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290. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XII. La littérature et la religion » pp. 294-312

Le contraste est d’autant plus fort que l’Église, ainsi déchue de sa royauté sur les esprits, n’a pas perdu l’appui du pouvoir séculier, et qu’elle voit les âmes lui échapper malgré les chaînes qu’elle essaie de leur forger avec l’aide de l’État. […] Il fut alors chose d’Église et chose d’État, une matière réservée presque exclusivement aux prêtres et aux théologiens de profession, permise à peine aux laïques ; les écrivains ne pouvaient y toucher qu’avec une prudence extrême et les poètes, en particulier, eurent les ailes liées par la nécessité de ne rien dire qui ne fût parfaitement orthodoxe. […] Il faut regarder de près l’organisation de l’Église ; savoir si elle fut gallicane ou ultramontaine ; en quel sens le pape la poussa ; quels furent ses rapports avec l’État, sa richesse, ses moyens d’action ; quelle part elle eut dans l’éducation de la jeunesse en général et des écrivains du temps en particulier. […] Même de nos jours, pour les cultes reconnus par l’État, catholiques, réformés, israélites, les chiffres recueillis par les recensements officiels sont sujets à caution, et quand il s’agit de supputer en un moment donné le nombre des diverses variétés de libres-penseurs, la difficulté devient à peu près insurmontable.

291. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre. (1851, 2 vol. in-8º.) » pp. 192-216

Il avait un axiome souvent présent à l’esprit pour se tempérer dans ses hardiesses, c’était un mot de Platon et de Cicéron : « N’entreprends jamais dans l’État plus que tu ne peux persuader. » « Si j’étais ministre, disait-il,  au milieu d’une nation qui ne voudrait pas des Jésuites, je ne conseillerais point au souverain de les rappeler, malgré mon opinion qui leur est favorable. » Voilà, ce me semblea, bien de la modération ; mais tout aussitôt il définit une nation, la réunion seule du souverain et de l’aristocratie. Il ne la met point hors de là : C’est précisément dans les hautes classes, pense-t-il, que résident les principes conservateurs et les véritables maximes d’État. […] Le roi de Sardaigne, dépossédé de ses États du continent, s’était réfugié dans son île sauvage ; M. de Maistre, après y avoir séjourné quelque temps et y avoir servi à la tête de la magistrature, avait été chargé en 1802, par ce roi à demi déchu et dépouillé, d’aller le représenter auprès de la cour de Russie à Saint-Pétersbourg. […] Il y a longtemps que le roi-prophète, David (ou tout autre) a dit : « Ne mettez pas votre confiance dans les rois », ce qui veut dire sans épigramme « que, tous les actes des souverains étant nécessairement soumis à la raison d’État, laquelle obéit à son tour aux agitations éventuelles du monde politique et moral, faire dépendre sa sûreté et son salut des dispositions constantes d’une cour quelconque, c’est, au pied de la lettre, se coucher, pour dormir à l’aise, sur l’aile d’un moulin à vent ».

292. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

Il raconte ce qui s’est passé aux États généraux avant la réunion des ordres, et il suit ce récit à mesure que les événements se développent. […] Parlant de la déclaration du roi dans la séance royale du 23 juin, il se demande pourquoi cette déclaration qui, un peu modifiée, pouvait devenir la Grande Charte du peuple français, eut un si mauvais succès ; et la première raison qu’il en trouve, c’est qu’elle vint trop tard : Les opérations des hommes ont leur saison, dit-il, comme celles de la nature ; six mois plus tôt, cette déclaration aurait été reçue et proclamée comme le plus grand bienfait qu’aucun roi eût jamais accordé à ses peuples ; elle eût fait perdre jusqu’à l’idée, jusqu’au désir d’avoir des États généraux. […] Ils ont renversé des États pour les régénérer, et disséqué des hommes vivants pour les mieux connaître… En écrivant ces pages éloquentes et enflammées (et il y en a quatre-vingts de suite sur ce ton-là), Rivarol se souvenait évidemment de ces hommes avec qui il avait passé tant d’années et dont il connaissait le fort et le faible, des Chamfort, des Condorcet, des Garat. […] Tout État, si j’ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel.

293. (1888) La critique scientifique « La critique et l’histoire »

Ainsi l’habitude des plaisirs esthétiques favorable à la solidarité humaine, est nuisible à l’existence des nations : et en fait les Etats les plus policés sont les plus faciles à conquérir. […] Ceux-ci distingueront entre les ouvrages qui tendent à suggérer des sentiments qui doivent décroître, s’il faut que la race ou l’Etat vive, et ceux qui contribuent au contraire à rendre l’homme plus sain, plus joyeux, plus moral, plus noble. […] Si l’on conçoit la suite des sciences qui, prenant la matière organique à ses débuts, dans les cornues des chimistes ou l’abîme des mers, en conduisent l’étude à travers la série ascendante des plantes et des animaux, jusqu’à l’homme, le décrivent et l’analysent dans son corps, ses os, ses muscles, ses humeurs, le dissèquent dans ses nerfs, sa moelle, son cerveau, son âme enfin et son esprit ; si, abandonnant ici l’homme individu, on passe à la série des sciences qui étudient l’être social, de l’ethnographie à l’histoire, on verra que ces deux ordres de connaissances, les plus importantes sans aucun doute, et celles auxquelles s’attache l’intérêt le plus prochain, se terminent en un point où ils se joignent : dans la notion de l’homme individu social, dans la connaissance intégrale, biologique, physiologique, psychologique de l’individu digne de marquer dans la société, constituant lui-même par ses adhérents et ses similaires un groupe notable, propageant dans son ensemble particulier ou dans l’ensemble total, ces grandes ondes d’admirations, d’entreprises, d’institutions communes qui forment les États et agrègent l’humanité. […] Il est aussi l’auteur d’une Histoire de la formation et des progrès du Tiers Etat (1850).

294. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La Révolution française »

Ces plans, commencés par Calonne, homme d’État plus éminent peut-être qu’il n’a été méconnu, modifiés et poursuivis par Brienne et Necker, rencontrèrent dans toutes les institutions du temps une résistance qui prouve combien ces institutions avaient encore de force et de solidité. […] C’étaient des traditions et des incubations de cabinet, des vues plus ou moins justes d’hommes d’État rompus aux affaires, mais dans lesquelles la philosophie n’avait rien mis ; car d’Argenson les avait proposées onze ans avant la publication du premier volume de l’Encyclopédie. […] Privé de Calonne, puis de Brienne, renversé par ce Parlement qu’il avait commis la faute immense de rétablir, Louis XVI appela à son aide contre ce Parlement insurrecteur les provinces, et, pour faire triompher les réformes, les hommes de lettres, auxquels il donna, par cela même, une importance qu’ils n’avaient ni dans l’opinion ni dans l’État. […] Il n’est pas un seul de ces imposteurs de vertu et de conviction républicaine, qui ont volé la gloire comme ils ont volé l’État, dont l’auteur de l’Histoire des Causes ne nous découvre le néant de génie, de probité et de croyance.

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