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965. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre VI. Bossuet et Bourdaloue »

Il eut à appliquer l’édit de Nantes, auquel il applaudit sans l’avoir conseillé, et que plus tard peut-être il sentit être une faute. […] Bossuet s’abandonne librement ici à ses facultés de poète : il écrit pour des femmes, en qui il veut redoubler la ferveur, en leur faisant sentir le charme puissant des Livres Saints. […] Les qualités de Fléchier sentent la décadence, et en effet avant la fin du siècle il est sensible que l’éloquence chrétienne s’en va, du même pas que l’esprit chrétien. […] Si l’on excepte les formules traditionnelles, rien n’y sent le chrétien. […] La sincérité de son zèle et de sa charité unit, fond tous ces éléments, et maintient la simplicité dans cette éloquence que l’on sent un peu lourdement voulue.

966. (1890) L’avenir de la science « X » pp. 225-238

Cousin sur Santa-Rosa valent mieux pour notre manière de sentir qu’une oraison funèbre calquée sur celles de Bossuet. […] On a délicatement fait sentir combien les chefs-d’œuvre de l’art antique entassés dans nos musées perdaient de leur valeur esthétique. […] Ils sentent clairement et éminemment ce que tout le monde sent vaguement. […] La foule lui prête la grande matière ; l’homme de génie l’exprime, et en lui donnant la forme la fait être : alors la foule, qui sent, mais ne sait point parler, se reconnaît et s’exclame. […] Ce qu’on appelle psychologie, celle des Écossais par exemple, n’est qu’une façon lourde et abstraite, qui n’a nul avantage, d’exprimer ce que les esprits fins ont senti bien avant que les théoriciens ne le missent en formules.

967. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 14 mars 1885. »

Dans l’Anneau du Nibelung on sent une variété plus étrange, une composition plus achevée dans Parsifal : mais Tristan est l’œuvre aimée des psychologues et réalistes. […] » elle se sentait incomplète, et, tourmentée en dépit de sa placidité apparente, elle maudissait sa solitude. […] Aujourd’hui même et dans cette église aura lieu le concours de chant ; Walter, à ce mot, se sent naître à une vie nouvelle. […] Vous sentez la déconvenue de Beckmesser, interrompu tout net par cette explosion de cordonnerie militante. […] » s’il ne sentait en lui l’ardent besoin d’expansion, la flamme innée, toujours prête aux effluves, sans lesquels il n’y a pas de poète et pas de chanteur ?

968. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 novembre 1885. »

Il sent comme un fer chaud à son cœur ; c’est la blessure d’Amfortas qui le brûle lui aussi ; il a compris son mal. […] Mais Parsifal touche sa blessure avec la pointe de la lance merveilleuse, et Amfortas se sent guéri. […] On n’y sent pas la vieillesse, mais une virilité alanguie et finissante. […] Car, ce qui le poussa à écrire des ouvrages philosophiques, ce fut la conviction d’une profonde révélation dont il sentait que les Hindous et le Christianisme avaient parlé. — Mais, comment l’exprimer ? […] Le besoin de les pénétrer dans leur ensemble et dans leur enchaînement se fait donc sentir en proportion.

969. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre quatrième. Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs. »

De plus, cette irritation étant toujours favorable ou défavorable à la vie du tout et des parties, elle doit être sentie comme peine ou plaisir rudimentaire : c’est le germe de l’émotion diffuse. […] Vous croyez faire une métaphore en disant : « Je souffre dans toutes les parties de mon être », et vous n’exprimez que l’exacte vérité : quand une partie de l’organisme sent la souffrance, toutes les autres la sentent par contre-coup, chacune selon son importance et son degré d’organisation. Le cri d’alarme qui sort de votre bouche est la traduction pour l’oreille de l’alarme qui s’est produite non seulement dans votre cerveau, mais jusque dans les moindres particules de votre organisme : c’est le cri d’un peuple entier qui se sent menacé dans sa vie. […] La réaction instinctive de la volonté sous l’influence du sentiment, après s’être étendue par contagion à tout notre organisme, s’étend par la même contagion aux organismes similaires, et si les autres comprennent ce que nous sentons, c’est qu’eux-mêmes le sentent. […] Le Français exprime tout ce qu’il sent par sa physionomie et ses gestes ; aussi se reconnaît-il au premier coup d’œil et ne peut-il rien cacher. » — « La mimique de l’Anglais, selon Mantegazza, est fière et dure, celle de l’Allemand lourde, bienveillante et toujours disgracieuse.

970. (1856) Cours familier de littérature. II « XIe entretien. Job lu dans le désert » pp. 329-408

Job en a senti l’iniquité apparente et véritablement atroce dans un de ses versets, et je les ai moi-même exprimées dans un seul vers : L’insensible néant t’a-t-il demandé l’être. […] et de réveiller de la mort non sentie pour remourir dans les tortures d’une seconde mort sentie, un être qui ne demandait ni ce bienfait ni ce supplice, et qui dormait son sommeil de néant, comme dit Job ? […] On y sent le regret de la poussière, la passion du néant, la haine franche et blasphématoire de celui qui a changé cet heureux néant en vie, et cette insensible poussière en homme !… Jamais bouche mortelle ne porta au Créateur un défi si audacieux de répondre ; jamais homme, peut-être, après Job, ne sentit l’ingratitude et l’horreur de ce don forcé de la vie plus que moi ! […] Je n’ai pas écouté chanter en moi mon âme Dans la grotte sonore où le barde des rois Sentait, au sein des nuits, l’hymne à la main de flamme         Arracher la harpe à ses doigts.

