ont pas cependant réussi comme lui. […] Un Prince qui honore ainsi les Lettres, est digne de tous leurs hommages.

19. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — F. — article » pp. 294-295

Aucun homme de Lettres n’oubliera ce Vers si caractéristique, où, d’un seul trait, digne de Michel-Ange, il peint le Temple de la Mort, Le Temps, qui détruit tout, en affermit les murs. […] Il a refondu celui de Robinson Crusoé, & a su en écarter les longueurs & les inutilités d’une maniere si heureuse, qu’il en a fait un Livre aussi amusant qu’instructif, & qui nous paroît digne de figurer parmi le petit nombre de bons Ouvrages nécessaires à l’éducation.

/ 2136