. — À défaut du Temps, il fût allé au Journal de Paris, qu’il se faisait lire tous les soirs en dilettante et avec une prédilection marquée. […] « Il ne ressort de tout ce bruit qu’on a fait et qu’on fera de cette petite affaire qu’un seul point bien évident et qui a déjà été relevé par la presse de Paris et des départements : M. […] Sainte-Beuve est mort à Paris le 13 octobre 1869, à une heure et demie de l’après-midi, dans sa maison de la rue Montparnasse, n° 11. — Les personnes présentes au moment de sa mort, et qui l’entouraient dans son cabinet même, près du lit où il rendit le dernier soupir, étaient ses amis MM. le docteur Veyne, Paul Chéron (de la Bibliothèque impériale), son professeur de littérature grecque M. […] Sainte-Beuve, personnages en vue et des plus respectables, des esprits d’élite en effet (si c’est là ce qui a pu servir à autoriser la satire et la calomnie de s’être attachées à leur nom dès le lendemain), aimaient à se retrouver quelquefois chez lui à dîner : c’était comme un terre-à-terre à une extrémité de Paris, quasiment à la barrière, où le milieu d’un quartier populaire et sain influe, malgré soi, jusque dans les habitations bourgeoises ; on s’y sentait bien réellement éloigné de toute contrainte gênante et de toute étiquette cérémonieuse. […] Sainte-Beuve à un ami peu de jours après (le 28 avril 1868), d’avoir à se justifier d’avoir reçu dans la plus étroite intimité, au fond d’un faubourg, sans bruit et sans éclat, six amis auxquels le jour était indifférent, et dont l’un, le plus considérable, devant quitter Paris, avait choisi d’abord à tout hasard ce vendredi-là (eh !
Venu à Paris en 1796, placé dans la maison Mosselmann, puis agent de change pour son compte en société d’un de ses compatriotes, Rochat, il était en voie de faire son chemin dans les affaires, lorsque les premières campagnes de Bonaparte en Italie vinrent raviver toutes ses ardeurs et troubler son sommeil. […] Les incidents imprévus et tout fortuits en apparence, qui enlevèrent le jeune agent de change à la coulisse de Paris et qui l’amenèrent à être militaire suisse, sont assez piquants, et Jomini se plaisait à les raconter d’un ton de spirituelle ironie. Un chef de bataillon suisse, Keller, qui s’était fait remarquer pour très peu de chose à Ostende, lors de la tentative de débarquement des Anglais, ayant été appelé au poste de ministre de la guerre dans la nouvelle république helvétique, Jomini le vit à son passage à Paris, et, saisissant l’occasion au vol, il lui demanda de le faire son aide de camp ; ce fut même lui qui fournit la voiture et procura l’argent pour leur commun voyage. […] En 1801, après la paix de Lunéville, Jomini donna sa démission de sa place au ministère helvétique et revint à Paris tenter la fortune. […] Il se présenta chez Murat, alors gouverneur de Paris, qui ne manqua pas de le rebuter.
Il vint à Paris âgé de quinze ou seize ans, et suivit en 1795 le cours de belles-lettres professé à l’École centrale des Quatre-Nations par M. […] Il essayait du luxe et de la simplicité tour à tour, et passait d’un entresol somptueux à quelque riante chambrette d’un village d’auprès de Paris. […] Après chaque livre ou chaque prix, il achetait de jolis cabriolets, avec lesquels il courait de Paris à Abbeville, pour y voir sa mère, sa famille, ses vieux professeurs ; il se remettait au grec près de ceux-ci. Il aimait tendrement sa mère ; quand elle venait à Paris, elle l’avait tout entier. […] Il avait passé les six dernières semaines à Neuilly, et ne revint à Paris que tout à la fin ; la veille de sa mort, il avait demandé et lu des pages de Fénelon.
