/ 3136
1680. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre I. Décomposition du Moyen âge — Chapitre I. Le quatorzième siècle (1328-1420) »

On s’habituait à suivre la pensée de son esprit, le sentiment de son cœur, sans attendre une règle, une direction de l’autorité ecclésiastique, haïe, méprisée ou suspecte en ses représentants. […] Comme lui, il ne fut d’Église que pour avoir part aux revenus de l’Église, du reste l’esprit le plus laïque qu’on puisse voir : comme lui, il recueillait de toutes bouches l’exact détail des événements, à grands frais et fatigue de corps, aujourd’hui à Londres, demain en Écosse, cette année à Paris ou en Auvergne, l’autre en Avignon, en Béarn, en Hollande, toujours interrogeant et notant, et de loin en loin se reposant dans son Hainaut pour classer et rédiger ses notes : indifférent du reste aux intérêts vitaux des peuples et des temps dont il fait l’histoire, ni Anglais, ni Français, ni même Flamand de cœur et de sentiment national, clerc aujourd’hui de Madame Philippe reine d’Angleterre, demain chapelain de Mgr le comte de Blois, à l’aise dans tous les partis, sans amour et sans haine, parce qu’il est sans patrie, curieux seulement de savoir et de conter. […] On s’aperçoit que cette impartialité, dont on lui sait gré malgré tout, lui était facile : il écrit pour des gens qui ne reconnaissent que la chevalerie, et qui sentent leur cœur plus près de l’ennemi qu’ils combattent que du peuple dont ils se disent les défenseurs. […] Chose à noter, à leur gloire, ces humanistes, bourgeois d’origine et de cœur, se font en général remarquer par la vivacité de leur patriotisme. […] Cependant à la fin du xive  siècle les maux de l’Église et du royaume ranimèrent l’éloquence religieuse : plus d’une fois les émotions et les haines amassées dans les cœurs firent craquer les mailles serrées du raisonnement scolastique.

1681. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « De l’influence récente des littératures du nord »

    Silas le tisserand est un pauvre homme d’intelligence étroite et de coeur droit. […] Dans l’isolement, il avait appris à se connaître lui-même, il s’était fait un ami de son propre coeur. » Indiana, c’est déjà Norah. […]     La protestation du droit individuel contre la loi, et de la morale du coeur contre la morale du code ou des convenances mondaines, mais c’est l’âme même de la plupart des drames de M.  […] Je laisse les maladifs Goncourt, chez qui la sensation littéraire semble déjà, elle-même, une souffrance, et qui, ne fussent-ils pas torturés comme hommes, le seraient déjà comme artistes ; je n’alléguerai pas le calvaire de leur Germinie, à la fois héroïque et infâme, qui, parmi les hontes et la folie de son corps, garde un si grand coeur et, dans ses « ténèbres », pour parler comme Tolstoï, la pure flamme d’un absolu dévouement. […] Est-ce que vous ne comprenez pas que Flaubert aime la servante Félicité d’Un coeur simple ?

1682. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Figurines (Deuxième Série) » pp. 103-153

Tu as du cœur, des mœurs, de l’éloquence, de la probité. […] Il vit de fèves et de pain bis… Le poète façonne la bouche tendre et balbutiante des enfants ; il défend leur oreille contre les propos grossiers ; il forme leur cœur par de belles maximes ; il leur enseigne l’humanité et la douceur… Il console le pauvre et celui qui souffre. […] Ce qui est admirable, c’est que, portant dans son esprit cette négation et dans son cœur ce désespoir, — et croyant, dans le fond, à moins de choses encore qu’un Sainte-Beuve, si vous voulez, ou un Renan, — Alfred de Vigny ait fait toute sa vie, avec une exactitude attentive, les gestes de son rôle social : gentilhomme accompli ; très bon officier ; royaliste intransigeant ; fidèle, sous Louis-Philippe, à la branche aînée ; respectueux de la religion ; homme du monde peu répandu, mais fort convenable en discours : de sorte que ceux de sa caste purent croire que, sauf dans ses vers (mais des vers, n’est-ce pas ? […] La Haute et le Nouveau Jeu, Leur Cœur et Nocturnes, le Prince d’Aurec et Viveurs, c’est la surface brillante et pourrie de la société contemporaine, décrite par un esprit aigu, — mais en même temps jugée, le plus souvent sans le dire, par une âme qui, dans sa rencontre avec l’éphémère, continue de porter en soi quelque chose de stable et de traditionnel : la vieille France, simplement. […] Elle agrandit son cœur et sa pensée par l’effort de souffrir noblement, et par les méditations mêmes et les lectures de ses longues insomnies ; et d’autre part elle pousse à l’aigu son expressive fébrilité d’artiste.

1683. (1912) Enquête sur le théâtre et le livre (Les Marges)

Vivre largement par le cœur, goulûment par les sens, interrompt tout. […] Il émeut à la fois notre intelligence, notre cœur et nos sens. […] À moins donc qu’il ne s’agisse du théâtre où Dieu est le protagoniste central, lequel se reconnaît à ceci, que par le cœur au moins les spectateurs y sont acteurs à la fois, où tous, auteur, acteurs, spectateurs agissent en communion, l’homme de goût préférera, absolument, la lecture. […] La lecture d’un beau livre dépasse en joie et en profit pour le cœur et l’esprit vingt années d’un tel gaspillage scénique : le dégoût du tréteau et le respect du livre sont des gages de santé et de loyauté intellectuelle. […] La littérature, la vraie, ne peut pas s’installer au théâtre, parce que le bruit d’un cœur battant est étouffé par le bruit des gens qui marchent.

1684. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — II. (Suite.) » pp. 346-370

Mme de Staël que quelque trait de plume avait blessée, s’en plaignait à lui en femme, avec bonne grâce, et lui disait un de ces mots qui n’accusent d’ailleurs autre chose en Roederer que l’indépendance d’un esprit critique et judicieux : « Je ne suis pas le premier des êtres qui vous ont aimé qui se soient plaints de l’impossibilité de fixer dans votre cœur un jugement durable. » C’est qu’en effet ce qui mérite le nom de jugement durable ne se fixe point dans le cœur, mais dans l’esprit, et encore, pour peu qu’on cherche le vrai, la balance y recommence toujours. […] Pour qui ne l’approchait pas et n’était pas à même d’apprécier son activité originale et sa gaieté naturelle, il semblait que son enveloppe un peu âpre, son profil accentué, sa figure maigre, anguleuse, d’une coupe tranchante, exprimassent d’autres passions que celles qui animaient son esprit fertile et son cœur honnête. […] Il n’y a point de héros pour son valet de chambre, dit le proverbe ; je le crois, parce que les grands cœurs ne sont pas toujours de grands esprits.

/ 3136