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242. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

Ayant vu, quelques années après, tomber également dans un duel mortel son collaborateur de La Presse, Dujarier, il prononça sur sa tombe, le 14 mars 1845, des paroles qui méritent d’être rappelées et qui témoignent d’un sentiment profond : « Si j’élève ici la voix, disait-il, ce n’est pas seulement pour exprimer de vains regrets et rendre un pieux hommage aux rares qualités que m’avaient fait reconnaître et honorer en lui des relations dont chacune était une épreuve journalière et décisive… Mais, placé entre la tombe qui est sous mes yeux et celle qui demeure ouverte et cachée dans mon cœur, je sens que j’ai un devoir impérieux à remplir, devoir trop douloureux pour n’être pas solennel ! […] Ces deux hommes d’ailleurs, également courageux et sans peur, marchant également tête haute et la poitrine en dehors, aimaient la liberté, mais différemment : l’un, qui n’a pas donné son dernier mot et dont on ne peut que deviner l’entière pensée tranchée avant l’heure, aimait la liberté, mais armée, glorieuse, imposante, et, pour tout dire, la liberté digne d’un consul : — il faut convenir aussi que cette forme a bien de l’éclat et de l’attrait ; — il aimait la liberté réglée par les mœurs, par les lois mêmes, la liberté organisée et peut-être restreinte ; l’autre aimait et voulait la liberté complète, cosmopolite, individuelle au suprême degré dans tous les genres, civile, religieuse, intellectuelle, industrielle, commerciale, à la manière d’un Hollandais, d’un Belge ou d’un citoyen de New-York : le plus Américain des deux n’était pas celui qui croyait l’être.

243. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite et fin.) »

Boileau était du petit nombre de ceux-là ; Pope également. […] J’en indiquerai quelques-unes qu’il faudrait citer dans l’original : « De même que chez les poètes un vrai génie n’est jamais que rare, de même le vrai goût est rarement le lot des critiques ; les uns et les autres également ne tirent que du Ciel leur lumière, les uns nés pour juger comme les autres pour produire. » « Quelques-uns ont d’abord passé pour beaux esprits, ensuite pour poètes ; puis, ils se sont faits critiques, et ils se sont montrés tout uniment des sots sous toutes les formes !  […] Quand on a l’âme si ouverte et si tendre aux beautés, et jusqu’à en pleurer comme Pope, on l’a également sensible aux défauts jusqu’à s’en piquer et s’en irriter.

244. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits de Fénelon. (1850.) » pp. 1-21

Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur, et ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. […] Je le trouve également réfuté, gourmandé avec force, à propos de ses Dialogues sur l’éloquence et de quelques assertions hasardées sur les orateurs anciens, par un homme instruit, un esprit rigoureux et nullement méprisable, également adversaire de Rollin, Gibert.

245. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

Il en donne une première raison : c’est que d’Aguesseau est parlementaire avec excès, avec superstition, qu’il a été élevé, comme le disait également de lui le cardinal de Fleury, dans la crainte de Dieu et des parlements. […] Il est également pour la liberté morale, pour la liberté d’examen, et il aime à l’exercer pour son compte et à s’en donner le plaisir dans un cercle à l’avance tracé. […] On le voyait rougir et se taire dans le même moment, la partie supérieure de son âme laissant passer ce premier feu sans rien dire, pour rétablir aussitôt le calme et la tranquillité dans la partie sensible, qu’une longue habitude rendait toujours également docile aux lois de la raison et de la religion.

246. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « De la poésie et des poètes en 1852. » pp. 380-400

Théophile Duchapt, magistrat, conseiller à la cour d’appel de Bourges, a publié également un recueil de Fables (1850), irréprochables par le sens et par le but, et dont plus d’une s’anime d’un tour de grâce et de finesse. […] Bien que dans un ordre également élevé, et venant à rencontrer souvent les mêmes problèmes, ce n’est pas tout à fait à la région pacifique de M. de Laprade que je rattacherai deux poètes, dont l’un est maintenant un politique, MM.  […] [NdA] Dans la Revue des deux mondes du 1er mars 1852, je lis, comme en réponse à mon vœu et à mon désir, une belle et large idylle de M. de Laprade, intitulée Les Deux Muses : l’amour y a sa part, bien que le culte de la nature y garde le dessus : selon moi, c’est son chef-d’œuvre, sa pièce la plus accessible et la plus sentie. — Il n’a guère persisté dans cette voie, il a continué de platoniser, d’évangéliser vaguement en vers, en même temps qu’il est quelque peu devenu (depuis surtout son entrée à l’Académie) un homme de coterie religieuse et politique. — Un critique de beaucoup de finesse, mais dont il faut détacher les mots piquants du milieu de bien des fatuités et des extravagances, Barbey d’Aurevilly, comparant un jour les dernières poésies de M. de Laprade avec celles d’un autre poète également moral et froid, concluait en disant : « Au moins, avec M. de Laprade, l’ennui tombe de plus haut. » C’est plus satirique que juste, mais le mot est lâché : l’écueil est là ; gare aux beaux vers qui sont ennuyeux !

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