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531. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « La Femme et l’Enfant » pp. 11-26

Et cependant, malgré tout cela, son livre n’en pèche pas moins par l’âme même, par le fond, par la conclusion. […] … Seulement, pour ceux qui ne croient pas que la solution du problème économique soit à fleur de terre, mais à fond d’âme, dire simplement et superficiellement que les maux qui affligent l’homme, et par l’homme l’enfant et la femme, viennent uniquement de ce que la richesse n’est pas encore montée au degré qu’elle atteindra plus tard et qu’elle doit nécessairement atteindre, c’est répondre à une question morale par une raison économique, et c’est là bouleverser, en les mêlant, toutes les notions. […] Malgré les succès actuels d’une philosophie qui mutile l’homme pour le simplifier, les questions morales, en fin de compte, seront toujours les grandes questions, les questions premières ou dernières, et l’homme se prendra dans ses propres efforts comme dans un filet inextricable toutes les fois qu’il méconnaîtra son âme, et qu’il demandera à une autre cause que son âme l’explication et l’amélioration de sa destinée. […] n’a pas vu, en raison de sa science ; car il n’est donné qu’à l’idée fixe d’une science quelconque de passer les yeux ouverts auprès des plus grosses vérités sans les voir, et seule, peut-être, une intelligence d’économiste ou de philosophe, émoussée par la préoccupation de la matière et de ses vaines combinaisons, devait attendre uniquement d’un peu de poussière : de la production matérielle, le soulagement de cette souffrance organisée et infinie qui constitue l’âme humaine, et à laquelle les hommes, par leurs institutions ou par leurs vices, ont trouvé moyen d’ajouter. […] Plus l’âme s’accroît, plus la sensibilité augmente.

532. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Le roi Stanislas Poniatowski et Madame Geoffrin »

Il est, pour moi, et il sera, pour tous les romanciers et tous les moralistes qui savent ; comme Dieu, tout le prix d’une âme, dans le sentiment individuel très complexe et très passionné que Madame Geoffrin eut pour Poniatowski toute sa vie, et qui, sous le nom d’amitié, cachait peut-être le plus bel amour de tout le xviiie  siècle, qui, le fat ! […] Il n’y a jamais de ridicule dans une passion quand elle est vraie, et je pense même comme Madame de Staël, c’est que le ridicule ici est un mot inventé par le monde pour dégoûter des sentiments exaltés les âmes qui valent mieux que lui. […] Le monde est ainsi fait qu’à ses yeux un poète, par exemple, ne peut jamais être un homme d’État, — et Chateaubriand, en son temps, s’est assez plaint de cette sottise, — et qu’une femme raisonnable aussi, parce qu’elle est une femme raisonnable, ne peut pas avoir l’âme vive et tendre. […] » Plus beau que Richelieu, il avait une âme, et Richelieu n’en avait pas. […] Il aurait glissé sur son âme, et il se trouverait que M. de Mouy aurait eu raison, en la défendant de l’amour !

533. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXIX. M. Eugène Pelletan »

Avec cette légèreté enflammée d’un poëte, qui ne consume rien et qui n’éclaire pas, il parle, au début de son livre, du sentiment et de la raison, ces deux ailes de l’âme ; mais il n’en décrit pas les fonctions, il n’en montre pas l’origine. […] Il y a plus : avec la sécheresse des âmes de nos jours froids et ternis, nous disons qu’il est impossible à ceux-là qui n’ont point aboli en eux la faculté de l’enthousiasme de ne pas regretter de voir M.  […] Pelletan est de cette race d’âmes qui ont le sens mystique en elles, et selon nous, c’est là une supériorité. […] Il veut, comme tous les illuminés de la philosophie, réaliser une foi scientifique, et il n’y a pas d’âme mieux créée pour la foi intuitive que son âme. […] En vain transpose-t-il Dieu et s’efforce-t-il d’en remplacer l’amour par l’amour de l’humanité ; en vain s’enferme-t-il dans cette prison des siècles dont il a beau reculer les murs, il n’a jamais l’espace qui conviendrait à l’énergie de son âme immortelle.

534. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Arsène Houssaye » pp. 271-286

Les mœurs putrides de ce temps n’y étaient étreintes que dans quelques âmes. […] elle est trop bête pour pouvoir entrer dans un livre qui, comme un roman, a besoin d’une âme et d’une intelligence pour intéresser. […] Mais chez celle-ci, le rêve est trahi par ce qui reste d’âme au fond de l’animalité. […] Elle les met tous, plus ou moins, dans le sac où Scapin met Géronte, ce qui est honteux, même quand les coups de bâton ne suivraient pas… Mais, au bout du compte, elle atteste qu’il y a des mœurs et des croyances publiques auxquelles il faut, au prix de sa considération ou de son âme, se conformer. […] Il reste dans les nuances de cette civilisation de notre temps, où l’âme, grâce au Christianisme, tient tant de place encore.

535. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVI. Des sophistes grecs ; du genre de leur éloquence et de leurs éloges ; panégyriques depuis Trajan jusqu’à Dioclétien. »

disait-il, je t’invoque ; parmi toutes les divinités, nulle ne parle plus puissamment au cœur de l’homme que toi. » Un autre, qui conseillait de fuir les villes et sentait que la situation des lieux influe sur l’âme : « Habite et parcours les montagnes, disait-il, le soleil les frappe de ses premiers rayons ; les derniers rayons du soleil reposent sur elles ; élève-toi vers les cieux, sors de l’ombre, et respire la lumière et la pureté du jour » ; un autre, après la mort de son épouse, ramasse tous les ornements qui servaient à sa parure, et les suspend dans un temple pour les consacrer à la divinité du lieu. […] Le voisinage du despotisme, l’influence même du ciel, la multitude des sensations douces et calmes, plus de sensibilité pour les plaisirs, moins de disposition à l’exercice violent et actif de la pensée, et le désir d’un certain repos de l’âme, tout cela ensemble, dans des climats plus chauds, a dû nuire à l’éloquence ; aussi les orateurs d’Europe ont eu sur les orateurs de l’Asie les mêmes avantages que les guerriers du nord eurent de tout temps sur ceux du midi. […] Un homme qui faisait le sort du monde, une cour où l’on se rendait de toutes les extrémités de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, les caprices d’un tyran qui pouvaient faire trembler cent nations, une servitude même qui avait quelque chose d’auguste, parce qu’elle était partagée par l’univers ; enfin la grandeur romaine qui respirait de toutes parts, même à travers les ruines de la liberté, tout ce spectacle, au moins dans les premiers siècles de l’empire, agitait fortement les esprits et les âmes. L’orateur, le philosophe et le poète devaient donc avoir l’âme bien plus exercée à Rome, et être bien plus réveillés par le mouvement et le choc des idées, qu’au fond de la Grèce et de l’Asie, où les impressions arrivaient affaiblies par la distance. […] Nerva avait pour lui la plus grande estime, et le combla d’honneurs ; mais ce qui le touchait encore plus, c’était la tendre amitié de ce prince ; car les honneurs ne sont que le besoin des âmes vaines, mais l’amitié est le besoin des âmes sensibles.

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