Un esprit, ainsi tourné à son propre sens et à la poursuite d’une félicité intime, ne fut donc pas un témoin très attentif ni très rigoureux du détail de la Révolution ; il n’en prit que ce qui allait à ses vues et ce qui favorisait ses espérances53. […] Il a parlé de la Révolution française, dans quelques-uns de ses écrits, en des termes grandioses et magnifiques : il est bon de voir comment il la prend et l’accueille dans le détail, avec une entière simplicité : Pendant la Révolution de France, dit-il, me trouvant à Amboise qui est mon lieu natal et ma commune domiciliaire, je me rendis comme les autres, avec les citoyens de ma compagnie, dans les bois de Chanteloup, au mois de thermidor l’an II de la République, pour y travailler à couper, porter et brûler de la bruyère, dont les cendres sont employées à faire de la poudre à tirer. […] Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu’elle frappe à la fois sur tous les ordres de la France, il est bien clair qu’elle frappe encore plus fortement sur le clergé… Plein de respect pour l’idée de sacerdoce, qui est à ses yeux peut-être la plus haute de toutes, Saint-Martin trouve tout simple que les individus de cet ordre aient été les premiers atteints et châtiés, de même que cette « révolution du genre humain » a commencé par les « lys » de France : « Comme aînés, dit-il, ils devaient être les premiers corrigés. » Je ne fais qu’indiquer ces manières de voir qui nous sont devenues depuis lors familières par le langage si net et si éclatant de M. de Maistre ; mais Saint-Martin y mêle des idées et des sentiments qui lui sont propres et qui ont beaucoup moins de netteté.
Il écrit de souvenir, un peu au hasard, et laisse galoper sa plume, sauf à se tromper sur des détails : « Je suis fils d’Auguste Roi (roi de Pologne et électeur de Saxe) ; la comtesse de Kœnigsmark est ma mère. […] Tous les maîtres y échouèrent : « Je l’ai appris depuis tout seul, ajoute-t-il, et, pour ainsi dire, du jour au lendemain. » Quant à écrire, il ne le sut jamais : l’orthographe de ses lettres originales est inimaginable ; mais, quand on a une fois rétabli ce détail de manière que l’œil ne soit plus déconcerté, la langue en est courante, simple, franche, corsée, semée ou lardée de traits gais, gaillards, et même parfois grandioses. […] Mais il est impossible que dans les dictées d’un homme de guerre d’une vocation aussi décidée il n’y ait pas de bonnes et fines remarques de détail (comme chez Montluc en son temps), des observations pratiques utiles au métier et d’autres qui touchent au moral de l’art et qui sont supérieures : Mes Rêveries en sont semées ; Napoléon, en les lisant, y a fait les deux parts10 ; et le comte Vitzthum a raison d’y signaler, à son tour, de bonnes et même de tout à fait belles pages : ainsi l’exposé de la bataille de Pultava, ainsi un curieux récit de l’affaire de Denain au point de vue du prince Eugène11 ; ainsi des réflexions sur la défaite de Malplaquet, sur la déroute de Ramillies ; de singulières anecdotes sur des paniques d’hommes et de chevaux même après la victoire gagnée, racontées à l’auteur par Villars ; mais surtout un admirable endroit sur l’idée du parfait général d’armée que le comte de Saxe avait vu à peu près réalisé en la personne du prince Eugène.
Il est permis, en parlant d’un tel homme, de s’attacher à l’esprit des temps plutôt qu’aux détails vulgaires qui, chez d’autres, pourraient être caractéristiques. […] Qu’importent donc quelques détails de sa vie ! […] Par beaucoup de détails, par le style, par le souffle et l’ampleur des morceaux pris séparément, elles sont souvent supérieures aux premières Méditations ; comme ensemble, comme volume définitif, j’aime mieux les premières.
Littérairement, d’ailleurs, nous nous sommes dit qu’écrire ces détails sur un homme bien jeune encore, sur un poëte de vingt-neuf ans, à peine au tiers de la carrière qu’il promet de fournir, ce n’était, pour cela, ni trop tôt ni trop de soins ; que ces détails précieux qui marquent l’aurore d’une belle vie se perdent souvent dans l’éclat et la grandeur qui succèdent ; que les contemporains les savent vaguement ou négligent de s’en enquérir, parce qu’ils ont sous les yeux l’homme vivant qui leur suffit ; que lui-même, avec l’âge et les distractions d’alentour, il revient moins volontiers sur un passé relativement obscur, sur des souvenirs trop émouvants qu’il craint de réveiller, sur des riens trop intimes dont il aime à garder le mystère ; et qu’ainsi, faute de s’y être pris à temps, cette réalité originelle du poëte, cette formation première et continue, dont la postérité est si curieuse, s’évanouit dans une sorte de vague conjecture, ou se brise au hasard en quelques anecdotes altérées. […] Voilà jusqu’à ce jour les principaux faits de cette vie du poëte ; il nous reste seulement à en caractériser plus en détail deux portions qui se mêlent intimement à la chronique fugitive de notre poésie contemporaine : ce sont les deux périodes que j’appellerai de la Muse française et du Cénacle.
Je ne trouve pas que l’ingénieux critique se soit rendu compte ainsi de la différence des situations, et cela a pu jeter quelque indécision sur des aperçus toujours piquants de détails et si heureux d’expression. […] Magnin de points de vue bien dominants ni de masses bien détachées ; on a plutôt la richesse, la fertilité et le détail infini d’une Hollande ; la Hollande, ç’a été la patrie et le berceau de cette critique moderne, de celle qui fait les bons journaux. […] Une fois d’ailleurs le livre fait et paru, le peu qui a échappé en particularités et en minces détails arrive de toutes parts et rentre le plus souvent dans les cadres déjà exposés.