971. (1914) Boulevard et coulisses

Il est un lettré ou un savant ; il se sent supérieur à toutes sortes de gens riches et puissants qu’il coudoie chaque jour ; il constate souvent leur sottise, il se demande pourquoi il n’a pas d’argent pendant que les autres en regorgent. […] Ils commençaient déjà à ne plus se sentir chez eux, et ils déploraient l’envahissement de Paris par les étrangers. […] Elle a, décidément, trop d’instruction et de goût ; elle a trop réfléchi ; elle a trop de curiosité de la vie ; elle se sent trop fine et trop jeune pour risquer tout cela dans cette aventure. […] Elle en refuse un second, puis un troisième, celui qu’elle sent qu’elle ne refuserait pas s’obstinant à ne pas se faire connaître. […] Vous avez trop d’énergie, trop de curiosité d’esprit, trop d’ardeur à vivre pour ne pas sentir toute la valeur d’une époque intense et passionnée comme la nôtre.

972. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le président Jeannin. — I. » pp. 131-146

Le duc l’engagea à coucher le tout par écrit et envoya le mémoire à son frère M. de Guise, qui le reçut ayant le pied déjà à l’étrier, et qui n’eut que le temps d’écrire au bas, après l’avoir lu : « Ces raisons sont bonnes, mais elles sont venues à tard ; il est plus périlleux de se retirer qu’il n’est de passer outre. » Le président Jeannin sent toutefois à un certain moment qu’il s’engage, lui aussi, dans une voie périlleuse ; obligé par devoir et par reconnaissance envers Henri III, il est amené par les circonstances à demeurer auprès du duc de Mayenne, même quand celui-ci est devenu le chef de la Ligue et le maître de Paris, sous le titre ambitieux et ambigu de lieutenant général de l’État royal et Couronne de France. […] Dans tous les actes de modération ou de sage vigueur du duc de Mayenne aux instants critiques de la Ligue, il est facile de sentir l’influence du président. Ainsi, dès le début (février 1589), quand le duc fait échec dans Paris à l’influence des Seize et institue le Conseil général de l’Union qui remet un peu d’ordre et de décence dans l’administration de cette grande cité, on sent que le président Jeannin doit être là derrière. […] Il était assez faible pour que le moindre succès l’enflât, pour qu’un secours promis par l’Espagne le rendît moins traitable ; il avait assez d’honneur pour qu’une défaite éprouvée le piquât au jeu et lui parut un motif de plus de persévérer : il avait assez de bon sens d’ailleurs et d’honnêteté pour sentir les misères et les assujettissements de sa position, et peut-être aussi les misères des peuples et de l’État.

973. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau » pp. 163-178

Un poète de l’ordre spiritualiste et mystique, et qui avait la clef du monde intérieur, s’est plu à dire : « Chez moi, toutes choses plutôt ressenties que senties », donnant à entendre que la sensation ne lui revenait qu’épurée dans le miroir de la réflexion et du souvenir. […] On attend ce charme qu’il nomme, on ne le sent pas. […] Je mangeais machinalement, du bout des lèvres, m’efforçant d’être attentif et poli, mais plus hagard qu’un assassin qui se sent sur le point d’être découvert. […] Quelques autres prétendent que le cas de Roger est trop singulier et trop poussé à bout pour être tout à fait vrai, que l’impitoyable rigueur logique avec laquelle procède sa passion est plus logique que la vérité même, ou du moins que la vraisemblance en pareil cas ; que cette impression se prononce surtout en avançant, et qu’on y croit sentir un parti pris ; que ce n’est que quand on invente que l’on est tenté ainsi d’exagérer, et que tout s’expliquerait pour la critique s’il n’y avait de tout à fait observés que les trois quarts de l’histoire de Roger, le reste étant inventé et composé.

974. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier » pp. 303-319

Je ne veux point vous faire meilleure que vous n’êtes ; l’impression que vous produisez, vous la sentez vous-même ; vous vous enivrez des parfums que l’on brûle à vos pieds. […] Dans ses idées littéraires un peu naïves et qui se sentaient encore un peu de la province, il aurait désiré que Mme Récamier écrivît, qu’elle prît rang à son tour parmi les femmes qui aspirent à la double couronne ; il essaya, à un moment, de l’enhardir à faire preuve de talent, à devenir poète, c’est-à-dire à traduire et à interpréter un poète, comme si ce n’est pas la même chose que de devenir auteur. […] On m’arracherait plutôt le cœur que le souvenir de vous avoir tant et si longtemps aimée. » M. de Chateaubriand a jeté une fois à son adresse, en un jour de mauvaise humeur, le mot de médiocrité : les lettres de M. de Laval nous montrent un homme d’une politesse, d’une sociabilité parfaites, et dont le cœur n’était pas médiocre à sentir l’amitié. […] Ce serait pourtant être ingrat, à ceux qui ont eu l’honneur de le rencontrer souvent dans ce cercle de son choix, de ne pas se rappeler et de ne pas dire à tous combien de fois ils l’y virent naturel, aimable, facile, éloquent, bonhomme même ; mais, dès que le public intervenait, dès que les passions du dehors entraient par la moindre fente, et que le plus léger souffle de contrariété se faisait sentir, tout changeait aussitôt ; le visage se pinçait, l’humeur s’altérait : la correspondance accuse trop ces variations et ces susceptibilités excessives.

975. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354

Ce n’est plus en Italie pourtant, si l’on a retrouvé tout entier le jeune général d’Italie, c’est en France que l’on combat, sur un sol plus cher encore, plus sacré et tout palpitant : et c’est ce qui fait que même ces dernières journées de gloire sont déchirantes, en ce que l’on sent qu’elles sont fugitives et qu’elles vont finir. […] Thiers, qui les sent autant que personne, n’a nulle part négligé de faire ressortir. […] Je ne suis pas de ces esprits qui ne comprennent qu’une chose ; je n’ai pas le goût de diviser en deux camps mes compatriotes ; il y a, je le sais, le point de vue très plausible, très légitime à bien des égards, du bon sens et de la prudence, comme il y a le parti de l’exaltation intrépide et généreuse ; mais, si large qu’on fasse la part de la civilisation générale, de la raison humaine et de la philosophie, il est des moments où l’honneur l’emporte sur tout ; où, si adouci qu’on soit, si éclairé qu’on se flatte d’être, il convient d’être peuple, de sentir comme le peuple, si l’on veut rester nation. […] Cette fibre nationale qu’on a senti vibrer dans l’œuvre de M. 

976. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires. par M. Louis Veuillot. » pp. 44-63

Je ne suis point, et tant s’en faut, un adhérent ; je ne suis pas ou je voudrais être le moins possible un adversaire : je ne suis que cette chose qu’il méprise tant et qu’il traite si à la légère, un littérateur, de ceux qui se sentent attirés vers l’esprit et le talent partout où ils les rencontrent, fût-ce dans le plus grand mélange. […] Veuillot fut touché d’un certain aspect de cette Rome multiple, de l’aspect à la fois grandiose et mystique ; mais il ne fut pas touché en simple artiste et amateur, qui sent et qui passe. […] Veuillot distingue deux veines et deux courants dans la littérature française, le courant gaulois, naturel, et ce qu’il appelle l’influence sacrée, religieuse, épiscopale : il fait à celle-ci, pour la gravité et l’élévation, une part bien légitime ; il est ingrat pourl’autre, pour le vrai et naïf génie national qu’il sent sibien, qu’il définit par ses heureux caractères, et que tout à coup il appelle détestable, se souvenant que ce libre génie ne cadre pas tous les jours avec le Symbole. […] On n’entre pas dans l’intrigue politique quand on se sent si rétif.

977. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Lettres de Madame de Sévigné »

Il risque la triplique (le mot est de lui), mais il se sent là sur un mauvais terrain. […] Mme de Sévigné sent très bien ce qu’il y a là-dessous ; elle ne s’en laisse pas conter et répond40 : « Il est vrai que j’aime votre fille ; mais vous êtes une friponne de me parler de jalousie ; il n’y a ni en vous ni en moi de quoi la pouvoir composer. […] J’ai une santé au-dessus de toutes les craintes ordinaires ; je vivrai pour vous aimer, et j’abandonne ma vie à cette occupation, et à toute la joie, et à toute la douceur, à tous les égarements, et à toutes les mortelles inquiétudes, et enfin à tous les sentiments que cette passion me pourra donner. » Ne sentez-vous pas la passion vraie qui déborde et qui ne trouve jamais ; à son gré, assez de mots ? […] Il est abondant, débordant (exundans), irrégulier ; mais quand on est à ce degré chez soi, dans le plein de la langue et de la veine françaises, on peut tout oser et se permettre, on peut hardiment écrire comme on parle et comme on sent, on n’est pas hasardé.

978. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Les Contes de Perrault »

Boileau (autre infirmité), enfin, ne sentait pas la famille, ni le rôle que tient la femme dans la société, ni celui qu’elle remplit en mère au foyer domestique et autour d’un berceau ; sa sensibilité et son imagination n’avaient jamais été éveillées de ce côté. […] Perrault ne le sentait pas. […] Ses Contes (on le reconnaît tout d’abord) ne sont pas de ceux qui sentent en rien l’œuvre individuelle. […] Qu’il ne sache pas seulement, qu’il sente par où ses aïeux, les premiers hommes, ont passé.

979. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Térence. Son théâtre complet traduit par M. le marquis de Belloy »

 » Mais, sans être allé à Rome et à Athènes, chacun prétend sentir de soi-même, comme s’il y avait été. […] Entré jeune dans la vie littéraire sous l’astre orageux de Balzac (l’auteur assurément qui ressemble le moins à Térence), M. de Belloy a sauvé de cette influence caniculaire son originalité, une manière de sentir à lui, modeste, discrète, délicate. […] Sentir et juger ainsi, c’est être fidèle à l’esprit de tous deux et remplir, en quelque sorte, leur intention habituelle si humaine, si indulgente, et penchant plutôt du côté de la conciliation que de l’envie. […] Mais dans tout ce récit où se complaît cette nature paterne si sincère et si naïve, ne sentez-vous pas la veine de bonhomie, d’indulgence et d’humanité, propre au poète qui avait le droit de dire : Homo sum ?

980. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les cinq derniers mois de la vie de Racine »

Je ne m’exagère point l’importance de ces détails dont la plupart ont passé dans la Vie de Racine écrite par son fils ; mais, si l’on n’y doit rien trouver de tout à fait neuf, on sentira du moins une pure et douce saveur originale, je ne sais quel charme d’honnêteté parfaite et d’innocence. […] La foi communique à tout ce qu’ils sentent et ce qu’ils pensent un caractère d’éternité. — La joie de la famille Racine dura peu : « Nous passâmes avant-hier l’après-dînée chez votre sœur. […] Mais déjà vers cette date, et un mois à peine écoulé depuis la cérémonie nuptiale, le mal, qui n’avait jamais entièrement cessé, se faisait de nouveau sentir. […] Il lui en échappe quelques-uns quand il sent près de lui quelqu’un de confiance.

981. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — Note »

« Je connais combien je suis loin de ce que l’homme peut atteindre, et de ce que moi-même j’eusse désiré dans ces moments d’énergie où l’on ne sent que l’élévation du beau sans songer aux entraves terrestres. […] tout est muet : ce silence nous oppresse ; les nobles désirs et les grandes pensées nous semblent inutiles ; on ne voit que doute et impuissance, et on sent déjà qu’on va s’éteindre dans les ténèbres où ce qui est reste inexplicable, et ce qui doit être, inaccessible.  […] D’ailleurs le malheur devrait à la longue influer bien plus sur mon humeur que sur mes opinions : or, j’aime extrêmement la gaieté de l’intimité, et je rirais comme un autre, quoique je sente le poids de cette main de fer qui reste appuyée sur moi : mais je pense que c’est dans ce qu’on appelle (bien ou mal) mélancolie que nous trouverons les lumières désormais utiles.  […] Cependant il s’est trouvé que bientôt après M. de Chateaubriand, qui avait vu l’Amérique, a écrit éloquemment dans ce genre ; Mmede Staël paraît avoir aussi senti l’étendue de nos pertes, mais la société a détourné ses idées ; l’intention de jouer un rôle absorbe toutes celles de M. de Chateaubriand : le dénûment rendra les miennes inutiles. « C’est ainsi que dans tous les genres tout reste à recommencer sur la terre. »  Une partie de ces remarques a pu être imprimée déjà, mais on a ici la pensée au complet et dans toute sa sincérité.

982. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVII. De la littérature allemande » pp. 339-365

Tous les hommes sensibles et généreux se sont sentis quelquefois prêts d’en être atteints ; et souvent peut-être des créatures excellentes que poursuivaient l’ingratitude et la calomnie, ont dû se demander si la vie, telle qu’elle est, pouvait être supportée par l’homme vertueux, si l’organisation entière de la société ne pesait pas sur les âmes vraies et tendres, et ne leur rendait pas l’existence impossible. […] On est averti des penchants coupables, par toutes les réflexions, par toutes les circonstances, par tous les traités de morale ; mais lorsqu’on se sent une nature généreuse et sensible, on s’y confie entièrement, et l’on peut arriver au dernier degré du malheur, sans que rien vous ait fait connaître la suite d’erreurs qui vous y a conduit. […] J’ai déjà tâché de faire sentir, en analysant Shakespeare, que ses beautés ne pouvaient être égalées que par un génie semblable au sien, et que ses défauts devaient être soigneusement évités. […] Il se trouve sans doute un résultat philosophique à la fin de ses contes ; mais l’agrément et la tournure du récit sont tels, que vous ne vous apercevez du but que lorsqu’il est atteint : ainsi qu’une excellente comédie, dont, à la réflexion, vous sentez l’effet moral, mais qui ne vous frappe d’abord au théâtre que par son intérêt et son action.

983. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre V. La Fontaine »

Hardiment naturaliste, il estimait qu’il n’y a pas d’interprétation artistique de la nature qui n’y manifeste de l’agrément et de la grâce ; mais, comme c’était le plus loyal et le moins truqueur des artistes, il ne rendait ainsi que parce qu’il sentait d’abord : sa forme d’esprit était un délicat épicurisme, de plaisir qui y étaient enveloppées. […] Il mêle tous ces emprunts dans le courant limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus triviales, et qui sentent la canaille ou l’écurie, n’étonnent ni ne détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes, naturelles, nécessaires. […] Mais le bonhomme avait son idée : il ne se voyait pas savant, mais poète et artiste, et derrière chaque vérité conçue par son esprit il sentait se lever toutes les émotions de son cœur, toutes les images de ses sensations. […] Ils le voyaient tel qu’il est, c’est-à-dire unique ; et, par une exceptionnelle et heureuse dérogation aux procédés habituels de leur esprit, ils le sentaient mieux qu’ils ne le définissaient.

984. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 13, qu’il est des sujets propres specialement pour la poësie, et d’autres specialement propres pour la peinture. Moïens de les reconnoître » pp. 81-107

Déja les peintres dont on grave les ouvrages commencent à sentir l’utilité de ces inscriptions, et ils en mettent au bas des estampes qui se font d’après leurs tableaux. […] On ne lui pardonneroit jamais une énumeration pareille ; s’il fait cette énumeration dans ses premiers livres, le lecteur ne s’en souviendra plus, et il ne sentira pas les beautez dont l’intelligence dépend de ce qu’il aura oublié ; s’il fait cette énumeration immediatement avant la catastrophe, elle deviendra un retardement insupportable. […] La noblesse et la dignité de son visage déposent si hautement en sa faveur, qu’on sent bien que son premier mouvement seroit d’absoudre d’abord l’accusée qui se présenteroit avec une pareille contenance. […] Le sanguin paroît attendri, et l’on voit bien que, malgré son emportement, il sent déja des remords qui le font chanceler dans sa résolution.

985. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre premier. Considérations préliminaires » pp. 17-40

Ainsi ma manière de voir et de sentir n’aura d’autorité que la candeur et la simplicité avec lesquelles je tâcherai de m’exprimer. […] Il sentait avec inquiétude que la sanction du temps et de l’opinion lui manquait toujours. […] Maintenant, éclairés par des expériences de plus d’un genre, et rendus à notre véritable existence sociale, convenons qu’il n’y a qu’un moyen de réunir tous les partis ; c’est de sentir les raisons de tous, de condescendre à toutes les opinions, de ne point s’attaquer mutuellement avec les armes toujours inconvenantes de l’ironie ou du sarcasme, de se mettre à la place de tous les intérêts. […] Les peuples refusent de s’associer à ceux-là, parce que leurs opinions adoptives ne sont plus que des opinions de raisonnement ; mais les hommes sages doivent les accueillir avec quelque respect, surtout lorsque la bonne foi se laisse apercevoir ; et elle est toujours sentie dès qu’elle existe.

