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444. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La Grande Mademoiselle. » pp. 503-525

Il y a, dans chaque époque, un certain type à la mode, un certain fantôme romanesque qui occupe les imaginations et qui court, en quelque sorte, sur les nuages. […] Qu’importe que Mademoiselle, à cette époque, n’eût que dix ans ? […] Elle avait vingt-cinq ans à cette seconde époque, le bel âge pour une amazone. […] Elle en composa un ou deux à cette époque (1658), ainsi que des portraits de société, dont la mode venait de s’introduire. […] Ce qui manque à sa vie, à son caractère comme à son esprit, c’est le goût, c’est la grâce, c’est la justesse, ce qui devait précisément marquer la belle époque de Louis XIV.

445. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le comte-pacha de Bonneval. » pp. 499-522

Ce qu’on vient de voir faire à Bonneval dans cette première partie de sa vie se renouvellera exactement dans toutes les époques suivantes. […] Le prince de Ligne rappelle que cette même faute avait été précédemment commise par les Condé, par les Turenne : « On n’était pas encore bien éloigné, dit-il, du temps de la Ligue et de la Fronde, où une portion de la noblesse de France s’unissait aux drapeaux des ennemis de l’État. » J’en demande pardon au spirituel prince de Ligne, il se trompe de cinquante ans, et l’on était très loin de cette époque de la Fronde en 1706. […] Il y avait, m’a-t-on dit, une cinquantaine de lettres de Fénelon au comte de Bonneval, qui n’ont été détruites qu’à l’époque de la Révolution. […] On a ses lettres ; elles sont délicates, discrètes, tendres, parfaites de tout point ; et c’est l’une des plus pures et des plus rares figures de femmes sous la Régence, que cette épouse presque vierge et sitôt veuve, modeste, sacrifiée, résignée, et aussi longtemps dévouée qu’il y eut moyen à l’honneur et aux intérêts de cet aimable mauvais sujet, qui court d’aventure en aventure et ne lui répond pas. — Mme de Bonneval mérite d’être placée à côté de Mlle Aïssé, parmi les plus gracieuses exceptions de cette époque de désordre et de licence. […] Tandis qu’à la même époque, tous les désirs, tous les caprices passionnés ou sensuels s’exprimaient hautement avec impudence, il est touchant de voir ici un sentiment vrai, un attachement sincère qu’autorise le devoir, n’oser se produire qu’avec tremblement et pudeur, et une crainte marquée d’être repoussé : Je vous embrasse de tout mon cœur, malgré votre cruel silence.

446. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La Révolution française »

Il s’est dévoué à prouver que cette supériorité n’existe pas, que ce qu’elle a de mystérieux n’est qu’un mensonge de plus, et que les dons de Dieu, dont on abusa dans cette époque criminelle, n’étaient pas, après tout, si grands ! […] Il s’est dit qu’à toutes les époques l’histoire des nations a tenu toute, en définitive, dans la conscience et les passions de quelques hommes ; que le dessous de cartes de l’Histoire est une suite de biographies ; qu’il y a beaucoup plus d’influences personnelles dans ce monde que de force des choses ; et ainsi il a effacé, pour sa part, le mot obscur qu’on élève dans l’histoire quand on ne la comprend plus et que le sens des hommes échappe, et renversé autant qu’il l’a pu ce phare de ténèbres qui redouble la grande ombre des événements passés, au lieu de la dissiper. […] Le trop célèbre professeur posait en principe qu’on ne devait se préoccuper que des faits glorieux d’une époque, et qu’on pouvait passer, les yeux fermés par un optimisme supérieur, sur les faits criminels et funestes : « Je renvoie — disait-il alors, avec la superbe d’un homme qui prend des effets oratoires pour des raisons philosophiques, — les horreurs et les crimes de la Révolution à qui de droit. » Pour qui voit clair sous les mots, cela signifiait qu’il les renvoyait aux hommes de la Révolution, c’est-à-dire à la Révolution même ; or, précisément, c’était le contraire que voulait dire Cousin. […] Si l’expérience et l’observation ne lui avaient enseigné la consubstantialité des hommes et des choses dans les manifestations de l’histoire, s’il n’avait pas vu qu’à tous les âges du monde les hommes qui ont trempé au plus profond d’une époque, qui en occupèrent les avenues et les hauteurs, laissent sur elle l’éclatant honneur ou l’éclatante infamie de leur caractère ou de leurs passions, — de leur humanité, enfin, qu’elle ait été vertueuse ou scélérate, — il se serait épargné, et à nous aussi, l’inutile détail de ces consciences corrompues, de ces personnalités abjectes, de toutes ces grandeurs apocryphes qui, quand on les touche d’un doigt ferme, se rétractent en de honteuses politesses ou coulent en fange sur la main. […] Après Février et l’élan démocratique donné aux esprits par l’établissement d’une république, Cassagnac est un des premiers qui aient retrouvé la véritable intelligence de l’Histoire sur une époque formidable qui n’a pas encore jeté son arrière-faix d’erreurs et de crimes sur le monde.

447. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Philarète Chasles » pp. 147-177

« Cette société — dit-il — écrasait l’individualité, l’individualité qui doit être libre de toute discipline extérieure. » Et, sur ce thème, le voilà qui part, et dans tout ce livre, heureusement très court, il s’en va, tranchant et frivole, le cure-dent à la bouche, faisant le joli, procureur général expéditif de toute une époque, jugeant dix mille couvents sur un seul, gracieux mignon, mais dont l’insolence est de tout généraliser. […] Toute époque a sa logomachie. […] aux affreuses influences de l’époque actuelle, Philarète Chasles se serait peut-être durci. […] « L’époque où la foi et l’amour se fondront sur l’examen est encore éloignée, — dit-il. — Mais on y viendra. » C’est avec ces bourdes qu’il s’est tricoté le gilet de flanelle de sa vieillesse, ce dandy — car il l’était !  […] Lui qui avait de la réalité à côté de l’imagination dans la tête, qui avait de l’observation, de la netteté dans le regard, et de la raillerie au service de tout ce qui était hypocrite, pédant et niais, croit à la perfectibilité du genre humain comme le plus simple épicier de cette grande époque, dont c’est l’opinion.

448. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre I. La quantité des unités sociales : nombre, densité, mobilité »

On sait que toutes, jusqu’à ces dernières années du moins, ont vu leur population se multiplier avec une rapidité inouïe ; phénomènes relativement récents et qu’on peut dire caractéristiques de l’époque moderne63. […] Mais, dira-t-on, si d’une façon générale, il est vrai que les populations les plus denses se concentrent, dans l’espace, à l’Occident, comme, dans le temps, à l’époque moderne, cette règle n’admet-elle pas d’éclatantes exceptions ? […] On a l’impression, conclut Friedländer, que les hommes ne voyageaient pas moins alors, et peut-être voyageaient plus qu’en Europe à l’époque moderne avant les chemins de fer. […] Dressons les cartes concentriques de la France à différentes époques, de telle sorte que leurs dimensions de plus en plus restreintes symbolisent les durées des voyages aux époques considérées75.

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