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172. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Une monarchie en décadence, déboires de la cour d’Espagne sous le règne de Charles II, Par le marquis de Villars »

La camarera-mayor, la duchesse de Terranova, en allant au-devant de la reine, et en la recevant à la frontière, s’appliqua à l’instant même à établir son empire, à assiéger ce jeune esprit d’inquiétudes, à le remplir de préventions, et à multiplier autour de la personne royale les barrières de l’étiquette, pour que rien d’étranger ni de contraire à ses desseins n’y pénétrât. […] Le travail de la cabale continuait, et la camarera-mayor avait, depuis Burgos, imprimé de plus en plus dans l’esprit du roi cette idée que « la reine étant une personne jeune et vive, élevée dans les manières libres de France, entièrement opposées à la sévérité d’Espagne », il convenait de redoubler les formalités et de bien établir au début les barrières. […] L’on ne peut assurément se mieux gouverner, ni avec plus de douceur et de complaisance pour le roi… » La duchesse de Terranova a établi une étiquette si maussade que, le repas du soir fini, à huit heures et demie, tous les jours, le roi et la reine se couchent « le moment d’après qu’ils sont sortis de table, ayant encore le morceau au bec. […] On établissait pour les marchandises des tarifs qui ne servaient qu’à entraver le commerce et qui, d’ailleurs, ne s’exécutaient pas.

173. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens. par M. Le Play, conseiller d’État. (Suite et fin.) »

» — « Le bon sens ou les habitudes d’un peuple d’agriculteurs sont bien plus près des plus hautes et des plus saines notions de la politique que tout l’esprit des oisifs de nos cités, quelles que soient leurs connaissances dans les arts et les sciences physiques. » — « Les grandes propriétés sont les véritables greniers d’abondance des nations civilisées, comme les grandes richesses des Corps en sont le trésor. » Il ne cesse d’insister sur les inconvénients du partage égal et forcé entre les enfants, établi par la Révolution et consacré par le Code civil : « Partout, dit-il, où le droit de primogéniture, respecté dans les temps les plus anciens et des peuples les plus sages, a été aboli, il a fallu y revenir d’une manière ou d’une autre, parce qu’il n’y a pas de famille propriétaire de terres qui puisse subsister avec l’égalité absolue de partage à chaque génération, égalité de partage qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, détruit tout établissement agricole et ne produit à la fin qu’une égalité de misère. » Il trace un idéal d’ancienne famille stable et puissante, qui rappelle un âge d’or disparu : « S’il y avait, dit-il, dans les campagnes et dans chaque village une famille à qui une fortune considérable, relativement à celle de ses voisins, assurât une existence indépendante de spéculations et de salaires, et cette sorte de considération dont l’ancienneté et l’étendue de propriétés territoriales jouissent toujours auprès des habitants des campagnes ; une famille qui eût à la fois de la dignité dans son extérieur, et dans la vie privée beaucoup de modestie et de simplicité ; qui, soumise aux lois sévères de l’honneur, donna l’exemple de toutes les vertus ou de toutes les décences ; qui joignît aux dépenses nécessaires de son état et à une consommation indispensable, qui est déjà un avantage pour le peuple, cette bienfaisance journalière, qui, dans les campagnes, est une nécessité, si elle n’est pas une vertu ; une famille enfin qui fût uniquement occupée des devoirs de la vie publique ou exclusivement disponible pour le service de l’État, pense-t-on qu’il ne résultât pas de grands avantages, pour la morale et le bien-être des peuples, de cette institution, qui, sous une forme ou sous une autre, a longtemps existé en Europe, maintenue par les mœurs, et à qui il n’a manqué que d’être réglée par des lois ?  […] Pour lui, il est des premiers à reconnaître et il se fait fort d’établir que « la solution des problèmes sociaux se trouvera désormais de moins en moins dans les institutions qui maintiennent systématiquement l’inégalité entre les hommes, et qu’il faut la chercher de plus en plus dans les sentiments et les intérêts qui créent entre toutes les classes l'harmonie encore plus que l'égalité. » C’est cette harmonie sociale, dont l’histoire, découvre des exemples dans le passé sous le règne d’un autre principe, qu’il voudrait voir renaître et se former aujourd’hui autour du principe nouveau et fécond de la liberté. […] Il estime que, cette liberté lui étant donnée, le père de famille, dans la plupart des cas, choisira pour son associé, pour son continuateur après lui, le plus capable de ses fils : les autres enfants auraient des dots pour s’établir au dehors, ou on leur constituerait des pécules, s’ils consentaient à rester au foyer et dans la dépendance de la famille-mère, de la famille-souche : c’est de ce nom qu’il la désigne. […] D’autres font un autre genre d’objections qui couperait l’idée à sa racine, et ils disent : Quand vous accorderiez la liberté de tester au père de famille, l’égalité est si bien passée dans nos mœurs, dans notre manière de voir et de sentir, que l’immense majorité des pères n’en userait que dans le sens du droit établi et dans l’esprit de la loi actuelle ; et rien ne serait changé.

