/ 2981
554. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires de Marmontel. » pp. 515-538

Enfin Marmontel, avec ses faiblesses et un caractère qui n’avait ni une forte trempe, ni beaucoup d’élévation, était un honnête homme, ce qu’on appelle un bon naturel, et la vie du siècle, les mœurs faciles et les coteries littéraires où il s’était laissé aller plus que personne, ne l’avaient pas gâté. […] C’est dans cette retraite dernière qu’il écrivit son plus agréable et son plus durable ouvrage, ses Mémoires : « C’est pour mes enfants que j’écris l’histoire de ma vie, dit-il en les commençant ; leur mère l’a voulu. » Il s’y trouve bien des choses qu’on est étonné, à la lecture, qu’il ait écrites pour ses enfants et à la sollicitation de sa femme ; mais cela forme un trait de mœurs de plus, et le ton général de bonhomie et de naturel qui règne dans l’ensemble du récit fait tout passer. […] On y saisit à l’origine une nature prompte, facile, assez riche et très malléable, une nature très naturelle si je puis dire, ouverte, franche, assez fière sans orgueil, sans fiel et sans aucun mauvais levain. […] Que ce ne soit pas une raison pour nous de lui refuser les qualités abondantes, naturelles et agréables, dont il fait preuve tout à côté. […] Dieu, la vertu, les saintes lois de la morale naturelle, n’y furent jamais mis en doute, du moins en ma présence. » Il en était des sons comme des couleurs : Marmontel adoucissait et amollissait aisément ce qu’il entendait comme ce qu’il voyait.

555. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

N’ayant pas d’abord en lui-même un foyer d’inspiration et un jet de source suffisant pour lui faire trouver une originalité toute naturelle, il cherche cette originalité d’expression par la voie littéraire et un peu par le dehors. […] Il y primait par son talent naturel d’improvisation, dont tous ceux qui l’ont entendu n’ont parlé qu’avec admiration et comme éblouissement. […] Si nous trouvions à redire à ce langage, ce serait plutôt à l’ironie du ton et à cet accent de dédain envers ceux mêmes qu’on défend, accent qui est trop naturel à Rivarol, que nous retrouverons plus tard à Chateaubriand, et qui fait trop beau jeu vraiment à l’amour-propre de celui qui parle. […] Voici quelques vues sur Paris et sur sa destination naturelle comme ville européenne, qui sentent assurément l’homme d’une civilisation très avancée, très amollie, et l’épicurien politique plus que le citoyen-soldat ; nous les livrons toutefois, fût-ce même à la contradiction de nos lecteurs, parce que les réflexions qu’elles présentent n’ont pas encore trop vieilli : Paris est-il donc une ville de guerre ? […] Il nous prouve très bien, par l’exemple des langues, que la métaphore et l’image sont si naturelles à l’esprit humain, que l’esprit même le plus sec et le plus frugal ne peut parler longtemps sans y recourir ; et, si l’on croit pouvoir s’en garder en écrivant, c’est qu’on revient alors à des images qui, étant vieilles et usées, ne frappent plus ni l’auteur ni les lecteurs.

556. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — I. » pp. 414-435

M. de Humboldt, dans le voyage aux régions équinoxiales qu’il entreprit au commencement de ce siècle avec son ami le botaniste Bonpland, et qui est une date mémorable dans la science, a reconnu en mainte rencontre cette vérité intime et pittoresque de Bernardin et le charme pénétrant de ses observations naturelles : Que de fois, dit le savant voyageur, nous avons entendu dire à nos guides dans les savanes de Venezuela ou dans le désert qui s’étend de Lima à Truxillo : « Minuit est passé, la Croix commence à s’incliner !  […] Aujourd’hui, après tout ce qu’on a écrit déjà sur Bernardin de Saint-Pierre et ce que j’en ai écrit autrefois moi-même, j’aimerais à revoir d’un peu près cette double part qu’il faut faire en lui, et à le montrer en réalité et au naturel ce qu’il était. […] … Alors la vertu me semblait naturelle et facile. […] Une autre correspondance publiée nous livre au naturel Bernardin depuis son séjour à Varsovie dans l’été de 1764 (il avait alors vingt-sept ans et demi) : c’est la correspondance qu’il entretint avec M.  […] Les pages que Bernardin a écrites sur lui sont peut-être ce qui donne la plus simple et la plus naturelle idée du personnage et de son caractère : car, à force d’écrire sur Rousseau, on finit, ce me semble, par l’alambiquer terriblement et le mettre à la torture.

557. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XII » pp. 47-52

. — histoire naturelle de la santé et de la maladie, par f. […] — Il vient de paraître un livre très-savant et capital de Raspail, intitulé : Histoire naturelle de la santé et de la maladie chez les végétaux et chez les animaux en général et en particulier chez l’homme, avec l’indication de nouveaux moyens de traitement (2 gros volumes grand in-8°).

558. (1874) Premiers lundis. Tome II « La Comtesse Merlin. Souvenirs d’un créole. »

La fuite de chez la tante, la mystification du bon moine Fray Matéo qui ne peut courir après l’espiègle fugitive, sont gaiement contées, et la rencontre de la pauvre négresse qui pleure sur son enfant mort termine cette folle aventure en sensibilité naturelle et touchante. […] « Elle parlait pourtant assez bien espagnol, nous dit l’auteur du récit, mais elle n’en prononça pas un mot.Il semble que dans les grandes douleurs, on revient à la langue naturelle, comme on se réfugie dans le sein d’un ami. » L’arrivée de la jeune Mercedès à Cadix, puis à Madrid où elle retrouve sa mère, sa famille ; l’état de la société peu avant l’invasion des Français ; les accidents gracieux qui formaient de légers orages ou des intérêts passagers dans cette existence de jeune fille, puis l’invasion de Murat, la fuite de Madrid, le retour, la cour de Joseph, et le mariage ; tels sont les événements compris dans ces deux premiers volumes de Souvenirs.

559. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre VI. Exordes. — Péroraisons. — Transitions. »

Mieux vaut laisser les choses dans leur naturelle incohérence et, quand on a fini de l’une, passer bonnement à l’autre sans plus de cérémonie. Ce décousu, dans une lettre, et dans tout écrit dont la matière est déterminée par des causes extrinsèques et particulières, comme dans les écrits périodiques, qui suivent forcément non pas la logique et la nature, mais la date des événements, ce décousu ne peut guère disparaître sans emporter le naturel.

560. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre II. Du sens et de la valeur des mots »

Le sentiment du style est précisément le discernement délicat de l’élasticité des mots : il faut posséder, par un don naturel ou une patiente étude, le secret de cette sorte de manipulation chimique, qui, par la combinaison des mots, change la couleur, le parfum, le son, la nature même de chacun d’eux et peut obtenir un tout, homogène et simple en apparence, où les éléments associés n’ont souvent gardé aucune de leurs propriétés individuelles. […] Tout ce qui fait, à vrai dire, la physionomie individuelle du mot, vient de la place et de l’entourage : c’est là qu’il prend sa forme et sa mesure précises, s’étendant ou se ramassant selon l’espace accordé, grâce à son élasticité naturelle, et fixant dans un emploi unique sa multiple capacité.

561. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 331-337

Comment Moliere, Auteur seulement de trois ou quatre Pieces achevées, Auteur de tant d’autres, dont le dénouement est si peu naturel, & les défauts si sensibles ; comment avec une Prose si négligée, des Vers peu exacts, des caracteres outrés, est-il parvenu à se faire regarder, à juste titre, comme le premier Poëte Comique de tous les Théatres connus ? […] Nulle autre cause de cette étonnante supériorité, que la connoissance profonde du cœur humain, qu’une observation subtile qui saisissoit avec justesse les vices & les ridicules par-tout où ils se trouvoient, qu’une délicatesse de tact qui discernoit, à coup sûr, ce qu’il y avoit de plus saillant dans les travers de la Société, que l’art enfin de les présenter sous un jour propre à les rendre sensibles, & à les corriger par une plaisanterie sans aigreur, sans apprêt, & toujours si naturelle, que l’effet en étoit immanquable.

562. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Art français » pp. 243-257

sa préoccupation et sa gloire de mépriser ses conditions de vie, le sens naturel dont elle vient, le sens naturel qui la perçoit.

563. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 26, que les jugemens du public l’emportent à la fin sur les jugemens des gens du métier » pp. 375-381

Je dis ébloüir, car comme je l’ai exposé, la plûpart des peintres et des poëtes ne jugent point par voïe de sentiment, ni en déferant au goût naturel perfectionné par les comparaisons et par l’expérience, mais par voïe d’analyse. […] C’est rendre une espece d’hommage à son discernement naturel.

564. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 27, qu’on doit plus d’égard aux jugemens des peintres qu’à ceux des poëtes. De l’art de reconnoître la main des peintres » pp. 382-388

On verra d’ailleurs par ceque je vais dire concernant l’infaillibilité de l’art de discerner la main des grands maîtres, quelles bornes on doit donner à la prévention qui nous est naturelle en faveur de tous les jugemens rendus par ceux qui font profession de cet art, et qui décident avec autant de confiance qu’un jeune médecin ordonne des remedes. […] On ne connoît pas de même si des coups de pinceau sont étudiez, et l’on ne démêle pas si aisément si le copiste n’a pas retouché et raccommodé son trait pour le rendre plus semblable au trait naturel d’un autre peintre.

565. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XII »

Il semble cependant assez naturel que, pour travailler soi-même, ou veuille savoir comment les autres travaillent. […] Pourquoi, mon ami, me donner un rôle qui ne m’est point naturel ?

566. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome I pp. 5-537

L’histoire naturelle circonscrit pareillement ses tableaux géologiques, et n’eût pu faire discerner l’innombrable variété des animaux, sans leur assigner des titres de races et dénommer généralement les espèces. […] Le sublime du sentiment est d’une autre espèce : il touche le cœur en soulevant ses passions naturelles. […] Un de ceux que Louis Racine recommande expressément est l’étude des bons modèles, étude indispensable à qui veut accroître les forces naturelles qu’il reçut en naissant. […] Une épouse est trahie, et violente ; il est nécessaire qu’elle se venge ; cette nécessité est naturelle en ce personnage. […] Une juste logique est le nécessaire naturel : une logique passionnée est le nécessaire extraordinaire.

567. (1886) Le naturalisme

quel pinceau courageux, franc, naturel et comique à la fois ! […] L’auteur nous le révèle : « Ce n’est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies et des sentiments naturels…. […] Que Rousseau est loin de posséder le naturel de l’abbé Prévost ! […] Il ne le fait pas à haute voix et pour se montrer maître de soi, ce qui alors serait naturel, il le fait simplement pour son bonnet. […] Le chef du Naturalisme manque de naturel et de simplicité.

568. (1893) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Première série

La paternité est manifestement le premier et le plus naturel de ces moyens. […] La simple passion de vivre, quelque naturelle et légitime qu’elle soit, ne saurait avoir la vertu d’un véritable idéal. […] C’est la conséquence logique, naturelle, nécessaire, c’est proprement le fruit de la culture chrétienne et de la culture classique. […] Il est naturel que les œuvres mortes en ce sens soient généralement les plus anciennes ; mais ce n’est pas toujours le cas. […] Il a tort de ne voir qu’une différence de degré dans l’abîme naturel qui sépare du génie non la médiocrité seulement, mais la plus grande science elle-même.

569. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE LA FAYETTE » pp. 249-287

A un fonds de tendresse d’âme et d’imagination romanesque elle joignait une exactitude naturelle, et, comme le disait sa spirituelle amie, une divine raison qui ne lui fit jamais faute ; elle l’eut dans ses écrits comme dans sa vie, et c’est un des modèles à étudier dans ce siècle où ils présentent tous un si juste mélange. […] Mme de Choisy, par exemple, avait prodigieusement d’esprit naturel, en conversation ou par lettres, mais pas même d’orthographe. […] Je me consolai de sa cruauté avec la facilité qui m’étoit assez naturelle… » Mlle de La Vergne, âgée de vingt ans, n’eut besoin que de sa raison pour tenir peu de compte au prisonnier entreprenant de ce caprice désœuvré et banal, si vite consolé. […] Je sais que ce ne sont point alors des pensées suivies, et que souvent vous n’êtes appliquée qu’à n’en point avoir : mais il est difficile de ne pas dépendre de son naturel, quand on veut bien qu’il soit le maître ; et l’on se retrouve sans peine, quand on en a beaucoup à se quitter. […] On peut voir au tome II, page 304, des OEuvres diverses de Bayle, une critique très-agréable de la Princesse de Clèves, qui s’est allée loger dans les Nouvelles Lettres critiques sur l’Histoire du Calvinisme : cette critique de Bayle est l’antipode de l’idéal, et tout au point de vue de ce qu’on a appelé la bonne grossièreté naturelle.

570. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre quatrième. La connaissance des choses générales — Chapitre premier. Les caractères généraux et les idées générales. » pp. 249-295

Il en est de même pour les autres mots du dictionnaire ; chacun d’eux désigne un caractère ou groupe de caractères qui se présente ou peut se présenter dans plusieurs cas ou individus naturels. […] Nous allons examiner de quels éléments cet édifice mental se compose, comment il se construit par quel équilibre il se soutient, et à quelles conditions il correspond à l’édifice réel et naturel des choses. […] Or il n’y a pas d’individu naturel ni d’événement effectif qui n’y puisse entrer ; qu’il s’agisse d’un corps ou d’un esprit, d’un changement externe ou interne, sitôt que nous apercevons une chose ou un fait, nous le mettons dans sa classe, c’est-à-dire avec d’autres semblables ; bien mieux, dès que l’objet est pensé par nous, il évoque spontanément en nous, sans que nous le voulions et par la seule loi d’association des idées, d’autres objets plus ou moins semblables. […] Je fabrique d’avance une longue série de moules distincts, échelonnés d’après leur ampleur croissante ; elle fabrique ou a fabriqué avec ses diverses argiles ce qu’il faut pour les remplir ; et le contenu s’ajuste au contenant, d’abord parce que les éléments mentaux de l’un sont calqués sur les éléments réels de l’autre, ensuite parce que la structure artificielle du contenant se trouve d’accord avec la structure naturelle du contenu. […] III D’autres éléments, calqués comme les précédents sur des caractères généraux des objets naturels, se combinent avec les précédents pour faire de nouveaux cadres.

571. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224

Cela était nécessaire à vous dire pour ne pas vous laisser confondre cette philosophie surnaturelle, ou cette science des choses invisibles et impalpables, avec toutes ces autres sciences naturelles qui se sont appelées aussi improprement du nom de philosophie, mais qui n’ont pour objet que les choses sensibles et matérielles, telles que la physique, la chimie, l’astronomie, les mathématiques. […] Les démonstrations de l’ordre naturel, telles que le témoignage des yeux, de l’oreille, de la main, ne sauraient s’appliquer aux choses qui ne tombent pas sous les sens. […] Cette opinion est naturelle à l’homme, qui ne peut pas comprendre l’existence du mal et qui la sent. […] L’entretien glisse ensuite, par une pente naturelle, sur la question du suicide, pour l’homme fatigué de la vie. […] Dieu, qui a voulu en tout temps la conservation des âmes, n’a laissé manquer aucun temps de la portion de vérité naturelle ou révélée, indispensable pour que sa création subsiste et pour qu’elle l’entrevoie lui-même à travers ses mystères.

572. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

Enfin l’abbé Prévost (c’est tout simple) proposait un plan agréable, expéditif et un peu mondain, et il n’entrait pas dans celui de dom Rivet, dont l’originalité était dans le complet même : Ce sont, disait encore dom Rivet insistant sur ce plan qu’il voulait fertiliser à force de patience et animer d’une certaine vie suffisante aux esprits solides, ce sont les monuments connus de la littérature gauloise et française, recherchés avec soin, réunis avec méthode, rangés dans leur ordre naturel, éclaircis avec une juste étendue, accompagnés des liaisons convenables, dont nous formons l’Histoire littéraire de la France. […] Ce qui fait la grâce et la naïveté en ces sortes de fables, c’est quand, tout en représentant quelque vice humain, les animaux restent un peu eux-mêmes, c’est quand il y a, de la part du poète, des instants de confusion et d’oubli, et que d’heureux détails, d’une vraisemblance naturelle, viennent ôter à l’ensemble ce qu’une allégorie trop constante y introduirait de minutieux et de tendu. […] (La comparaison est naturelle et empruntée du genre loup.) […] Fauriel, en citant tout ce passage, a dit : « Ce qui me frappe le plus dans ce discours, ce n’est pas d’être pathétique et naturel, c’est d’être, et d’être éminemment ce que nous ne saurions mieux exprimer que par l’épithète d’homérique. » L’expression est si juste que, dans ce qui suit, on est forcé encore de se ressouvenir de Virgile et surtout d’Homère, et des noirs sourcils du roi des dieux, dont un mouvement fait trembler tout l’Olympe.

573. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Nouveaux voyages en zigzag, par Töpffer. (1853.) » pp. 413-430

Et ne venez pas lui dire que ces merveilleux peintres des choses naturelles ne font que copier minutieusement la nature. […] Il faut s’y mettre avant tout, et, pour peu qu’on ait de sentiment naturel en face des objets, le suivre, y obéir, travailler à y donner jour. […] Töpffer n’a jamais cherché qu’à l’avoir naturelle : Je ne suis qu’un Scythe, s’écrie-t-il comme Anacharsis, et l’harmonie des vers d’Homère me ravit et m’enchante ! […] Aussi trouvé-je toujours du plaisir à m’entretenir avec eux des choses qui sont à leur portée. » De cette observation attentive du langage campagnard et paysanesque, combinée avec beaucoup de lecture, de littérature tant ancienne que moderne, tant française que grecque76, est résulté chez Töpffer ce style composite et individuel que nous goûtons sans nous en dissimuler les imperfections et les aspérités, mais qui plaît par cela même qu’il est naturel en lui et plein de saveur.

574. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — I. » pp. 343-360

Né en septembre 1736, aux galeries du Louvre, vers le cul-de-sac du Doyenné, l’enfant croissait à son gré et fut laissé à ses bons instincts naturels : « La douceur aimable et la touchante docilité de son caractère, nous dit Lémontey, en firent l’idole de sa famille ; elle ne put se résoudre à se séparer de lui, ni à chagriner son enfance par de pénibles études. […] Il faut y voir plutôt une noble construction, conçue en idée et en présence de l’Histoire naturelle de Buffon : des discours généraux en tête, puis une narration suivie, faite pour être lue et, jusqu’à un certain point, entendue de tous, des gens du monde comme des savants ; la discussion des faits, les preuves ou éclaircissements étaient rejetés dans une seconde partie du volume, plus particulièrement destinée aux astronomes et aux savants, mais nullement inaccessible au reste des lecteurs, pour peu qu’ils fussent attentifs et curieux. […] Buffon rencontrait là en effet une de ses idées favorites chez Bailly, et il la saluait : celui-ci dans ce premier ouvrage n’avait toutefois présenté que par un aperçu rapide, et comme par intervalles, sa supposition d’un ancien peuple qu’on ne nommait pas, premier inventeur naturel des sciences, et duquel les autres peuples d’Asie n’auraient été que des héritiers plus ou moins incomplets et ignorants. […] Mais les grands bergers astronomes de Bailly, sur le haut plateau de l’Asie, ou peut-être plus loin encore vers le nord (en ce temps où le Nord n’avait point de glaces), étaient bien autre chose : ils avaient amassé durant des milliers d’années, et dans des conditions naturelles plus faciles, toute une science égale peut-être à la nôtre, ou même supérieure, et que nous autres modernes nous avons été réduits pour notre compte à réinventer péniblement à la sueur de nos fronts.

575. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — II. (Fin.) » pp. 427-443

Il y a une limite qu’il ne franchit point : la dignité, la grâce, la délicatesse même, la noblesse naturelle, Léopold Robert a atteint tout cela, et il en est maître ; mais ce qui lui échappe, c’est la facilité et l’allégresse, cette aisance qui fait dire qu’on est chez soi. […] Il lui aurait fallu une compagne de « ce caractère doux, simple et aimant, que l’on trouve, disait-il, dans nos montagnes, et qui, lorsqu’il est joint à l’esprit naturel et même à une instruction solide, est plus fait pour plaire ». […] Accroissons le plus possible le nombre de ces livres naturels, où des esprits et des cœurs vivants se montrent avec sincérité et apportent une expérience de plus dans le trésor de l’observation humaine. […] [NdA] Et encore, dans une lettre précédente adressée de Rome à Navez, à la date de septembre 1823 : A… finit un tableau de grandeur naturelle qui est l’enlèvement de Pandore par Mercure ; je ne l’ai pas vu dernièrement, mais S… m’a dit qu’il serait loin de faire un tableau frappé au bon coin ; tu m’entends.

576. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — I. » pp. 446-462

Un rôle de vieux marin pourtant, le capitaine Birk, oncle d’une des jeunes filles, père adoptif de l’autre, et ami de Sinval, est très bien tracé et fait un contraste qui a du naturel. […] Ramond devait être avant tout un prosateur : il le devint dès les années suivantes dans son voyage de Suisse, en se souvenant de Rousseau et de Buffon, et en présence des grands spectacles naturels. […] Il vécut donc avec les bergers, avec les paysans ; et lorsque les Esquisses de l’état naturel, civil et politique de la Suisse, présentées dans une suite de lettres, par William Coxe, parurent en anglais et obtinrent du succès, Ramond se trouva en mesure à l’instant de les traduire en les perfectionnant, en y ajoutant nombre de chapitres originaux qui les complétaient et en faisaient un ouvrage tout nouveau. […] C’est ce sentiment, si souvent exprimé depuis, des hautes cimes et de l’allégresse intime, de la sérénité de pensée qu’on y rencontre, c’est cette sublimité naturelle et éthérée que Ramond excelle à rendre dans ces pages comme il y en avait si peu à cette date dans notre langue.

577. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La Divine Comédie de Dante. traduite par M. Mesnard, premier vice-président du Sénat et président à la Cour de cassation. » pp. 198-214

Lundi 11 décembre 1854 L’auteur de la traduction nouvelle a exprimé dans sa préface avec beaucoup de vérité et de modestie l’occasion et l’inspiration naturelle de son travail. […] Ce sont là les dispositions naturelles et sincères, c’est le point de départ d’où l’esprit français eut à s’élever graduellement pour arriver à la connaissance et à l’admiration sentie de Dante ; mais par combien d’efforts ! […] S’il nous est donné aujourd’hui, grâce à tant de travaux dont il a été l’objet, de le mieux comprendre dans son esprit, et de le révérer inviolablement dans son ensemble, nous ne saurions abjurer (je parle au moins avec la confiance de sentir comme une certaine classe d’esprits) notre goût intime, nos habitudes naturelles et primitives de raisonnement, de logique, et nos formes plus sobres et plus simples d’imagination ; plus il est de son siècle, moins il est du nôtre. […] Toutefois c’est encore dans les exemplaires grecs et latins, ou dans les productions chrétiennes appartenant à des âges plus doux, qu’on retrouve le genre de beautés le plus direct, le plus naturel et, pour nous, le plus aisé à sentir, le plus exempt de toutes les ligatures et de tous les emboîtements pédantesques qui, en le reconstituant, ont déformé à de certains siècles et mis à la gêne l’esprit humain.

578. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Guillaume Favre de Genève ou l’étude pour l’étude » pp. 231-248

Les premières études de choix du jeune Favre, aussitôt ses classes terminées, furent dirigées du côté des sciences exactes et de la navigation, du côté aussi des sciences naturelles. Il était sous l’influence des grandes découvertes scientifiques de cette fin du siècle, il était disciple des méthodes et de la philosophie naturelle de Lavoisier. […] Même dans nos conditions toutes modernes, on peut observer à l’égard du dernier grand homme de cet ordre, la facilité et la propension naturelle à ce qu’il en soit ainsi : la transfiguration populaire s’opère malgré tout et à la face de l’histoire. […] Vivre par la pensée dans d’autres temps et s’y oublier à volonté, tandis que l’on continue dans l’heure présente de jouir insensiblement et par tous les sens de l’air, de la lumière, de la pureté du ciel, de la limpidité des eaux, de la majesté des horizons, de tous les bienfaits naturels qui sont encore la plus vraie jouissance pour des êtres vivants, que faut-il de plus à l’homme qui est sorti de l’âge des passions et en qui elles n’ont point laissé la lie de leur philtre empoisonneur ?

579. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « L’abbé de Marolles ou le curieux — I » pp. 107-125

Enfin, au nombre des ouvrages de toutes sortes qu’il laissait couler chaque année de sa plume facile, il eut la bonne idée, un jour, d’écrire ses mémoires, et s’il les écrivit de ce style médiocre et, pour tout dire, un peu plat, qui était le sien, il y mit tout son naturel aussi, sa naïveté d’impressions, sa curiosité, la variété de ses goûts et de ses humeurs. […] C’est assez qu’il ait partout le ton simple, naturel, « et cet air de sincérité qui gagne la confiance ». […] Un autre jour, comme on débitait la prodigieuse nouvelle qu’un impie ayant tiré un coup de pistolet sur une enseigne de la Vierge au pont Notre-Dame, l’image s’était mise aussitôt à saigner, la princesse Marie, « dont le naturel doux avait toujours été facile à croire aux miracles », pria Marolles d’aller sur les lieux s’informer de la vérité du fait, dont quantité de personnes étaient venues lui parler, se donnant pour témoins oculaires. […] Il parle une fois très sensément contre l’astrologie judiciaire ; il paraît avoir une conception assez juste et assez saine du système du monde ; il démontre par des considérations physiques et naturelles la chimère qu’il y a à prétendre tirer des horoscopes sur la fortune des hommes ; et l’instant d’après, parlant d’un voyage en mer que fait devant Dieppe la princesse Marie et d’un vent violent qui, se levant tout d’un coup, aurait pu la mettre en danger : « Cela me fit souvenir, dit-il, d’un songe que j’avais eu la nuit précédente pour un certain débordement d’eaux que je m’étais imaginé, comme il arrive assez souvent. » Il ne croyait pas à l’astrologie, et il a l’air de croire aux songes.

580. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — I » pp. 1-17

Ce qui lui valait cet honneur posthume d’être ainsi classé à l’improviste, à son rang d’étoile, parmi les poètes de la France, était une magnifique et singulière composition, Le Centaure, où toutes les puissances naturelles primitives étaient senties, exprimées, personnifiées énergiquement, avec goût toutefois, avec mesure, et où se déclarait du premier coup un maître, « l’André Chénier du panthéisme », comme un ami l’avait déjà surnommé. […] dans cette maison de silence et de paix, un jeune homme obscur, timide, que Lamennais, distrait par ses visions sociales apocalyptiques, ne distingua jamais des autres, à qui il ne supposait que des facultés très ordinaires, et qui dans ce même temps où le maître forgeait sur son enclume ces foudres qu’on appelle les Paroles d’un croyant, écrivait, — lui —, des pages intimes beaucoup plus naturelles, plus fraîches, — tranchons le mot, plus belles —, et faites pour toucher à jamais les âmes éprises de cette vie universelle qui s’exhale et se respire au sein des bois, au bord des mers. […] Et Guérin, au contraire, n’y résiste pas ; tous les accidents naturels qui passent, une pluie d’avril, une bourrasque de mars, une tendre et capricieuse nuaison de mai, tout lui parle, tout le saisit et le possède, et l’enlève ; il a beau s’arrêter en de courts instants et s’écrier : « Mon Dieu ! […] Les vers de Guérin en effet sont naturels, faciles, abondants, mais inachevés.

581. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance diplomatique du comte Joseph de Maistre, recueillie et publiée par M. Albert Blanc » pp. 67-83

Seul, sans mission réelle, jeté avec ce titre de ministre à l’extrême Nord par une royauté qui s’est réfugiée à Cagliari et qui se soucie très peu de lui, n’en recevant ni instructions ni directions, et à peine quelque traitement, n’ayant pas toujours de quoi prendre une voiture, n’ayant pas même de quoi payer un secrétaire, il a su par la noblesse de son attitude, par sa dignité naturelle, par sa probité parfaite, par l’éclat et les lumières de sa parole sitôt qu’il se montre, se faire estimer, considérer au plus haut point, pénétrer dans l’intimité des premiers personnages de l’empire, y compris l’empereur lui-même qui le goûte, qui l’écoute, qui lui demande des mémoires et des notes, et qui certainement a dû penser un moment à se l’acquérir. […] Au lieu d’expliquer les événements de l’histoire par les causes secondes, naturelles, par le rapport exact des faits, et même quand il a cette explication sous la main, il passe outre, il veut quelque chose au-delà ; il s’y complaît. […] Après tout ce que la France a fait souffrir à nous et à l’Europe, le sentiment qui nous écarterait d’elle serait assez naturel ; cependant ce sentiment serait trompeur, et l’axiome prêché depuis dix ans semble plus vrai que jamais : « Point de salut que par la France !  […] — Sur Napoléon après son entrée à Moscou : Imaginez un homme au sommet d’une échelle de cent échelons, et tout le long de cette échelle des hommes placés à droite et à gauche avec des cognées et des massues, prêts à briser la machine : c’est l’image naturelle de la situation où se trouve Napoléon.

582. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourgogne, par M. Michelet »

Michelet poursuit sans relâche, à travers les récréations d’histoire naturelle qui le délassent plutôt qu’elles ne le détournent, la série des études qui ont pour objet de continuer et de compléter les premiers volumes de son Histoire de France, commencée en 1833, interrompue en 1844, et qui doivent bientôt la rejoindre à son Histoire de la Révolution, conçue et composée depuis lors dans le feu des agitations sociales et des tempêtes civiles. […] On connaîtrait mal le duc de Bourgogne et ce naturel étrange, même quand on prête l’oreille de très près aux paroles de Fénelon, si l’on n’avait en face ce formidable et trahissant témoin, Saint-Simon : «  Il faut dire tout d’abord, nous apprend cet admirateur si fervent du même prince corrigé et morigéné, que Mgr le duc de Bourgogne était né avec un naturel à faire trembler. […] Quand on n’aurait point Saint-Simon avec son terrible pinceau, on pourrait, rien que par le témoignage de Fénelon, soupçonner quelque chose du naturel équivoque et menaçant du jeune prince.

583. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Millevoye »

De tous les jeunes poëtes qui ne meurent ni de désespoir, ni de fièvre chaude, ni par le couteau, mais doucement et par un simple effet de lassitude naturelle, comme des fleurs dont c’était le terme marqué, Millevoye nous semble le plus aimé, le plus en vue, et celui qui restera. […] Des sentiments de famille naturels et purs, une facilité de talent non combattue, bientôt l’émotion rapide, mobile, du plaisir et de la rêverie, c’est là le fonds entier de sa jeunesse, ce sont les caractères qui, en simples et légers délinéaments, pour ainsi dire, vont passer de l’âme de Millevoye dans sa poésie. […] Talent naturel et vrai, mais trop docile, il ne s’est pas assez connu lui-même, et a sans cesse accordé aux conseils une grande part dans ses choix. […] Si l’on pouvait apporter de la précision dans de semblables aperçus, je m’exprimerais ainsi : Pour les sentiments naturels, pour la rêverie, pour l’amour filial, pour la mélodie, pour les instincts du goût, l’âme, le talent de Millevoye est comme la légère esquisse, encore épicurienne, dont le génie de Lamartine est l’exemplaire platonique et chrétien.

584. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre III. Théorie de la fable poétique »

Je ne puis reconnaître du premier coup d’oeil quel est le naturel tout entier du Loup, quel mélange d’inquiétude, de violence, de sottise et de poltronnerie, compose sa physionomie. […] Nous répéterons donc la même pensée sous toutes sortes de formes ; nous la reprendrons après l’avoir quittée ; nous la reproduirons encore une fois hors de sa place naturelle ; nous la répandrons partout, faute de savoir la concentrer. […] Les oeuvres poétiques surpassent en les imitant les oeuvres naturelles. […] Ainsi, quand le fabuliste voudra composer des caractères, il ne prendra, au milieu des traits naturels, que les traits expressifs.

585. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre III. Poésie érudite et artistique (depuis 1550) — Chapitre II. Les tempéraments »

Il a mené trop loin la réaction nécessaire contre le naturel facile ; au lieu de perfectionner le naturel, il l’a contraint, parfois exclu. […] Cependant une reine d’esprit naturel, dérivée de Marot, mais qui s’est teinte de fine émotion en traversant le domaine de Ronsard, circule encore dans la poésie : Passerat mêle la malice gauloise à la grâce sentimentale, et revêt le simple naturel des formes achevées de la poésie érudite ; dans son très petit domaine, il montre ce que peut le bon sens bourgeois appuyé sur la culture antique203.

586. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre I. La préparations des chefs-d’œuvre — Chapitre III. Trois ouvriers du classicisme »

Il a manqué de naturel : c’était inévitable ; mais il en a manqué surtout par scrupule d’artiste, qui ne veut laisser dans son œuvre aucune négligence. […] Pour la trouver, il a sa raison, dont c’est la fonction naturelle, et qui ne peut y manquer, si elle est bien dirigée. […] Le préjugé de l’autorité fait moins échec à la raison chez les simples ignorants, qui jugent par la lumière naturelle. […] Le soin de la forme, l’idée de la beauté furent maintenus par le respect des modèles grecs ou romains : grâce à cette influence, la littérature resta un art : et l’idée d’une vérité artistique, concrète et sensible, l’idée du vrai naturel et réel se superposa à l’idée de la vérité scientifique, nécessairement abstraite.

587. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Mme de Graffigny, ou Voltaire à Cirey. » pp. 208-225

Je viens surtout parler de Voltaire, chez qui Mme de Graffigny nous introduit et qu’elle nous aide à surprendre sous un jour assez nouveau ou du moins très au naturel. […] Pourtant, elle semble aussi des plus naturelles chez lui. […] Mme de Graffigny, en présentant une jeune Péruvienne, Zilia, brusquement transplantée en France, et en lui faisant faire, au milieu d’un cadre romanesque, la critique de nos mœurs et de nos institutions, comme cela a lieu dans les Lettres persanes, avait trop oublié de tenir compte des raisons de ces mêmes institutions et des causes naturelles de ces inégalités sociales, qui semblent choquer si vivement sa jeune étrangère. […] ils te désireraient, mais ils ne peuvent t’atteindre. » En ce qui est du roman même, Turgot regrette que l’auteur ait mieux aimé faire une héroïne à la Marmontel, et qui renonce au mariage par un sentiment exagéré de délicatesse, que d’avoir conduit la passion à une conclusion plus légitime et plus naturelle : « Il y a longtemps que je pense, dit-il, que notre nation a besoin qu’on lui prêche le mariage et le bon mariage. » Il voudrait que l’auteur n’eût pas manqué ce sujet-là en terminant, et il lui conseille d’y revenir dans une suite dont il trace le plan lui-même.

588. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame, duchesse d’Orléans. (D’après les Mémoires de Cosnac.) » pp. 305-321

L’influence du chevalier de Lorraine, à la fin de la campagne de 1667, ruina ses efforts, et cet indigne favori, qui vit en lui un ennemi naturel, ne négligea rien pour le perdre et pour l’éloigner. […]  » Prière de Bossuet prosterné à genoux au lit de mort de Madame, épanchement naturel et prompt de ce grand cœur attendri, vous fûtes le trésor secret où il puisa ensuite les grandeurs touchantes de son Oraison funèbre, et ce que le monde admire n’est qu’un écho retrouvé de ces accents qui jaillirent alors à la fois et se perdirent au sein de Dieu avec gémissement et plénitude ! […] (Et ici commence le portrait en forme, dans le goût du temps :) Madame avait l’esprit solide et délicat, du bon sens, connaissant les choses fines, l’âme grande et juste, éclairée sur tout ce qu’il faudrait faire, mais quelquefois ne le faisant pas, ou par une paresse naturelle, ou par une certaine hauteur d’âme qui se ressentait de son origine, et qui lui faisait envisager un devoir comme une bassesse. […] Louis XIV, en se liant avec elle d’une amitié si vraie et qui avait dominé l’amour, semblait avoir voulu s’attacher à régler cet heureux naturel et à lui donner de ses propres qualités : « il la rendit en peu de temps une des personnes du monde les plus achevées ».

589. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Ducis. » pp. 456-473

Mais il y a le Ducis homme et caractère, poète au cœur chaud, d’autant plus poète qu’il parle en prose et non en vers, et qu’il a le langage plus naturel, écrivant à ses amis des lettres charmantes, toutes semées de mots simples et grandioses, de pensées qui sentent la Bible, le livre de la Sagesse, et où résonne pourtant comme un lointain grondement du tonnerre tragique. […] Et encore : « Ma fierté naturelle est assez satisfaite de quelques non bien fermes que j’ai prononcés dans ma vie. […] Mais ne sentez-vous pas aussitôt comme Ducis, dans cette prose naturelle et sortie du cœur, a le mot large et pittoresque ? […] Au milieu d’accents très naturels, il y paraît tout à coup de faux oripeaux ou des trivialités bourgeoises.

590. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre II. Marche progressive de l’esprit humain » pp. 41-66

Au reste, je n’ai pas besoin d’expliquer qu’il ne s’agit point ici du système de la perfectibilité, tel qu’il a été entendu dans ces derniers temps ; car alors j’aurais à assigner les limites naturelles de cette perfectibilité, qui ne sont autres que les limites mêmes de la liberté de l’homme. […] Un peuple, séparé du reste de l’Europe par ses mœurs beaucoup plus que par les montagnes qui forment ses limites naturelles, se saisit du mouvement progressif. […] Maintenant cette Espagne généreuse, qui a laissé déjà échapper une fois l’empire du monde, a repris ses fonctions naturelles dans la société. […] « Dieu, comme dit Moïse, a fait le soleil, la lune, les astres, pour le service de toutes les nations qui vivent sous le ciel. » Mais n’oublions pas que si chaque chose produit une révélation, les sociétés humaines sont les dépositaires naturelles et impérissables de ces révélations successives et continues.

591. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Maurice Rollinat »

Elle n’en demeure pas moins dans son rapport naturel et inaltérable avec nous, et fussions-nous plus bas ou plus insensés que nous sommes, la proportion entre les poètes et les hommes n’en resterait pas moins dans son éternelle inflexibilité. […] Pour être poétiquement diabolique, Rollinat, cet homme de nervosité naturelle, n’a besoin ni de piments, ni de moxas, ni de cantharides. […] C’est, lui, le naturel dans l’étrange, si on peut dire de l’étrange qu’il soit naturel… et on ne se douterait jamais, en l’entendant parler des choses de la vie réelle, que c’est là un poète visionnaire !

592. (1887) La banqueroute du naturalisme

Mieux valait attendre ; et, puisque aussi bien, de roman en roman, il allait s’éloignant un peu plus de la décence, du naturel, et de la vérité, on en reparlerait, pour la dernière fois, quand il en serait tout à fait sorti. […] Zola sont orduriers ou blasphématoires, et la seconde que nos vaudevillistes, assez contens de nous avoir fait rire, n’ont pas cru qu’ils écrivaient, dans Le plus heureux des trois ou dans le Chapeau de paille d’Italie : « L’histoire naturelle et sociale » de leur temps. […] Pour flatter un goût naturel à la race, M.  […] Zola, c’est de valeur documentaire, de naturel et de vérité, de vie et de variété.

593. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXII. »

La primauté de l’Orient pour les choses d’imagination semble si naturelle qu’elle fut longtemps exclusive, et qu’on ne songeait pas même à en faire la remarque. […] Cette poésie qui plus tard a parcouru tant de climats, a réfléchi tant d’horizons divers, s’est colorée de tant de feux et nourrie de tant d’instincts profonds du cœur, est, avant tout, une poésie du Nord, éprise avec passion des beautés naturelles, et, sous son ciel natal, ni rassasiée de leurs douceurs, ni trop éblouie et comme fatiguée de leur éclat, mais s’élevant avec joie du monde visible vers l’infini, curieuse surtout de l’âme humaine, et tout à la fois contemplative et violente. […] De retour dans sa patrie, dans la philosophique et opulente Angleterre, à l’époque même où les lettres accréditées y conduisaient au pouvoir, où les hommes d’État étaient de grands orateurs, William Pitt, Fox, Burke, où les lettrés se mêlaient partout aux affaires, Gibbon, Shéridan, Glover, Macpherson, il vécut loin du parlement, loin du monde, dans la modeste chambre d’un collège, où il semblait perpétuer la vie laborieuse d’étudiant, et d’où il s’échappait quelques mois, chaque année, pour voyager dans son pays, en étudier les beautés naturelles, les vieux monuments, et renouveler en soi la religion de la patrie comme celle de la science. […] Il n’y aura pas sans doute ici ce qui semble avoir été le caractère de Pindare, cette abondance naturelle de génie, cette âme ouverte de toutes parts à la poésie et retentissante comme le sanctuaire harmonieux d’Apollon.

594. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre II. Des tragédies grecques » pp. 95-112

Les auteurs grecs comptaient sur un certain nombre d’effets tragiques qui tenaient à la crédulité de leurs spectateurs ; et ils pouvaient suppléer, par les terreurs religieuses, à quelques émotions naturelles. […] Les tragiques grecs, fondant la plupart de leurs pièces sur l’action continuelle de la volonté des dieux, étaient dispensés d’un certain genre de vraisemblance, qui est la gradation des événements naturels ; ils produisaient de grands effets, sans les avoir amenés par des nuances progressives ; l’esprit étant toujours préparé à la crainte par la religion, à l’extraordinaire par la foi, les Grecs n’étaient point astreints aux plus grandes difficultés, de l’art dramatique ; ils ne dessinaient point les caractères avec cette vérité philosophique exigée dans les temps modernes. […] On peut remarquer un perfectionnement sensible dans les trois tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide ; il y a même trop de distance entre Eschyle et les deux autres, pour expliquer seulement cette supériorité par la marche naturelle de l’esprit dans un si court espace de temps ; mais Eschyle n’avait vu que la prospérité d’Athènes : Sophocle et Euripide ont été témoins de ses revers ; leur génie dramatique s’en est accru ; le malheur a aussi sa fécondité.

595. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XX. Du dix-huitième siècle, jusqu’en 1789 » pp. 389-405

Rousseau, portant dans son sein une âme souffrante, que l’injustice, l’ingratitude, les stupides mépris des hommes indifférents et légers avaient longtemps déchirée ; Rousseau, fatigué de l’ordre social, pouvait recourir aux idées purement naturelles. […] Montesquieu essaya ce genre de raillerie dans ses Lettres persanes ; mais il n’avait point la gaieté naturelle de Voltaire ; et c’est à force d’esprit qu’il y suppléa. […] Lorsque nous sommes émus, le son de la voix s’adoucit pour implorer la pitié, l’accent devient plus sévère pour exprimer une résolution généreuse ; il s’élève, il se précipite lorsqu’on veut entraîner à son opinion les auditeurs incertains qui nous entourent : le talent, c’est la faculté d’appeler à soi, quand on le veut, toutes les ressources, tous les effets des mouvements naturels ; c’est cette mobilité d’âme qui vous fait recevoir de l’imagination l’émotion que les autres hommes ne pourraient éprouver que par les événements de leur propre vie.

596. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre IX et dernier. Conclusion » pp. 586-601

L’on peut donc dire aux ennemis comme aux partisans des lumières, qu’il est un point sur lequel ils doivent également s’accorder, s’ils sont amis de l’humanité ; c’est sur l’impossibilité de contraindre le cours naturel de l’esprit humain, sans accabler les hommes de maux bien plus funestes encore que tous ceux dont on peut accuser les progrès des lumières. […] Plus l’esprit est naturel, plus il est incapable de conserver aucune force, quand l’appui de la conviction lui manque. […] et ne vaut-il pas mieux se livrer à tous les défauts que peut entraîner l’irrégularité de l’abandon naturel ?

597. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre VII. Narrations. — Dialogues. — Dissertations. »

Cette facilité qui s’offre à l’écrivain de laisser les choses aller selon leur cours naturel et de s’abstenir de les soumettre à un plan original, est une dangereuse et forte tentation. […] Il ne s’agit que de choisir quelques-uns de ces points de coïncidence ou d’intersection, en se conformant à la nature intime du sujet et à l’idée maîtresse qui doit tout dominer : ces points donneront les divisions naturelles de la matière. […] Ce sont là trois parties naturelles de la démonstration.

598. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XV. Les jeunes maîtres du roman : Paul Hervieu, Alfred Capus, Jules Renard » pp. 181-195

Le charme est à toutes les pages de ce livre, si plein d’expérience, de naturel, de simplicité, de goût. […] Son roman, L’Écornifleur, est le jeu logique de quatre ou cinq personnages ni vulgaires ni distingués, dans l’incohérence naturelle de leurs caractères et de leurs snobismes. […] Renard précise les petits états d’âme de ce gosse par une foule d’aventures ingénieuses et naturelles qui ont les chapitres du volume.

599. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre II. Filles à soldats »

Au hasard, sans essayer d’établir une juste hiérarchie ou une classification naturelle, je parquerai dans telle ou telle partie du troupeau mes porcs, mes truies et mes ânes. […] » Non, le problème n’est pas insoluble. « Tu ne tueras point » est un précepte naturel et éternel. […] [Olivier Saylor] L’ancien officier de marine qui signe Olivier Saylor n’a pas plus de talent naturel que les frères Margueritte et il sait moins son métier d’écrivain.

600. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — Les traductions. » pp. 125-144

Il se moque de ces traducteurs, qui, sous prétexte de conserver à un original son air naturel, sacrifient la force, l’élégance & la clarté à une fidélité ridicule. […] On se plaint aussi de M. d’Alembert, de son peu de fidélité, de force même dans sa copie, de son projet de ne traduire que des morceaux, du reproche qu’il fait à Tacite de présenter des images ou des idées puériles, d’opposer, par exemple, « la rougeur du visage de Domitien à la pâleur des malheureux qu’on exécutoit en sa présence, & de faire remarquer que cette rougeur, étant naturelle, préservoit le visage du tyran de l’impression de la honte ». […] Il dit qu’un poëte Grec ou Latin, dépouillé de son principal charme, la mesure & l’harmonie, n’est plus reconnoissable ; que les habillemens à la moderne, qu’on peut lui donner, peuvent être tous très-beaux, mais que ce ne seront jamais les siens ; qu’on l’imitera, mais qu’on ne le rendra jamais au naturel ; que notre poësie, avec ses rimes, ses hémistiches toujours semblables, l’uniformité de sa marche, &, si on ose le dire, sa monotonie, ne sçauroit représenter la cadence variée de la poësie des anciens ; qu’enfin il faut apprendre leurs langues, lorsqu’on veut connoître leurs poëtes.

601. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Chamfort »

Mais un tel piédestal ne le grandit pas, car le xviiie  siècle, qui n’a point de morale, ne peut avoir de moraliste, et Chamfort, l’enfant naturel d’un siècle sans mœurs, ne fut jamais, ne nous y trompons pas ! […] Fait, comme tout homme qui vient en ce monde, de mémoire, d’intelligence et de volonté, le bâtard, si loin qu’il recule en lui, trouve dans sa mémoire l’événement qui lui a retranché toute légitimité naturelle et sociale ; car le séducteur dont il est sorti n’est pas père. […] Les romans de madame Sand, qui ont versé depuis vingt années tant de flots de mépris sur l’institution du mariage, les drames dans lesquels l’illégitimité de la naissance est une poésie de plus sur le front des héros, depuis l’Antony, de Dumas père, jusqu’au Fils naturel, de Dumas fils, ont troublé si bien les têtes qu’ils les ont tournées, et que l’orgueil individuel et solitaire n’a jamais plus été qu’à cette heure « le roi insensé qui s’aveugle avec son diadème sur les yeux ».

/ 2981