À l’époque où nous voici parvenus, on peut dire, en principe, qu’il n’y a plus à écrire que la guerre des intelligences et des idées. […] Cette publication importante, cet âpre travail où les faits tiennent une si grande place, et malheureusement toute la place, ce précis rapide, serré, virilement écrit, d’une, histoire à peu près inconnue, — car l’Espagne et la France, en se pressant l’une sur l’autre dans leurs luttes, l’avaient étouffée, cette histoire de peuples intermédiaires étranglés, écrasés entre les portes des deux pays, — on se demande, quand on la lit ou qu’on l’a lue, au profit de qui ou de quoi la voilà écrite, avec cette science et cette conscience, si ce n’est au profit isolé de l’auteur ? […] Le mouvement d’intérêt curieux qui nous emporte, en ce moment, vers les Mémoires… de tout le monde, est le même qui nous pousse à écrire l’histoire… de tout le monde aussi, en fait de peuples. […] n’a pas le droit d’écrire ses mémoires, et, j’en demande bien pardon à Cénac-Moncaut, tout peuple non plus n’a pas droit à l’Histoire, parce que, boue et crachat longtemps pétris dans les mains de la divine Providence, il a vécu, combattu et souffert. […] Quelle que soit l’Histoire des Pyrénées, l’homme qui a écrit le passage que nous venons de citer a certainement en lui ce qu’il faut pour devenir un historien, dans l’acception la plus élevée et la plus majestueuse.
Même après l’avoir lu, je n’ai assurément aucun doute sur la foi et la piété de celui qui vient de l’écrire, mais je me dis que les milieux pèsent beaucoup sur les natures oratoires qui s’inspirent ou se déconcertent sous l’influence du visage des hommes, et le R. […] Lacordaire, comme tous les artistes, et j’ai été tenté d’écrire, les artificiers de parole, est beaucoup moins écrivain qu’orateur. […] Elle se place assez heureusement sur ses lèvres pour qu’elle y paraisse plus ferme, plus pure, plus ailée, que quand il écrit. […] Mais sur ces pages qui restent là, qu’on peut reprendre et qu’on peut relire pour les juger, ce traître style écrit, qui n’a ni la voix, ni le geste, ni l’émotion de la chaire qu’on a sous les pieds, ni les mille yeux attentifs du public qu’on a devant soi, ce traître style écrit dénonce la médiocrité, ou le néant, ou les défauts de l’écrivain. […] Elle ne vient pas non plus de la gaucherie du tour et de l’inhabitude d’écrire.
Or, si, avec quelques mots, toujours cités quand on parlait d’elle, elle exerçait je ne sais quel irrésistible empire sur les imaginations les plus ennemies, que sera-ce quand on pourra lire et goûter tant d’écrits, marqués à l’empreinte d’une âme infinie, de cette âme qui, sans en excepter personne dans l’histoire de l’esprit humain, — quand elle fut obligée d’écrire, soit pour se soulager d’elle-même, soit pour remplir un grand devoir, — fit tenir, dans les limites étouffantes d’une langue finie, le plus de son infinité ? […] Le Système du Monde de Laplace n’a qu’un petit nombre de lecteurs qui l’entendent et peuvent le juger, mais les écrits de Sainte Térèse sont plus difficiles à comprendre dans les arcanes de leur beauté que les livres même de Laplace. Nous parlons surtout de ses grandes œuvres spirituelles, sa Vie écrite par elle-même et ce Château de l’âme, sur lequel un jour nous reviendrons. […] Sa vie, comme elle nous l’a laissée, cette longue poésie écrite tout en élans, est un des plus beaux livres assurément de la littérature espagnole, mais elle est aussi le plus beau traité de psychologie appliquée qu’il y ait dans quelque littérature que ce soit. […] Bouix leur traduise aussi le Docteur Séraphique (saint Bonaventure), où elle était, cette psychologie toute vivante, avant qu’on la vît morte et disséquée dans leurs écrits, comme sur des marbres d’amphithéâtre.
Elles sont impies, athées, — résolument athées, — navrantes, navrées et superbes, et c’est une femme, une faible femme, qui a eu le triste cœur d’écrire, avec une préméditation inouïe et l’intensité d’une rage froide, ces magnifiques blasphèmes contre la Vérité et contre Dieu ! […] Ce sont, à coup sûr, les plus belles horreurs littéraires qu’on ait écrites depuis Les Fleurs du mal de Baudelaire. […] Ceux qui osèrent les écrire ne les écrivaient point pour leur propre compte et en leur nom. […] Un jour même, Lamartine, ce cygne blanc devenu noir tout à coup, écrivit son ode du Désespoir, — mais ce ne fut là qu’une minute d’impiété entre deux Méditations repenties, et il reprit presque au même instant la nitidité de son plumage. […] Mais son athéisme, à cet innocent Capanée, se borna à s’en aller écrire au sommet du mont Saint-Gothard le mot d’athée après son nom.
Mirèio, dont nous avons tant parlé, Mirèio et ses douze chants, ce poème de longueur à l’Énéide, est un poème écrit en provençal ; mais, en français, nul grand travail de poésie, de philosophie et d’histoire n’a révélé des noms nouveaux ou consacré des noms déjà connus. […] Si donc il nous donne des romans à proportions étroites, ce n’est pas, lui qui se forcène pour écrire quelques lignes qu’il ne soit pas tenté d’effacer, afin de s’épargner la difficulté, — qu’il doit aimer comme on aime, lorsque l’on est fort, la résistance, pour mieux la vaincre. […] Francis Wey a écrit des livres renseignés et d’une érudition mordante, comme les Remarques sur la langue française, le style et la conviction littéraire ; ou l’Histoire des révolutions du langage en France ; mais ces études, qui l’ont posé comme homme de lettres devant le public d’une manière si carrée et si imposante, ont versé l’ombre de leur gravité sur un genre de littérature abordé par lui une ou deux fois, et que les pédants croient plus léger parce qu’il ne pèse plus le poids des livres, mais le poids du cœur qu’ils n’ont pas. […] Si on lisait pour la première fois Francis Wey, si on ne savait pas à quel système d’idées cet esprit convaincu et ferme s’appuie d’ordinaire, on éprouverait une anxiété singulière en lisant les premières pages de ce livre, écrites avec une impartialité dont l’auteur semble faire une énigme. […] Le combat de la vocation religieuse contre la vocation de la mère de famille qui se révèle avec tant d’énergie dans la scène, au village, où Éliane est obligée, par les combinaisons du roman, à tenir un enfant dans ses bras, — scène magnifique, d’un contenu excessivement émouvant, et que Stendhal seul aurait pu écrire s’il avait été chrétien, — le triomphe enfin de la vocation de l’épouse, le discours de la mère Saint-Joseph qui clôt le roman dans une souveraineté de raison éclairée par la foi, et surtout, surtout, la réalité de la sœur Saint-Gatien, qui représente l’être surhumain, l’ange gardien d’Éliane, et qui s’en détache si humainement et si vite quand elle lui a préféré, pour s’appuyer, le cœur d’un homme, — trait cruel que Wey n’a pas manqué, — voilà les beautés de la troisième partie de ce livre, écrit avec une sûreté de main et une maturité de touche qui n’ont fait faute à l’auteur de Christian qu’une seule fois.