174. (1892) Boileau « Chapitre VII. L’influence de Boileau » pp. 182-206

Cette statistique suffirait seule à établir combien l’influence de Boileau a été considérable ; car il s’agit ici d’un écrivain que manifestement on ne lit pas seulement par passe-temps et pour le plaisir. […] Mais il est vrai que ces œuvres lui sont un peu supérieures, et ce que nous y voyons aujourd’hui de défectueux et de mort, fut nécessaire alors pour établir la communication entre elles et le public : c’est par ces formes passagères et fragiles que le monde abordait, par exemple, Bajazet, ou Phèdre, et s’élevait de là aux essentielles et solides beautés du poème. […] Le monde fait ce qui se fait : voilà la loi du monde, et voilà pourquoi il faut faire une tragédie comme il est établi qu’on fait les tragédies. […] Et le xixe  siècle sans y songer, par une évolution naturelle, s’est vu ramené plus près de Despréaux que le xviiie  siècle n’a jamais été : si l’on regarde du moins les lois qui règlent la pratique, et non la méthode qui les établit.

175. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre V. La littérature et le milieu terrestre et cosmique » pp. 139-154

Les naturalistes ont établi, de façon irréfutable, à quel point les espèces varient en s’adaptant à des milieux physiques différents. […] Supposez qu’on vienne un jour à établir une communication entre la terre et quelqu’une des planètes qui tournent avec nous autour de notre soleil. […] Bernardin de Saint-Pierre, qui habita l’île de France, qui rêva d’aller établir une colonie en plein cœur de l’Asie, sur les bords de la mer d’Aral, avait à peine huit ans qu’il s’enfuyait de la maison paternelle pour vivre de racines et d’eau pure, comme les Pères du désert, dont il avait lu ou entendu lire les légendes. […] Ainsi s’établit cette vérité paradoxale que la littérature a contribué pour sa petite part à changer la face du monde qui nous environne.

176. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Portalis. Discours et rapports sur le Code civil, — sur le Concordat de 1801, — publiés par son petit-fils — I. » pp. 441-459

C’est assez montrer qu’il y a dans ce premier essai d’un auteur adolescent quelque tâtonnement et du mélange ; mais ce qui s’y reconnaît visiblement, c’est un esprit sage, sain, conservateur d’instinct, qui ne sort pas volontiers des choses établies, et qui a pourtant souci de les rectifier et de les épurer. […] C’est qu’il s’est déjà accoutumé à prendre la religion surtout par le côté pratique et moral : « La religion ne détruit point l’homme, mais elle établit le vertueux. » Ainsi acheminé, dès ses premiers pas, dans une voie de prudence et de droiture, le jeune homme devint, à dix-neuf ans, avocat au parlement d’Aix, et s’y concilia aussitôt l’estime. […] Louis XVI, après avoir rendu aux grands corps judiciaires et aux compagnies souveraines leur pouvoir de résistance, s’en repentait, et laissait son ministère essayer de les briser de nouveau ; le garde des Sceaux Lamoignon imposait militairement, le 8 mai 1788, les édits qui renversaient par toute la France la vieille magistrature, restreignaient les ressorts des parlements, établissaient des circonscriptions nouvelles, multipliaient les tribunaux, et constituaient à Paris une cour plénière à laquelle tout ressortissait. […] Portalis qualifiait ce décret du 3 Brumaire « un véritable Code révolutionnaire sur l’état des personnes. » Il montrait que le régime révolutionnaire avait dû être détruit par la Constitution : « Et au lieu de cela, c’est la Constitution que l’on veut mettre sous la tutelle du régime révolutionnaire. » La suite et l’enchaînement régulier de la discussion s’animait chemin faisant, sur ses lèvres, d’expressions heureuses à force de justesse : « Avec la facilité que l’on a, disait-il, d’inscrire qui l’on veut sur des listes, on peut à chaque instant faire de nouvelles émissions d’émigrés. » Il demandait pour la Constitution de la patience et du temps : « Il faut que l’on se plie insensiblement au joug de la félicité publique. » Il observait que jamais nation ne devient libre quand l’Assemblée qui la représente ne procède ainsi que par des coups d’autorité : « Les institutions forment les hommes, si les hommes sont fidèles aux institutions ; mais si nous conservons l’habitude de révolutionner, rien ne pourra jamais s’établir, et nos décrets ne seront jamais que des piliers flottants au milieu d’une mer orageuse. » On entrevoit par ces passages que Portalis n’était pas dénué d’une certaine imagination sobre et grave qui convenait à la nature et à l’ordre de ses idées législatrices.

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