Toute cette scène cependant, les cris et les prières, l’éloquence naturelle et déchirante du fugitif l’avaient ému ; il se promena quelque temps en silence sur le pont et dit à Marmont : « Rappelez-moi cet homme quand nous serons à Paris et que nous pourrons quelque chose. » Or, on était à Paris ; le 18 et le 19 Brumaire étaient consommés, et Bonaparte, consul provisoire, s’installait au Luxembourg. […] Le jeune prince comprit à l’instant les grandeurs et les faiblesses de cette dernière campagne de 1814, et par où elle avait manqué ; il dit à ce sujet ce mot remarquable, et qui a déjà été cité : « Mon père et ma mère n’auraient dû jamais s’éloigner de Paris, l’un pour la guerre, l’autre pour la paix. » La curiosité une fois apaisée sur ces parties à la fois les plus classiques et les plus vives, Marmont reprit chronologiquement la suite des campagnes, l’expédition d’Égypte, la campagne de Marengo, celles d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, de Russie : il recommanda vivement au jeune prince, pour cette dernière, l’Histoire de M. de Ségur, non pas comme l’ouvrage le plus didactique ni peut-être le plus complet militairement, mais comme celui où l’on trouve le plus la vérité de l’impression. […] Le même officier, M. de La Rue, au moment de retourner en France, lui dit un autre jour tout naturellement qu’il était prêt à prendre ses ordres pour Paris. Mais ici la méfiance, déjà propre à cette jeune nature, se marqua à l’instant ; sa physionomie se ferma : « Mais je ne connais personne à Paris », répondit-il ; — et après une pause d’un instant : « Je n’y connais plus que la colonne de la place Vendôme. » Puis s’apercevant qu’il avait interprété trop profondément une parole toute simple, et pour corriger l’effet de cette brusque réponse, il envoya le surlendemain à M. de La Rue, qui montait en voiture, un petit billet où étaient tracés ces seuls mots : « Quand vous reverrez la Colonne, présentez-lui mes respects. » Au maréchal Marmont, comme à toutes les personnes avec qui il parlait de la France, le jeune prince exprimait l’idée qu’il ne devait, dans aucun cas, jouer un rôle d’aventure ni servir de sujet et de prétexte à des expériences politiques ; il rendait cette juste pensée avec une dignité et une hauteur déjà souveraines : « Le fils de Napoléon, disait-il, doit avoir trop de grandeur pour servir d’instrument, et, dans des événements de cette nature, je ne veux pas être une avant-garde, mais une réserve, c’est-à-dire arriver comme secours, en rappelant de grands souvenirs. » Dans une conversation avec le maréchal, et dont les sujets avaient été variés, il en vint à traiter une question abstraite ou plutôt de morale, et comparant l’homme d’honneur à l’homme de conscience, il donnait décidément la préférence à ce dernier, « parce que, disait-il, c’est toujours le mieux et le plus utile qu’il désire atteindre, tandis que l’autre peut être l’instrument aveugle d’un méchant ou d’un insensé ».
Il n’est personne, parmi les romanciers, qui connaisse mieux Paris dans ses banlieues, ses quartiers excentriques, ses lieux de plaisir et de travail, dans ses aspects changeants de toutes heures, qui sache mieux les intérieurs divers des myriades de maisons parmi lesquelles serpentent ou s’alignent ses rues, qui porte mieux enregistrés dans son cerveau, les physionomies, la démarche, la tournure, les gestes, la voix, le parler, de ses catégories superposées d’habitants. Parmi les innombrables tableaux de Paris, les croquis et les scènes dont regorgent les romans de M. […] Que l’on note encore le chapitre de A Rebours, où, par une boueuse nuit d’automne, le duc erre par tout le quartier anglican de Paris, des bureaux de « Galignani » à la taverne de la rue d’Amsterdam dans Les Sœurs Vatard, le tumultueux intérieur d’atelier de femmes par un matin de paye après une nuit blanche, la plaisante énumération des manques de tenue de l’ouvrière Céline devenue la maîtresse d’un monsieur à chapeau de soie le bruissant tableau des Folies-Bergère dans les Croquis parisiens, et les vues en grisaille de certains sites dolents de la banlieue enfin, dans tous ses livres, cette qualité que M. […] Assurément, jamais Paris n’a été fouillé, décrit, découvert, examiné dans ses détails et repris dans ses ensembles, analysé et synthétisé comme en ce beau livre, par le peintre Cyprien Tibaille et le littérateur André Jayant. […] Ce livre avec lequel on pourra toujours restituer la physionomie exacte du Paris actuel, nous donne l’aspect intime de la rue le matin quand les cafés s’ouvrent sur le passage des ouvriers et des filles découchées la nuit au moment des rentrées tardives, le soir à l’heure discrète ou des messieurs bien mis enboitent le pas d’ouvrières en cheveux, au crépuscule, où déserte et morte, elle sèche d’une averse sous la flambée jaune du soleil couchant ; il nous donne les boutiques, les ateliers, le garni d’un peintre, les brasseries, les restaurants, l’appartement d’une fille, celui d’un employé, tout le dedans et le dehors de la capitale du monde moderne.