Pour un pareil homme, doué d’un tel courage et d’une telle passion, les luttes les plus intéressantes sont celles qu’il a à soutenir contre lui-même ; les horizons n’ont pas besoin d’être grands pour que les batailles soient importantes ; les révolutions et les événements les plus curieux se passent sous le ciel du crâne, dans le laboratoire étroit et mystérieux du cerveau.
Notre intelligence, telle que l’évolution de la vie l’a modelée, a pour fonction essentielle d’éclairer notre conduite, de préparer notre action sur les choses, de prévoir, pour une situation donnée, les événements favorables ou défavorables qui pourront s’ensuivre.
La comédie de Marivaux, c’est la tragédie de Racine, transportée d’un ordre de choses où les événements se dénouent par la trahison et la mort, dans un ordre de choses où les complications se dénouent par le mariage. […] Nul besoin à lui de combiner des événements miraculeux ou d’imaginer des types qui ne soient pas pris directement de la réalité. […] Nous nous construisons, à distance de perspective, une histoire idéale de la période révolutionnaire, et, parce que de grands événements en occupent le premier plan, parce que le drame est dans les assemblées, et la tragédie sur la place publique, parce que l’émeute est dans les rues de la grande ville, la guerre intestine dans les provinces, la guerre étrangère presque sur toutes les frontières à la fois, nous sommes tentés involontairement de hausser le Ion, et nous voilà tous, comme l’historien latin, écrivant à la manière noire : Opus aggredior opimum casibus, atrox præliis, discors seditionibus ipsa etiam in pace sævum… Le moyen de croire en effet que, sous la menace perpétuelle, hier de la violence populaire, aujourd’hui de la guillotine officielle, demain de l’invasion ennemie, la vie normale de l’humanité ne fût pas comme interrompue ?
De plus, le roman historique, en exposant des actions considérables, les explique, et il les explique à sa manière, qui est d’assigner aux plus grands événements les plus petites causes. […] Les personnages y sont dépouillés de tout caractère individuel, de tout ce qui fait que chacun de nous diffère de chacun de ses semblables ; ils n’ont pas de caractère ; ils sont « un vieillard », un « jeune homme », une « jeune femme. » Que s’il leur arrive d’exprimer sur la vie quelque idée particulière, ils s’y montrent très malhabiles. « J’ai toujours vu, dit le sage Arkel, que tout être jeune et beau créait autour de lui des événements beaux, jeunes et heureux » ( !!)
Le second s’ouvre à Brunswick, à cette petite cour où sa famille l’a fait placer en qualité de gentilhomme ordinaire ou plutôt fort extraordinaire, nous dit-il ; il y arrive en mars 1788, il y réside durant ces premières années de la Révolution ; il s’y ennuie, il s’y marie, il travaille à son divorce, qu’il finit par obtenir (mars 1793) ; il s’est livré dans l’intervalle à toutes sortes de distractions et à un imbroglio d’intrigues galantes pour se dédommager de son inaction politique, qui commence à lui peser en face de si grands événements.