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460. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre IX. Du vague des passions. »

Il reste à parler d’un état de l’âme, qui, ce nous semble, n’a pas encore été bien observé : c’est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet.

461. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

Aucun auteur ne renseigne plus pleinement et plus abondamment, par des traits véritables sur ses créatures, ne se propose plus ouvertement pour but de les révéler par des récits et des scènes inventés à une plus parfaite imitation de ce que présente la vie, même à un observateur attentif. […] Dans le roman où se dessine cette héroïne d’une si chaude vie, on peut suivre le même travail minutieux de représentation par un grand nombre d’incidents sur tous les personnages de premier plan ; toute une période de leur vie nous est donnée en d’innombrables instants pour Wronsky l’homme moderne du bel air, élégant, un peu lourd d’esprit ; mais noble, constant, délicat, digne d’être aimé, et se haussant parfois à de grandes idées humaines étrangères à sa caste, comme pour Lévine plus fruste, plus simple et plus profond et dépeint de ses occupations de gentilhomme campagnard à ses angoissantes préoccupations sur le but et le sens de la vie. […] La Guerre et la Paix atteint presque ainsi au véritable but du roman réaliste, celui de contenir non pas un cas particulier et spécial auquel la sympathie ne se concède en somme que par politesse, mais de comprendre quelque large ensemble social, do façon à satisfaire le plus profond et le plus universel des intérêts humains, celui qui lie chacun à la communauté de tous, au monde. […] Le saisissement, la méditation, l’intérêt, l’abandon aux destinées des personnages, la préoccupation douloureuse des problèmes qu’ils agitent, l’amour ou la haine de leur nature, enfin les affections mêmes que ces romans révèlent chez leur auteur par le choix de leurs éléments et le ton dans lequel ils sont conçus, sont les effets véritables de leur lecture et les causes qui poussent à la poursuivre ; le but final et puissamment atteint de ces œuvres de réalisme de reproduction minutieuse et compréhensive de la réalité est d’induire à sentir ce qu’est la vie humaine par l’accent même, la ferveur et l’abandon avec lesquels elle est décrite, puis à en exprimer et en faire aimer certains caractères, faire détester d’autres, l’envisager finalement avec un ensemble d’émotions latentes et expresses particulières qui sont celles mêmes que l’auteur a éprouvées à cet ensemble d’images et de pensées qui fut d’abord en lui le fantôme de ses livres. […] Plus profondément encore et plus généralement, ses personnages sont animés et animent de bonté, de toutes tes passions bienfaisantes de pitié, d’union, de pardon, de concorde, de serviabilité, qui rendent possible et précieuse la vie en commun ; ils sont pénétrés et pénètrent de ce profond sérieux moral, de cette attitude attentive et virile devant les grands problèmes de la vie, de la constante méditation de son terme et de son but qui porte à relier les actions humaines à des principes, à un système de vérités universellement catégoriques.

462. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — III. Le Poëme épique, ou l’Épopée. » pp. 275-353

On le définit un récit en vers d’aventures héroïques ; mais quel doit être le but de ce récit ? […] Quel autre but, disoit l’abbé De Pons, ont pu se proposer le Tasse, Milton, le Camoens, si ce n’est d’amuser leurs contemporains, de se faire lire des gens frivoles & désœuvrés. […] Il y avoit entr’eux un milieu à tenir : il falloit sçavoir marcher entre le mépris & l’admiration, entre le blasphême & l’idolâtrie ; mais chacun, ne jugeant que suivant son goût particulier, selon les beautés & les défauts relatifs à son caractère, à ses études, à son dégré d’esprit, d’imagination & de chaleur, aux préjugés de son enfance, de ses maîtres, de sa société, de son siècle & de son pays ; chacun, dis-je, vit toujours les objets au-delà du but, & ils ne purent être peints dans les proportions convenables. […] On but à la santé d’Homère, & tout se passa bien. » Quoique madame Dacier, dans tout le cours de cette dispute, se fût mise à son aise, & qu’elle eût assez exhalé son ressentiment contre La Mothe, elle conserva un fond de chagrin qui abrégea ses jours : elle mourut au louvre en 1720. […] Le fort Cloanthe, le brave Gias & le fidèle Achate sont des personnages subalternes & très-insipides : mais, en cela même, le poëte a plus atteint peut-être le but.

463. (1889) La littérature de Tout à l’heure pp. -383

Jamais les moyens n’ont été si étudiés qu’aujourd’hui ; le but est devenu indifférent. […] Le désespoir se sert de but à lui-même et ne peut produire que la mort. […] Il donne l’illusion, dans ce but se gardant des nuances, que chaque pensée, chaque idée, chaque sensation, chaque sentiment se désigne d’un mot, unique, certain. […] On peut supposer qu’un amour trop soigneux des détails, pourtant tous graves et desquels chacun reflète l’ensemble, efface en lui ce besoin supérieur de coaliser pour un seul but tous les efforts de la pensée. […] De loin toujours, on croirait que c’est l’empire du repos et de l’indifférence ; et sitôt qu’on y regarde on voit bien que c’est un centre de terrible activité : seulement, de cette activité on ne saurait saisir le but.

464. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Eugène Gandar »

Gandar ne perd jamais de vue le but sérieux, et même quand il rêve, il ne s’en éloigne pas. […] Ce n’est pas son but. […] C’est qu’il n’était pas essentiellement un voyageur : il allait voir les lieux dans un but particulier, au profit de certains livres, de certaines études présentes, et non pas tout à fait pour les voir en eux-mêmes et pour y chercher du nouveau. […] Je sens, en effet, mon cher Michel, que ma curiosité s’émousse ; c’est trop courir sans atteindre au but, trop voir sans savoir ; trop flétrir de fleurs, sans faire un pauvre rayon de miel ; et tenez, quoique je veuille absolument partir et que j’aie raison de le vouloir, il me semble que je pars sans joie et que jamais plus je ne m’en irai aussi loin. […] C’est la loi de toute lutte et la règle de quiconque brûle d’atteindre le but : Sudavit et alsit.

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