Certaines idées sont belles, mais, si vous les répétez trop, elles deviennent des lieux communs : « Le premier qui les emploie avec succès est un maître, et un grand maître ; mais, quand elles sont usées, celui qui les emploie encore court risque de passer pour un écolier déclamateur. » C’est Voltaire, l’excellent critique littéraire, qui a dit cela, et à propos de Racine fils. […] Un souverain qui monte sur le trône n’est pas plus jaloux de refondre toute la monnaie de ses prédécesseurs et de la marquer à son effigie, que les critiques nouveaux venus, pour peu qu’ils se sentent de la valeur, ne sont portés en général à casser et à frapper à neuf les jugements littéraires émis par leurs devanciers. […] Art, critique, recommençons donc toujours, et ne nous endormons pas. […] Le vrai successeur de Voltaire, ç’a été cette pléiade d’historiens et de critiques, honneur de notre temps (Thiers, Thierry, Guizot, Fauriel, etc., aujourd’hui Renan). Après le siècle du génie et du goût, on a eu le siècle de l’esprit et de la philosophie ; après le siècle de l’Encyclopédie, aboutissant à la plus terrible des Révolutions qui a remis les fondements de la société à nu, on a le siècle de la critique historique, du passé admirablement compris sous toutes ses formes, de l’art réfléchi et intelligent : voilà les vraies successions, les vraies suites, les grandes routes et les larges voies.
L’applaudissement donné aux Satires est indéniable : mais s’adressait-il au poète, ou au critique ? […] Le critique selon le cœur de Bussy, et qui représente le goût — et rien de plus — de la société polie, c’est le P. […] Mais surtout sa gloire acquise par des œuvres critiques et dogmatiques, ses vers passés en proverbes ou reconnus pour les lois de l’art d’écrire, persuadent à des gens de lettres par toute l’Europe que les théoriciens peuvent créer une littérature ou lui imposer une direction : on perd de vue tout ce que l’œuvre de Despréaux continue et achève ; au lieu d’un terme et d’un couronnement, on y voit un commencement, une création de mouvement ; et l’on agit en conséquence. […] Nous pouvons donc rentrer en France, et y regarder la fortune posthume de notre critique. […] Les littératures étrangères et populaires ont présenté des types inconnus de beauté ; les sciences ont fourni leurs méthodes et leurs systèmes pour fonder de nouvelles doctrines esthétiques et critiques.
Telle est la théorie romantique du génie : théorie, qui, depuis longtemps abandonnée dans la littérature et dans la critique, est allée se réfugier en province, et qui, je ne sais comment, s’égarant jusque dans la médecine, est devenue le fondement de la savante théorie que nous discutons. […] Ajoutez à cela que tous ceux qui connaissent la critique historique savent à quel point il faut se défier des anecdotes, surtout dans l’antiquité, combien de traditions n’ont qu’une valeur conventionnelle et légendaire. […] Que croire de toutes ces anecdotes apocryphes mentionnées par l’auteur sur la foi d’un Diogène de Laërce, d’un Elias Spartien, compilateurs sans critique, ramassant au hasard les traditions courantes, même les moins vraisemblables ? […] Si l’on faisait subir la même critique à tous les faits cités par M. […] Mais, sans insister sur ce travail critique, reprenons maintenant les assertions de l’auteur.
Je lui passerais certains chapitres où, rangeant des vers sous air de prose, il s’amuse à les faire filer comme des troupes déguisées et à mystifier le lecteur qui n’y prendrait pas garde ; ces chapitres-là sont une critique lutine du jargon lyrique à la mode : ils valent mieux que notre critique sérieuse.
Le jour où l’on aura su, ne fût-ce que dans la vie littéraire d’une nation, expliquer l’apparition et la disparition de tant de goûts divers, enchaîner l’une à l’autre les transformations subies par l’idée de beauté et les répercussions exercées par la littérature sur les autres branches de l’activité humaine, on aura certes accompli une œuvre dont la critique et la sociologie pourront tirer une grande utilité. Le critique, juge et conseiller de ses contemporains, aura dès lors, la possibilité de dire aux auteurs avec une autorité singulièrement accrue : — Prenez garde !