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311. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

On partait dans le christianisme d’un principe trop différent, trop contraire à cette beauté du dehors, pour la saluer à première vue et pour ne pas l’offenser à la rencontre. […] Ce n’est pas à vous qu’il est nécessaire de dire ces choses, puisque dès l’origine, et dans les différentes littératures, les modèles vous sont familiers et présents, et que vos esprits sont meublés de vrais termes de comparaison en tout genre. […] On ne s’est pas borné aux figures historiques, à proprement parler, on a voulu descendre dans le for intérieur, dans le foyer privé des hommes les plus éloquents par la plume ou la parole, et en examinant leurs papiers, leurs lettres autographes, les éditions premières de leurs œuvres, les témoignages de leurs alentours, les journaux des secrétaires qui les avaient le mieux connus, on s’est fait d’eux des idées un peu différentes, et certainement plus précises que celles que donnait la seule lecture de leurs œuvres publiques. […] Et, en cela, je suis averti d’être circonspect, quand je me rappelle combien les plus grands des esprits, les plus fermes et les plus hautes intelligences dans les différents ordres (Laplace, Lagrange, Napoléon), sont sobres d’éloges, mais aussi comme ils les font tomber juste sur la partie principale d’un mérite ou d’un talent ; et alors, il suffit d’un mot pour le marquer à jamais. […] J’ai souvent remarqué que, quand deux bons esprits portent un jugement tout à fait différent sur le même auteur, il y a fort à parier que c’est qu’ils ne pensent pas en effet, pour le moment, au même objet, aux mêmes ouvrages de l’auteur en question, aux mêmes endroits de ses œuvres ; que c’est qu’ils ne l’ont pas tout entier présent, qu’ils ne le comprennent pas actuellement tout entier.

312. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Introduction »

Laissons-les donc dans leur calme heureux, ils n’ont pas besoin de nous, leur bonheur est aussi varié en apparence que les différents lots qu’ils ont reçu de la destinée ; mais la base de ce bonheur est toujours la même, c’est la certitude de n’être jamais ni agité ni dominé par aucun mouvement plus fort que soi ; l’existence de ces êtres impassibles est soumise sans doute comme celle de tous les hommes aux accidents matériels qui renversent la fortune, détruisent la santé, etc. […] Les autres vivent un à un, sans analogie comme sans variété, leur existence est monotone, quoique chacun d’eux ait un but différent, et il y a autant de nuances que d’individus, sans qu’on puisse découvrir une véritable couleur. […] Ces différentes réflexions conduiraient enfin au principal but des débats actuels, à la manière de constituer une grande nation avec de l’ordre et de la liberté, et de réunir ainsi la splendeur des beaux-arts, des sciences et des lettres, tant vantées dans les monarchies, avec l’indépendance des républiques ; il faudrait créer un gouvernement qui donna de l’émulation au génie, et mit un frein aux passions factieuses ; un gouvernement qui put offrir à un grand homme un but digne de lui, et décourager l’ambition de l’usurpateur ; un gouvernement qui présenta, comme je l’ai dit, la seule idée parfaite de bonheur en tout genre, la réunion des contrastes. […] Il n’y a jamais trois intérêts dans un tel gouvernement, les privilégiés héréditaires et ceux qui ne le sont pas, peuvent être revêtus de noms différents ; mais la division se fait toujours sur ces deux bases, l’on se sépare et l’on se rallie, d’après ces deux grands motifs d’opposition. […] L’avantage de l’aristocratie de naissance, c’est la réunion des circonstances qui rendent plus probables dans une telle classe les sentiments généreux : l’aristocratie de l’élection doit, alors que sa marche est sagement graduée, appeler avec certitude les hommes distingués par la nature aux places éminentes de la société. — Ne serait-il pas possible que la division des pouvoirs donnât tous les avantages et aucun des inconvénients de l’opposition des intérêts, que deux chambres, un directoire exécutif, quoique temporaire, fussent parfaitement distinctes dans leurs fonctions ; que chacun prit un parti différent par sa place, mais non par esprit de corps, ce qui est d’une toute autre nature ?

313. (1911) La morale de l’ironie « Chapitre II. Le rôle de la morale » pp. 28-80

L’instinct individualiste (ou un autre instinct social différent que je néglige pour simplifier, quoiqu’il soit important) l’emporte et nous soutient contre l’organisation où nous sommes pris. […] Et c’est l’office de la religion et de la philosophie, j’entends de notre religion et de la philosophie qui a régné chez nous, car d’autres ont resserré d’une manière différente le lien social. […] Peut-être dans une société différente, créée à mon image, pourrais-je accepter des devoirs semblables à ceux dont vous voulez me lier. […] Et comment vous conduisez-vous, vous-mêmes, vis-à-vis des êtres différents de vous qui vivent sur la terre ? […] Sans doute de nombreux facteurs ont contribué à former les croyances morales, sans doute on peut les considérer sous bien des aspects différents et les rattacher à bien des causes diverses.

314. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre troisième. La volonté libre »

Ainsi se trouverait supprimée, avec la possibilité des mêmes causes, l’alternative des effets identiques ou différents. […] Il ne sera pas inutile d’examiner, sous un angle différent, des questions que nous avons longuement traitées ailleurs, ni de lever certaines difficultés qu’on a voulu nous opposer. […] En ce cas, non seulement les différents termes sont embrassés dans l’unité d’une même conscience, mais encore le lien de ces termes entre eux et avec l’action est conscient, réfléchi, raisonné. On peut dire qu’alors la détermination par le moi commence, puisque c’est le moi intelligent qui opère la synthèse des différents termes, des motifs et de l’acte. […] Par cela même, la liberté n’est pas « sans lois », mais elle a des lois propres, très différentes par leur nature des lois physiques.

315. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Analyse sociologique »

Comme de juste, toutes ces variétés ont persisté, se sont mêlées et diversifiées, si bien qu’en cette nation, l’une cependant de celles que marquent encore certains caractères saillants, on trouve les types les plus différents, méridionaux et scandinaves, gens à tête d’Ibères et individus mongoloïdes. […] La France des bataillons scolaires, des sociétés de gymnastique, des lycées de filles ne sera bientôt plus la France du second empire, qui était sûrement bien différente à Paris et au fond du Morbihan. […] Cependant ce tableau marque bien à quel point les diverses périodes littéraires d’une même nation présentent constamment des génies différents et opposables. […] Cet homme intérieur, parfois extrêmement différent de l’homme social, on ne peut le connaître que par ses actes libres, ses actes non intéressés, par le choix de ses plaisirs, par le jeu de ses facultés inutiles. […] Cette distinction intéressante entre « homme public » et « homme intérieur » — cette dernière formule renvoyant à une tradition spiritualiste ou mystique revue et corrigée par la psychologie positiviste — annonce la dichotomie proustienne séparant le moi social du « moi profond », comme les travaux des sociologues modernes consacrés aux différents « rôles sociaux » qui constituent notre identité multiple.

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