986. (1936) Réflexions sur la littérature « 6. Cristallisations » pp. 60-71

Il aura d’ailleurs de la peine à définir ce sujet sous forme d’une « histoire » suivie : si la psychologie est la connaissance de l’homme individuel en tant qu’il sent, pense et agit, nous voyons que cette connaissance, extériorisée en livres, résulte de quatre lignées qui, au XIXe siècle, tantôt se coupent et tantôt divergent : les philosophes, les médecins, les moralistes et les romanciers ; et il va falloir sans doute (pensons à Tarde et à un livre comme les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures de M.  […] Quand il veut faire travailler à Pauline La logique de Condillac, lui faire apprendre par coeur L’art poétique de Boileau, dont il dira ensuite pis que pendre, ses conseils partent évidemment d’un fonds moins important, moins vraiment stendhalien que lorsqu’il veut lui faire prendre, en 1805, l’habitude d’analyser les personnes qui l’entourent (« l’étude est désagréable, mais c’est en disséquant des malades que le médecin apprend à sauver cette beauté touchante ») ou lorsqu’il contracte dans ses premières relations montaines l’aptitude à traduire par une algèbre psychologique les valeurs les unes dans les autres (" notre regard d’aigle voit, dans un butor de Paris, de combien de degrés il aurait été plus butor en province, et, dans un esprit de province, de combien de degrés il vaudrait mieux à Paris. " ) c’est à cette époque que Stendhal s’accoutume (héritier ici de Montesquieu qui ne paraît point, je crois, dans ses lectures) à rattacher instantanément un trait sentimental à un état social, à mettre en rapport par une vue rapide le système politique d’un pays avec ses façons de sentir. […] Delacroix : « l’énergie est chez lui l’aspiration de l’énergie, le rêve de l’énergie, la nostalgie d’un passé historique plutôt que la puissance de construction d’un avenir. » L’image de la cristallisation qui forme le leit-motiv du livre est à la fois le produit d’une imagination musicale, une figure de la réalité amoureuse : " il me semble, dit Stendhal dans une lettre, qu’aucune des femmes que j’ai eues ne m’a donné un moment aussi doux et aussi peu acheté que celui que je dois à la phrase de musique que je viens d’entendre. " la musique, surtout telle que la goûtait Stendhal qui n’y sentait qu’un motif de rêverie, c’est le monde et l’acte mêmes de la cristallisation parfaite, de sorte que Beyle, amoureux de second plan, simple amateur en musique, se définirait peut-être comme un cristallisateur. […] Ils partaient, oublieux, vers cette lueur éthérée et azurée qu’entrevoit sous les paupières closes, le regard dilaté par l’amour… etc. » Le rythme de l’étreinte corporelle n’est que présage dans l’amour total, mais l’amour lui-même n’est que présage pour cette région plus vaste du rythme universel, il n’est lui-même que l’un des couples de Watteau, le plus près, levé droit, de l’étang azuré ; les autres s’approchent, faits à son image et qui épousent son mouvement, et il existe un certain degré de musique, point étranger à l’Embarquement, où l’on sent à la fois et que l’amour n’est plus rien et que rien n’est plus qui ne soit l’amour.

987. (1882) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Deuxième série pp. 1-334

Voici, je crois, où il sentait l’académicien. […] Suis-je le seul à le sentir ? […] Et s’il ne croyait pas à la bonté naturelle de l’homme, on sent qu’il y eût voulu croire. […] Cela se sent. […] Et, s’il sent qu’il lui manque quelque chose, il ne le sent décidément que d’une manière théorique, en vertu de ce commun proverbe que pour être forgeron il ne saurait nuire d’avoir un peu forgé.

988. (1892) Sur Goethe : études critiques de littérature allemande

Il fulmine contre les poètes qu’il n’a point lus et contre l’art qu’il est incapable de sentir. […] Là où il sent une passion vraie, il s’arrête. […] On sentait l’orgueil jusque dans la prière qu’il prononça à haute voix. […] Il leur enfonce dans les chairs le collier de servitude qu’ils ne sentent point. […] Il n’a pas plus tôt senti l’élément humide, qu’il se figure qu’on veut le noyer.

989. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Baudelaire.] » pp. 528-529

Votre livre alors eût offert comme une Tentation de saint Antoine, au moment où l’aube approche et où l’on sent qu’elle va cesser. […] Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres, n’avez jamais peur d’être trop commun ; vous aurez toujours assez, dans votre finesse d’expression, de quoi vous distinguer.

990. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre IV. De l’analogie. — Comparaisons et contrastes. — Allégories »

Il y faut de la mesure : peu de manies sont plus insupportables que celle de trouver partout des ressemblances ou des différences ; c’est une recherche des plus fatigantes, et qui sent l’artifice. […] Elle doit être en germe dans l’esprit ; il faut que l’on sente plus ou moins vaguement un rapport.

991. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Objections d’un moraliste contre l’exposition de 1900. » pp. 162-167

Qui en sentait le besoin ? […] Perdu dans cette cohue en liesse, on se sent affranchi des prudences gênantes.

992. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — F. — article » pp. 348-354

Seroit-il permis d’ajouter, que peu de Littérateurs ont eu le coup-d’œil plus juste pour découvrir les défauts d’un Livre, le tact plus fin pour en sentir les négligences & les beautés, qu’il a été long-temps le seul des Journalistes qui relevoit les fautes de langage aujourd’hui si communes, & qui, en matiere de style, ait su plus finement distinguer le simple du bas, le naturel du recherché, le sublime de l’enflure, le vrai du faux ? […] Ajoutons qu’incapable de sentir combien le siecle des lumieres doit l’emporter sur le siecle du goût, il a eu la simplicité de prendre la défense des Corneilles, des Racines, des Crébillons, contre MM. de Voltaire & de Saint-Lambert ; celle de Despréaux & de J.

993. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Théâtre français. » pp. 30-34

Peu de temps après, il se sent envie de manger du pâté de venaison ; il le fait faire : on le lui apporte, il l’ouvre avec empressement ; aussitôt, il en sort un gros crapaud qui lui saute au visage et s’y attache. […] Dès qu’il est arrivé, il se confesse au saint père, qui lui fait un beau sermon pour lui faire sentir toute l’énormité de son crime ; et voyant la sincérité de son repentir, il lui donne l’absolution.

994. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Lundberg » pp. 169-170

Lorsque le jeune Perronneau parut La Tour en fut inquiet, il craignit que le public ne pût sentir autrement que par une comparaison directe l’intervalle qui les séparait. […] Peut-être n’apperçut-il dans cette espièglerie que la mortification du public, et non celle d’un confrère trop habile pour ne pas sentir son infériorité, et trop franc pour ne pas la reconnaître.

995. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 11, des ouvrages convenables aux gens de génie et de ceux qui contrefont la maniere des autres » pp. 122-127

Comme on peut sans génie faire quatre ou cinq vers heureux, ou peindre assez bien une vierge avec l’enfant sur ses genoux sans être grand peintre, la difference du simple ouvrier et de l’artisan divin, ne se fait pas sentir dans des ouvrages si bornez, de la même maniere qu’elle se fait sentir dans des ouvrages plus composez, et qui sont susceptibles d’un plus grand nombre de beautez.

996. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Mercier » pp. 1-6

Cette main, qui n’a pas l’adorable tournure de la main des maîtres, a des muscles et des veines, et sa force, on la sent, même quand elle est gauche ou brutale. […] Le siècle se sentait… Eh bien, ce moment de vie trouva son peintre, doué du don de la vie dans des proportions plus grandes que la vie réelle.

997. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — V »

Ce philosophe a très bien senti l’insuffisance, le verbalisme où aboutissent certains efforts sociaux, tant d’enthousiasmes dépensés et tant de sang versé ; mais si le but qu’on déclarait viser, — à savoir la justice sociale — n’a pas été atteint (et cette sévérité pour l’œuvre de la Révolution, fort explicable dans la bouche d’un socialiste, ne vous étonne-t-elle pas un peu chez un admirateur des libertés anglo-saxonnes ?) […] On se laisse aller par je ne sais quelle lâcheté de conversation, pour ne pas paraître dédaigneux, pour n’avoir pas à expliquer les bonnes raisons de son dédain (et puis aussi parce qu’on n’a pas le droit d’être sévère quand on a senti soi-même la difficulté de réaliser le moindre travail), on se laisse aller à traiter de grands esprits douze médiocres et vingt-six bêtas, et l’on chicanerait la gloire légitime de Taine !‌

998. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE VIGNY (Servitude et Grandeur militaires.) » pp. 52-90

A un autre endroit, il cite Grotius, ce qui sent fortement son érudit ; passe encore quand il ne citait qu’Ossian ! […] Je lui en veux de ne pas parler de vous, comme s’il devait vous sentir à son côté. — Quel service vous rendez aux Lettres en relevant et rattachant ces anneaux perdus ou rouillés de la chaîne des poëtes ! […] Toutes les tristesses de la vie, il les a senties ; il en a joui pleinement… Ce jeune homme, ce Joseph… Ah ! […] Ils étaient tous là, ceux dont les noms baptisent vos élégies, et ils ne cessaient d’écouter, de sentir, d’aimer, d’adorer, d’applaudir, en même temps que je vous lisais, ingrat que vous êtes !  […] Chatterton est un ouvrage émouvant, mais pointilleux, vaniteux, douloureux ; de la souffrance au lieu de passion ; cela sent des pieds jusqu’à la tête le rhumatisme littéraire… » J’ai aussi entendu nommer très-spirituellement cette maladie d’espèce nouvelle dont sont atteints de jeunes talents, la chlorose littéraire.

999. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. LEBRUN (Reprise de Marie Stuart.) » pp. 146-189

En redescendant du cothurne de l’Empire, on goûtait fort chez lui quelque chose de senti, de naturel et de vrai dans la diction, d’assez voisin de la prose, avec du feu poétique pourtant et des veines de chaleur. […] qui sentait le bourreau. […] Une ode de 1821 consacre cette impression bien sentie. […] Lebrun, dans ses vers, rendit aux rivages célèbres quelque chose de leur naturelle et sauvage verdeur ; on sentit l’homme qui avait visité ce pays de renaissante mémoire, avant de le chanter. […] En somme, à travers des portions quelque peu incultes et rudes comme le pays même, on sentait partout un fond de récitatif qui n’était pas écrit d’après les impressions d’autrui.

1000. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (4e partie) » pp. 429-500

Si les végétaux pouvaient sentir, ils seraient heureux de leur vigoureuse et rapide croissance, que n’interrompt pas le sommeil glacé de l’hiver. […] La machine flottante est si vaste et les membres de bois sont si solidement encastrés les uns dans les autres par leurs extrémités et par leurs flancs, que le roulement des canons sur ses ponts y est insensible et qu’il ne sent pas plus le poids d’une foule d’hommes que le cheval de trait dans les rues de Londres ne sent le poids des mouches qui se posent sur sa crinière. […] On sent que Dieu a passé par là ; on respire les parfums moraux de ses oracles. […] On sent à la fois tant de grandeur et tant de néant ! […] Ce principe, ce demi-dieu créateur de nos pensées et de nos actes, dont mon corps est le temple, dont ma conscience est le sanctuaire, je ne l’aperçois pas seulement en conclusion logique, je le sens en moi de si près et dans une intimité si absolue avec moi-même, que je le reconnais pour être ce moi lui-même qui sent, qui comprend, qui veut et qui parle en ce moment.

