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597. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VII » pp. 56-69

L’auteur annonce, au début, qui y reprend ce qui a déjà été dit entre eux, pour en faire un tout avec ce qu’il va ajouter, « La gloire et les triomphes de Rome, lui dit, l’auteur, ne suffisent pas à votre curiosité ; elle me demande quelque chose de plus particulier et de moins connu ; après voir vu les Romains en cérémonie, vous les voudriez voir en conversation et dans la vie commune… Je croyais, en être quitte pour vous avoir choisi des livres et marqué les endroits qui pouvaient satisfaire votre curiosité ; mais vous prétendez que j’ajoute aux livres… La volupté qui monte plus haut que les sens, cette volupté toute chaste et tout innocente, qui agit sur l’âme sans l’altérer, et la remue ou avec tant de douceur qu’elle ne la fait point sortir de sa place, ou avec tant d’adresse qu’elle la met en une meilleure, cette volupté, madame, n’a pas été une passion indigne de vos Romains. […] La passion du bon langage doit être une passion nationale.

598. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXIII. Henry Gréville »

Elle n’a pas le regard qu’on rabat du ciel sur les choses de la vie et qui, tombant de si haut, va au fond… C’est une femme du monde, qui peint une société dont les surfaces l’attirent, bien plus qu’un romancier moraliste qui prend les passions et les jauge partout où elles sont… Mais, si elle n’est pas, si elle ne peut pas être le moraliste à la façon des grands romanciers qui savent l’ordre le cœur humain pour tirer la morale du sang, des larmes et de la fange qu’ils en font sortir, elle est toujours et partout la plume pure que j’ai dit qu’elle était. […] Les femmes n’observent bien que quand il s’agit de leurs intérêts et de leurs passions. […] Mais on y chercherait en vain l’unité rayonnante, la science de la composition, les passions et leurs déchirements, la profondeur des analyses, l’originalité dans les descriptions, les événements et les caractères, tout ce qu’on exigerait dans des romans écrits par des hommes.

599. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Royalistes et Républicains »

cela est certain que, depuis que nous avons passé par des gouvernements d’Assemblées, le parti royaliste a, par l’inflexibilité de ses principes… ou de ses passions, fait échouer toutes les combinaisons, excepté celle des plus monstrueuses coalitions avec ses plus mortels ennemis contre le gouvernement parlementaire, ce château de cartes de la difficulté politique ! […] Cet homme, au fond de juste milieu, quand les passions n’en faisaient pas un homme d’extrémité, avait, comme il disait, emporté dans la tombe les débris d´une monarchie dont il voulait sauver le dernier des lambeaux qu’il avait déchirés ! […] Ils ont leurs principes, leurs opinions, leurs passions, leurs traditions, voire leurs vices, et vous croyez donc qu’ils vont oublier tout cela parce que, très honnête, mais un peu candide, vous invoquez contre eux le besoin de refaire, tant bien que mal, une monarchie et un patriotisme qui ne voit pas les choses comme votre patriotisme, à vous !

600. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVI. M. E. Forgues. Correspondance de Nelson, chez Charpentier » pp. 341-353

Et cependant tout le temps qu’elle dura, cette incarnation, elle fut rongée par une passion, — une passion honteuse ; et ce lis d’honneur, pour la pureté, porta cette tache au fond de son calice, jusqu’au moment où il tomba dans le sang, versé pour le devoir, mais qui ne l’a pas effacée, car, lorsqu’on est si grand, rien ne s’efface. […] Il s’agit, enfin, d’expliquer ou du moins d’éclairer ce mystère de contradiction humaine, de force et de faiblesse, de stoïcisme et d’infirmité, de beauté morale, aussi pure que puisse l’être la plus pure beauté, et de passion aussi fatale et aussi profonde qu’il put en exister jamais, dans un être à peine vivant par les organes, borgne, manchot, rapporté du feu en débris, indifférent, d’ailleurs, au destin de son corps dès sa jeunesse, mais si étrangement, si énergiquement vivant par l’âme, que dès cette vie, cette âme prodigieuse eût pu démontrer aux athées l’immortalité.

601. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame Du Deffand »

Toutes ses lettres attestent, au contraire, l’ardeur de cette âme qui, sans l’ennui, aurait peut-être en passion égalé celle de Madame de Staël, et qui se donne par les faits de si beaux soufflets à elle-même quand elle écrit, dans la Correspondance : “Je n’ai ni tempérament, ni roman.” » Assurément je ne parlerai point, et pour cause, de son intimité avec le président Hénault, le Sigisbé d’une partie de sa vie. […] Mais son orageuse amitié pour la duchesse de Choiseul, pour Mademoiselle de Lespinasse, avec laquelle elle rompit de toute la force de son attache, mais sa romanesque passion pour Walpole, qui la prit vieille et fut un incendie dans ses cheveux blancs, disent assez haut que la faculté de s’émouvoir jusqu’à la folie ne manqua point à cette ennuyée, à qui des sentiments pareils ne suffisaient pas ! […] Madame de Choiseul n’a pas la passion de cette vieille aveugle qui ne passe pas pour passionnée, mais qui l’est, et qu’on a voulu nous donner pour un Fontenelle en femme.

602. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Nelson »

Et cependant, tout le temps qu’elle dura, cette incarnation, elle fut rongée par une passion, — une passion honteuse ; et ce lys d’honneur, pour la pureté, porta cette tache au fond de son calice jusqu’au moment où il tomba dans le sang, versé pour le devoir, mais qui ne l’a pas effacée ; car, lorsqu’on est si grand, rien ne s’efface. […] Il s’agit, enfin, d’expliquer ou du moins d’éclairer ce mystère de contradiction humaine, de force et de faiblesse, de stoïcisme et d’infirmité, de beauté morale aussi pure que puisse l’être la plus pure beauté et de passion aussi fatale et aussi profonde qu’il put en exister jamais, dans un être à peine vivant par les organes : borgne, manchot, rapporté du feu en débris, indifférent, d’ailleurs, au destin de son corps dès sa jeunesse, mais si étrangement, si énergiquement vivant par l’âme, que dès cette vie cette âme prodigieuse eût pu démontrer aux athées l’immortalité.

603. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Mademoiselle de Condé »

Mais sous cette crapule, la passion — la passion hideuse, il est vrai, mais au moins la passion, — existait, tandis que nous ne sommes plus — nous et nos livres — que de la pourriture puant dans de la glace.

604. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Gérard Du Boulan »

Tout mettre à pied comme un postillon, — tout descendre, — tout incliner au niveau de tout, telle est la consigne donnée par les plus ignobles passions de nos cœurs ; telle la tendance des temps modernes dans la Critique et dans l’Histoire. […] La misanthropie n’est pas comme l’ambition, l’avarice et le jeu, une passion scénique, agissante et pouvant devenir pivotale. […] Le Misanthrope de Molière, cette perfection du comique élevé, n’a eu besoin, pour être, que de la nature humaine surprise par un homme de génie dans ses contradictions, ses passions, ses travers et ses ridicules éternels.

605. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Henri Cantel »

Henri Cantel26 Il y a en ce moment, sur le premier plan de la publicité occupé par les revues à grosse armature, un recueil modeste qui s’appelle la Revue française, et qui est bien nommé ; car il parle un très bon français et il est l’expression de l’amour des lettres, qui a été jusqu’à ce jour une passion française. […] Sur les soixante pièces qui composent le recueil de Cantel, il y en a beaucoup qui sont complètement mythologiques, comme Adonis, Narcisse, Primavera, Ariane, La Bacchante, Sisyphe, La Grèce, etc., etc. ; mais le reste, sur des sujets de passion plus ou moins idolâtre, est imbibé de ce paganisme de sentiment et d’image qui froidit et qui durcit tout, mais ne cristallise pas toujours. […] Sa fantaisie est comme sa richesse, sa passion, sa mélancolie.

