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486. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Littré. »

Tel qu’on me le décrit à cet âge de première jeunesse, il n’était pas du tout pareil à ce savant d’une santé ferme encore, mais réduite, que nous avons sous les yeux : il jouissait d’une force de corps et d’une organisation herculéenne, héritée par lui de son père. […] Même en étudiant le corps, il semblait pour lui, au peu de soin qu’il en prenait, que, le corps n’existât pas. […] Le lendemain jeudi, au Carrousel, Farcy avait été frappé d’une balle à son côté ; et c’est chez lui que le corps du généreux jeune homme avait été ramené à travers les mille difficultés du moment. […] Littré, d’où le corps, dès qu’on l’avait pu, était ensuite allé au Père-Lachaise, y recevoir les derniers honneurs. […] Sa fille, se précipitant sur le corps de son père et appelant les habitants et citoyens à la vengeance, devint si menaçante pour l’ordre d’alors que les autorités la firent arrêter. — Je ne regarde point en tout ceci à la couleur des opinions du père ; je ne vois que le courage de la fille.

487. (1890) L’avenir de la science « XV » pp. 296-320

La physique et la chimie ont plus fait pour la connaissance de la constitution intime des corps que toutes les spéculations des anciens et modernes philosophes sur les qualités abstraites de la matière, son essence, sa divisibilité. […] L’enfant qui apprend sa langue, l’humanité qui crée la science n’éprouvent pas plus de difficulté que la plante qui germe, que le corps organisé qui arrive à son complet développement. […] Tout était dit quand on s’était demandé s’il pense toujours, si les sens le trompent, si les corps existent, si les bêtes ont une âme. […] Ce n’est pas dans le monde abstrait de la raison pure qu’on devient sympathique à la vie ; tout ce qui touche et émeut tient toujours un peu au corps. […] C’est comme un corps à trois dimensions projeté sur un plan.

488. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1864 » pp. 173-235

* * * — Ce que l’homme achète cent mille francs, chez la femme qui vend son corps : la beauté, — il ne l’estime pas dix mille chez la femme qu’il épouse et qui la lui donne par-dessus la dot. […] Et au bout de cette reconnaissance et de cet inventaire de nous-mêmes, il nous passe dans la cervelle la fantaisie d’aller à Londres, demain, après-demain, ces jours-ci, nous vautrer en plein dans la prostitution anglaise, dans ces chairs de rêve, dans ces corps de porcelaine, dans cette viande de keepsake. […] * * * — Passé la soirée avec Mme Sabatier, la fameuse présidente au merveilleux corps, moulé par Clesinger dans sa Bacchante. […] Il se déchaîne contre la poésie vide des Chinois, des Orientaux… À son appui vient Berthelot, un fort chimiste, un monsieur qui décompose et recompose les corps simples, une espèce de bon Dieu en chambre, quoi ! […] l’affreuse créature… Figure-toi une vilaine tête d’homme brun sur un énorme corps tout blanc : ça avait l’air de ces grosses araignées, tu sais d’automne… M. 

489. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

Il faudrait énumérer le combat de Schœngraben, suivi de la sinistre chevauchée du prince André au milieu de la débâcle des caissons et des voitures chargées de blessés, la bataille d’Austerlitz, l’entrevue de Tilsitt, le passage du Niémen, la description mémorable de la bataille de Borodino, où tandis que pleuvent les boulets, dans le va-et-vient des servants, sur le crépitement de la fusillade et le choc horrible des corps à corps, rayonne paisiblement le beau soleil d’une journée d’automne illuminant l’herbe mouillée de givre et de gouttelettes de sang, quand, tout auprès, au milieu des rangs pressés d’un régiment misérablement décimé à distance par les obus, succombe le prince André déchiré au ventre par un biscaïen et emporté à l’affreux et fade charnier qui est devenu l’ambulance ; d’autres tableaux apparaissent et le récit de cette grandiose rencontre de deux peuples se déroule en aspects tracés avec une si évidente véracité qu’on s’imagine posséder enfin l’exacte représentation de la guerre. […] À mesure que l’œuvre déploie les méandres populeux de son cours, qu’elle va charriant les foules, les armées, les villes, les existences, les scènes, que s’entrouvent peu à peu les âmes, que vieillissent ou pubèrent les esprits et les corps, l’intelligence du lecteur, s’emplissant de tout un monde d’images suggérées, se penche sur ce spectacle avec la contemplation profonde, le suspens de l’être qui sous ces yeux ouverts verrait se dresser le spectre du monde, obscur et précis, où s’agitent ses semblables et lui-même. […] Que ce soit dans La Guerre et la Paix cette baignade de tout un régiment à laquelle assiste le prince André, de cette chair à canon parmi laquelle un obus devait venir le déchirer, ou le spectacle des soins de propreté que se donnent les prisonniers russes traînés à la suite de la grande retraite ; que ce soit encore quand le prince René placé tout près de la princesse Hélène est pris de volupté à la vue des épaules frémissantes et respirantes de cette magnifique femme, ou quand Nicolas Lévine émacié et mourant de phtisie, change une dernière fois de chemise sur ses membres amincis, fauteur enseigne et suggère ce profond sentiment de fraternité par la chair qui unit et apitoie en dernière analyse le plus fortement tes hommes entre eux par le tien puissant de l’amour de leur propre corps. […] Dans les villes prises, dans les orgies, dans les intimités conjugales, dans les accoudements et dans les repos des grands corps abandonnés aux lits et aux fauteuils, Tolstoï sait faire sentir sans cesse la personne physique de ses héros, dépeinte ensuite et fixée, mais connue d’abord comme par un attouchement dans l’ombre, perçue, tiède, velue, molle et toute semblable à celle qui est la vie même de chacun. […] Pour remonter enfin de cette connaissance des dehors essentiels et subjectifs, de cette connaissance des corps, des physionomies, des actes, des situations, des conditions, à la sorte de mouvements psychiques qu’ils causent ou dont ils sont causés, Tolstoï dut posséder tout d’abord une notion absolument exacte du seul rapport d’homme à âme qui lui était accessible, du sien, — et compléter cette intuition par des aptitudes miraculeuses au raisonnement par analogie pour autrui, par la divination des variations de la relation entre le monde et les êtres selon la variété de ces derniers, par d’audacieuses, sagaces et instinctives hypothèses, par une souveraine imagination psychologique qui lui ouvrit le cœur des simples et des femmes, comme l’esprit des méchants et des penseurs.

490. (1926) L’esprit contre la raison

» On entendra enfin dans cette écriture véhémente, au-delà de la volonté de sauver l’Esprit des œillères de la Raison, la volonté de rappeler avec une force bouleversante la part du corps. […] Cette dualité éprouvée, à travers le divorce entre le corps et l’être, ce clivage du sujet, non identique à soi-même, viennent pulvériser l’illusion de maîtrise et d’unité du sujet qui fonde la rationalité. […] Détours, éd. de La NRF, 1924 ; Mon Corps et moi, éd. du Sagittaire, Simon Kra, 1925 ; La Mort difficile, éd. du Sagittaire, Simon Kra 1926, Babylone, éd. du Sagittaire, Simon Kra, 1927. […] Cette citation montre que le divorce entre le corps et l’être, la souffrance devant un corps étriqué qui contraint la pensée ne peut être éludée par un simple renvoi à une pathologie exceptionnelle. […] Ainsi le dualisme chrétien et philosophique prétend sauver l’âme de la mort totale, quand, aux yeux de l’auteur, dévalorisant le corps, mais incapable de renoncer aux bénéfices terrestres, il étouffe l’esprit.

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