1001. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXIXe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 129-192

Il se tenait encore tout au fond, debout sur sa paille, de peur de se trahir en se précipitant trop vite vers moi ; mais, quand j’eus ouvert sa grille d’une main toute tremblante, il bondit comme un bélier du fond de l’ombre, il me prit dans ses bras et m’étouffa contre son cœur, où je me sentais mourir et où je restai longtemps sans que lui ni moi nous pussions proférer une seule parole ; lui baisait mes cheveux, moi ses mains, tels que nous nous serrions, vous et moi, ma tante, quand, après une longue absence dans les bois après mes chèvres, je revenais le soir plus tard que vous ne m’attendiez sous le châtaignier. […] Il me dit alors des choses qu’il ne m’avait jamais dites et que je ne comprenais que par le tremblement de sa voix et par le froid de sa main sur mon épaule, mais des choses si douces à entendre, à voir, à sentir, que je ne pouvais y répondre que par des rougeurs, des pâleurs et des soupirs qui paraissaient lui faire oublier tout à fait sa mort, comme tout cela me faisait oublier la vie ! […] — Mais, puisque c’est ainsi et que tu le crois, toi qui es plus savant que moi, je le veux autant que toi, repris-je, plus que toi encore, car toi tu pourrais bien peut-être vivre ici ou dans le paradis sans moi, mais moi je ne pourrais ni respirer seulement dans ce monde, ni sentir le paradis dans l’autre, si j’étais séparée de toi ! […] Je sentis fléchir mes jambes sous moi, et, sans l’épaule de mon frère, à laquelle je me retins, je serais tombée à terre ; le petit chien Zampogna, qui l’avait reconnue avant nous, jappa de joie en voulant s’élancer vers elle, mais je le retins par sa chaîne, et nous fûmes bientôt devant la grille ouverte du cachot d’Hyeronimo. […] Jugez donc ce que quatre personnes qui ne font qu’une, et qui sentent le cachot sous leurs pieds et la mort sur leur tête par le supplice prochain d’un seul d’entre eux, prêt à les tuer tous d’un seul coup, peuvent se dire !

1002. (1830) Cours de philosophie positive : première et deuxième leçons « Première leçon »

(4) Mais outre l’observation directe, générale ou individuelle, qui prouve l’exactitude de cette loi, je dois surtout, dans cette indication sommaire, mentionner les considérations théoriques qui en font sentir la nécessité. […] Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement sentie depuis longtemps par Kepler, pour l’astronomie, et justement appréciée de nos jours par Berthollet, pour la chimie. […] Il est maintenant très facile de sentir que, pour passer de cette philosophie provisoire à la philosophie définitive, l’esprit humain a dû naturellement adopter, comme philosophie transitoire, les méthodes et les doctrines métaphysiques. […] Sans cette condition, il est bien difficile de sentir et impossible de juger les réflexions philosophiques dont ces sciences seront les sujets. […] C’est donc là que doit se porter principalement l’attention de tous ceux qui sentent l’importance d’un état de choses vraiment normal.

1003. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Balzac » pp. 17-61

Y a-t-il donc beaucoup d’années que Bulwer, détourné de la voie de ses premiers romans, écrivait son livre au daguerréotype : De l’Angleterre et des Anglais, et n’y sentait-on pas l’influence de ce dandysme autochtone à la Grande-Bretagne qui vient de tout un ensemble de mœurs et d’institutions, et que les favoris du Prince du Dandysme, le prince de Galles, purent bien nommer, mais ne créèrent pas ? […] Ils sont des Titans d’un grotesque immense, mais des Titans qui n’ont rien de mythologique ; car on sent qu’au fond de ces colosses entripaillés, comme dirait leur poète, il y a les entrailles humaines. […] Ce n’est pas même l’éclat d’un coloris et le fini d’une peinture qui rappelle les plus grands maîtres sur toiles de la Renaissance, et fait de ce livre quelque chose de plastique qui se sent aux yeux comme dans la pensée. […] Pour une critique qui va au fond, sous les contours et sous les lignes, Homère est un bonhomme, et Horace, le poète aux sensations pénétrantes et fines, le sentait bien quand il l’appelait : Bonus Homerus. […] Doré a la confiance de la jeunesse, du succès, et d’un talent dont il a senti les tressaillements de bien bonne heure.

1004. (1854) Nouveaux portraits littéraires. Tome I pp. 1-402

On sent, on aime à sentir sous cette raillerie abondante, sous cette intarissable ironie, l’indignation d’une âme généreuse. […] Si l’image de Saluce, ne se plaçait entre eux, le lecteur sent bien que le cœur du poète s’ouvrirait à un nouvel amour. […] L’amour paternel est profondément senti, et l’auteur trouve pour le peindre des couleurs dignes du sujet. […] Le lecteur sent à chaque ligne qu’il se trouve en présence d’un génie original. […] Le poète nous dit ce qu’il sent et ce qu’il pense, et la sincérité de son langage le dispense de tout artifice.

1005. (1925) Les écrivains. Première série (1884-1894)

Maginard est fort habile en cet art et il ne sent pas le rouge lui monter parfois au visage. […] Sa présence invisible se fait partout sentir. […] Eh bien, malgré cela on se sentait à son aise avec lui, on était content de lui parler, parce que, voyez-vous, on sentait que c’était un brave homme. […] Et si la Belgique, au contraire, était la terre unique où ceux-là d’entre nous, abreuvés d’amertumes, écœurés d’injustices, lassés des luttes stériles et sans espoir, ont eu cette joie si délicieuse et si grave de se sentir enfin compris, de se sentir enfin aimés ? […] Il sait ce qu’il sent, et il sent ce qu’il dit.

1006. (1911) Visages d’hier et d’aujourd’hui

Cette nécessité, nos gouvernements l’ont sentie et l’ont éprouvée à maintes reprises. […] Cette volonté triomphante, ne la sentait-il pas en lui-même ? […] Alors, le dramaturge se sent responsable de cette mort. […] Il avait senti « l’ombre s’étendre sur la montagne ». […] Nous revenons ; et aussitôt nous sentons que nous sommes chez nous.

1007. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. (Suite et fin.) »

Le Palais retardait fort sur les deux autres lieux et était décidément arriéré ; le parler y sentait le style de greffier et de notaire. […] L’influence des femmes se fait notablement sentir à ce moment de la langue, et l’on voit à quel point Vaugelas dut compter avec elles. […] La Mothe-Le-Vayer, né en 1588 à Paris, avait été d’abord substitut du procureur général : on s’en apercevrait peut-être à son style qui sent quelque peu le Palais et le Parlement. […] La partie pour lui est déjà perdue ; il paraît un peu le sentir. […] Je n’ai jamais mieux senti qu’en lisant cette lettre de Godeau ce que c’est que du Voiture manqué.

1008. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « L’Académie française »

Ce terme de classe même sent la gêne et l’école, et semble ne pas appeler la poésie. « Le goût et la raison, la littérature et les sciences, contractent, selon l’orateur, en ce jour, une alliance solennelle » ; mais, quelle que soit l’ingénieuse rédaction sous laquelle cette alliance est présentée, la chaîne est courte et le poids s’en fait sentir. […] Il n’y avait point alors, sous cette forme première, de secrétaire perpétuel : on était en République, et cette perpétuité eût senti la monarchie. […] C’était un charme alors d’ouïr cette voix harmonieuse et dorée qui semblait celle de la sirène : c’est plaisir encore aujourd’hui de lire ou de parcourir ces premiers rapports, tracés d’une plume élevée et brillante : on se sent véritablement dans une sphère étendue et supérieure où la lumière se joue. […] On sentait, jusque dans ces questions en elles-mêmes assez indifférentes, je ne sais quel souffle de passion et un surcroît de lutte qui venait du dehors et qui se produisait à tout propos.

1009. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME ROLAND — I. » pp. 166-193

On y sent mieux que nulle part ailleurs combien l’importance d’un point d’arrêt précis, d’une marche mesurée à l’avance, a échappé à l’imprévoyante ardeur de ces âmes girondines jetées éperdument entre M. […] Le type girondin, qui se reproduit dans la jeunesse à chaque génération survenante, est ardent, aventureux, ouvert à la sympathie populaire, confiant sans mesure aux réformes rapides, à la puissance de la seule liberté et à la simplicité des moyens, ombrageux pour ses adversaires, jamais pour ses alliés, prompt et franc à s’irriter contre ce qui sent la marche couverte et le tortillage, déniant vite aux habiles qui entravent sa route le sentiment et le cœur. […] Elle aussi se sentait faite pour un rôle actif, influent, multiplié, pour cette scène principale où l’on rencontre à chaque pas l’aliment de l’intelligence et l’émotion de la gloire ; elle aussi, loin de Paris, exilée à son tour de l’existence agrandie et supérieure qu’elle avait goûtée, elle aurait redemandé, mais tout bas, le ruisseau de sa rue de la Harpe. […] Mme de Staël disait qu’elle aimerait assez l’agriculture, si l’agriculture sentait moins le fumier. […] L’une se sent du voisinage de Rousseau, l’autre du voisinage de Milton.

1010. (1824) Observations sur la tragédie romantique pp. 5-40

Savez-vous pourquoi vous ne sentez pas ce qu’ils valent ? […] Nous avons donc, les faits le prouvent, une autre manière de sentir, un goût plus difficile, plus superbe, puisque nos antagonistes ne veulent pas qu’on dise plus exercé et plus sûr. […] Or, c’est surtout à cette multitude anglaise que l’art dramatique doit le maintien des bonnes et naturelles traditions théâtrales : car n’ayez peur qu’elle tolère des productions qui dépasseraient la portée de son intelligence, des beautés dont elle ne se sentirait pas immédiatement frappée. […] Rien d’indécent n’est dramatique ; et quand nos voisins nous offrent de pareils exemples, l’unique progrès que nous ayons à faire est d’en sentir de plus en plus l’inconvenance et l’ignoble difformité. […] Si vous n’osez suivre un si bel exemple, c’est que vous sentez qu’il y a des conventions dans les beaux-arts et qu’elles forment une partie essentielle de la théorie des grands artistes.

1011. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre deuxième »

Quatre écrivains grecs paraissent avoir été pour Rabelais l’objet d’une sorte de fréquentation quotidienne qui se fait sentir presque à chaque page de son ouvrage : ce sont Platon, Lucien, Hippocrate, et Galien. […] Le premier langage qu’elles parlent est magnifique ; on sent bien, à la beauté des formes, à la généralité des expressions, que notre langue est devenue celle de l’esprit humain. […] Les mots s’élèvent au niveau des choses on ne sent, dans le discours, ni l’effort pour orner ce qui ne doit pas être orné, ni l’embarras d’une langue rustique qui exprimerait gauchement des pensées polies. […] Rabelais ne s’attache pas aux vérités qu’il rencontre, comme s’il n’en sentait pas le prix et qu’elles fussent plutôt l’effet du hasard qui les a jetées sous sa plume, que le fruit de ses réflexions. […] Jean Bouchet lui répond en vers moins agréables et qui sentent plus le procureur que le poëte.

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