606. (1885) Le romantisme des classiques (4e éd.)

On peut faire fi de tout autre luxe, et aimer celui-là avec passion. […] C’est précisément cette étude et cette analyse de l’âme et de ses passions, qui fait que nous nous contrôlons nous-mêmes par les autres, et les autres par nous. […] Mais ce n’est pas qu’il sacrifie la passion, bien loin de là ! […] Mais sacrifier sa passion à son devoir, n’est-ce pas de l’héroïsme aussi ? […] Mais elle condamnait avec Scudéry l’entraînement excessif de la passion de Chimène.

607. (1888) Impressions de théâtre. Deuxième série

Les passions fatales, elles sont dans Racine : Hermione, Roxane et Phèdre en vivent et en meurent. […] Le patriotisme pur, triomphant pleinement de toute autre passion, c’est le vieil Horace et c’est le comte de Rysoor ; le patriotisme aux prises avec une passion contraire et finissant par la surmonter, c’est Curiace et c’est Karloo ; la passion déchaînée, ignorant la patrie ou même y insultant, c’est Camille et c’est Dolorès ; mais ces personnages divers ou opposés sont, chez M.  […] L’emphatique amoureuse de Corneille n’est que la statue immobile de la passion désespérée et de l’imprécation. […] Comment arrive-t-il à concilier ses deux passions ? […] Ou bien il a des passions, des vices et des aventures extraordinaires.

608. (1905) Études et portraits. Portraits d’écrivains‌ et notes d’esthétique‌. Tome I.

Cela faisait une tendresse qui avait le charme du caprice avec un peu de l’amertume de la passion. […] Seulement il a subi la passion sang la penser, si l’on peut dire. […] L’expérience a prouvé qu’ils obtenaient ainsi de très puissants effets de passion, mais qui dit passion ne dit pas poésie. […] Ce n’est pas dans la passion. […] Quelles passions, sinon celles qui leur sont familières ?

609. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre sixième »

Quand la mode voulait qu’on brûlât de quelque belle passion, quand l’exemple en venait de la cour, ce n’était pas d’une vertu ordinaire de s’avouer peu sensible à l’amour. […] Est-il vrai que Boileau ait parlé froidement de la passion ? […] Il invite le poète à chercher la passion au fond du cœur ; il fait plus, il veut que pour la bien exprimer on l’éprouve ; mais c’est sous la réserve qu’en s’y intéressant, le lecteur ou l’auditeur la condamne. […] Quand nous sommes témoins des effets d’une passion violente, le jugement que nous en portons n’est-il pas mêlé de blâme et de pitié ? […] De cette passion la sensible peinture Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

610. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sénac de Meilhan. — II. (Fin.) » pp. 109-130

M. de Meilhan excelle à décomposer un sentiment, à le montrer dans sa nudité, dans sa simplicité primitive, avant que le loisir, la curiosité, l’amour-propre, toutes les passions nées d’une société avancée y aient ajouté leur charme ou leur artifice. […] Estimant avec tout son siècle que le règne des idées religieuses est passé, il ajoute : Celui de la liberté paraît renaître : mais chez les anciens, remarque-t-il, l’amour de la liberté avait sa racine dans le cœur, c’était une passion ; celui qui éclate en ce moment a sa racine dans l’esprit, il est raisonné et systématique. […] Cette brochure de M. de Meilhan est aujourd’hui pour nous plus intéressante à lire qu’elle ne le parut de son temps, où elle se perdit au milieu du bruit et de l’inflammation des passions publiques. […] Le caractère d’Aladin et ses nobles imprudences de conduite ont leur contrepoids et leur correctif dans la sagesse d’un vieux moine philosophe, le Kalender : Le Kalender avait beaucoup vu, beaucoup observé, méprisait les hommes et s’en accommodait ; il ne connaissait point de vérité absolue, ne trouvait rien de grand, ni de vil, ni de petit… Jamais il ne faisait de reproches sur ce qu’on aurait dû faire : il prenait les choses où elles en étaient, et les hommes comme ils étaient… Il ne donnait point de conseils, mais quelquefois des avis… Jamais il ne raisonnait contre les passions, mais il prouvait souvent qu’on n’avait pas de passion.

611. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — III » pp. 132-153

Cela ne le rend pourtant pas injuste pour nous Français, ni aveugle sur les défauts de nos voisins, et il met des correctifs énergiques à ce grand sens qu’il leur reconnaît : Ce sont des sauvages philosophes et avares ; leur profondeur en philosophie est même une passion ; mais la douceur et la politesse qui leur manquent, et que les Français ont naturellement, les rendent inférieurs à nous pour faire passer les bons principes jusques à l’action. […] Ce composé de volonté, d’élévation, de conception, d’imagination, d’invention, de génie, le dédain de tant de choses, le mépris, les passions, etc., tout cela compose une âme trop forte pour le lieu et le temps. […] Dix-huit mois avant sa mort, d’Argenson, qui mourut à soixante-deux ans et qui était encore plein de santé et de verdeur, se promettait une longue vieillesse : il se la prédisait sous une forme indirecte dans un portrait intitulé Goûts d’un vieux philosophe, et qui est de juin ou juillet 1755 : Le vieux Damon m’a dit avoir conservé ses goûts sans passions en plus grand nombre et le plus longtemps qu’il avait pu. […] Il est vrai que c’est une folie, de là vient que les philosophes ne sont pas propres à la guerre, au lieu que les gens à passions y sont propres ; les jeunes gens, les sanguins, s’y dévouent légèrement et franchement, mais tout philosophe qui réfléchit mûrement trouve que le plus grand bien est de vivre, et le plus grand mal du monde est l’anéantissement ; car les gens à passions trouvent, disent-ils, la vie plus mêlée, de maux que de biens, au lieu que les philosophes trouvent le contraire et ont raison, la vie leur est délicieuse.

612. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre II. Boileau Despréaux »

Il n’avait pas de sensibilité : on ne lui connaît pas une passion ; il n’aimait dans la campagne que le silence, le loisir et le repos ; il y cherchait, si je puis dire, plutôt des satisfactions hygiéniques que des jouissances sentimentales ou esthétiques. […] Sous cette réserve, Boileau fut vraiment le premier à se constituer conseiller du public dans le jugement des écrits, à entreprendre, sans passion personnelle, pour de pures raisons de goût, de démolir ou d’élever les réputations littéraires. […] Il demande à la tragédie la vérité, l’intérêt, la passion ; je n’insisterai pas sur l’idée qu’il nous donne d’une tragédie psychologique et pathétique, composée par un artiste curieux et scrupuleux : c’est inutile ; cette tragédie dont Boileau nous développe la formule abstraite, nous la retrouverons tout à l’heure, vivante, dans Racine. […] Voir la raison identifiée à la passion, quand la passion est la nature à rendre, dans ces vers de Molière, Misanthrope, 1, 2 : Et ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux Que ces colifichets dont lebon sens murmure Et que lapassion parle là toute pure ?

613. (1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 7761-7767

Examinons donc notre ame, étudions-la dans ses actions & dans ses passions, cherchons-la dans ses plaisirs ; c’est-là où elle se manifeste davantage. […] C’est ainsi que les histoires nous plaisent par la variété des récits, les romans par la variété des prodiges, les pieces de théatre par la variété des passions, & que ceux qui savent instruire modifient le plus qu’ils peuvent le ton uniforme de l’instruction. […] Parce que les passions qu’ils jouent sont trop suspectes de fausseté. 3°. […] Nous sommes touchés de ce qu’une personne nous plaît plus qu’elle ne nous a paru d’abord devoir nous plaire ; & nous sommes agréablement surpris de ce qu’elle a sû vaincre des défauts que nos yeux nous montrent, & que le coeur ne croit plus : voilà pourquoi les femmes laides ont très souvent des graces, & qu’il est rare que les belles en ayent ; car une belle personne fait ordinairement le contraire de ce que nous avions attendu ; elle parvient à nous paroître moins aimable ; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal : mais l’impression du bien est ancienne, celle du mal nouvelle ; aussi les belles personnes font elles rarement les grandes passions, presque toûjours reservées à celles qui ont des graces, c’est-à-dire des agrémens que nous n’attendions point, & que nous n’avions pas sujet d’attendre. […] Dans la passion qui est dans la galerie de Florence, il a peint la Vierge debout qui regarde son fils crucifié sans douleur, sans pitié, sans regret, sans larmes.

614. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE XIV »

La honte de son crime, plus encore que sa passion assouvie, le fait consentir. […] Elle lui chante une invitation à je ne sais quelle valse infernale ; elle lui dit quelle l’a perdu, qu’il est son damné, que la passion, le vice et le crime sont les trois étapes de la voie qu’ils vont parcourir ensemble, à bride abattue. […] Il y a, dans la Femme de Claude, des réveils lumineux, des mots pénétrants, des bouts de scène d’une justesse ou d’une passion saisissante. […] Mais elle craint d’offenser son mari, qu’elle respecte et qu’elle aime avec une sorte de passion religieuse, en installant sous son toit ce témoin vivant de sa faute. […] Elle aime avec une passion chaude et sensuelle, allumée par l’été de la Saint-Martin, le mirliflor qui l’exploite ; elle l’aime servilement, en ancienne servante, domptée par l’empire qu’il a sur sa chair, et qui la ramène, après chaque révolte, matée et soumise.

615. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Huet, évêque d’Avranches, par M. Christian Bartholmèss. (1850.) » pp. 163-186

L’enfant, dès l’âge de six ans, eut à supporter bien des gênes et des taquineries de la part de ses jeunes cousins avec qui on le faisait élever ; paresseux et joueurs, ils s’entendaient pour l’empêcher de satisfaire l’indomptable amour de la lecture et de l’étude qu’il avait apporté en naissant ; car il eut, pour ainsi dire, cette passion dès la mamelle. […] L’étude était si naturellement son fait et sa vocation, sa passion à la fois et son jeu, que, loin de le fatiguer, elle le laissait toujours plus libre, plus allègre et plus dispos après qu’auparavant. […] Huet, tout en s’appliquant à ces diverses choses avec sa passion studieuse, semble pourtant s’être un peu douté que ce pouvaient être des jeux ; il s’est surtout développé et comme amusé à l’entour, et il ne semble pas y avoir pris au vif plus qu’il ne fallait. […] Vous êtes si prompt, et vous soutenez vos opinions avec une impétuosité si grande, qu’il semble qu’elles vous deviennent une passion. Cette passion, qui n’était que dans le ton, tenait au feu de la jeunesse ; cette première rudesse, que l’abbesse voudrait enlever, se polira vite dans le monde et à la Cour.

616. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Goethe et de Bettina, traduites de l’allemand par Sébastien Albin. (2 vol. in-8º — 1843.) » pp. 330-352

On aurait dit d’une passion exclusive ; puis, quand c’était fini et connu, il tournait la tête et passait à un autre objet. […] Bettina a des moments de bon sens et des éclairs de passion vraie où elle s’aperçoit et se plaint de cette inégalité d’échange : « Oh ! […]  » Et cette dignité chez Goethe, dans le talent comme dans la personne, se marie très bien avec les grâces, non pas avec les grâces tendres ou naïves, mais avec les grâces sévères et un peu réfléchies : « Ami, lui dit-elle encore avec passion, je pourrais être jalouse des Grâces ; elles sont femmes, et elles te précèdent sans cesse ; où tu parais, paraît avec toi la sainte Harmonie. » Elle le comprend sous les différentes formes qu’a revêtues son talent, sous la forme passagère et orageuse de Werther, comme sous la figure plus calme et supérieure qui a triomphé : « Torrent superbe, oh ! […] Beethoven était certes aussi amoureux de l’art que Goethe pouvait l’être, et l’art serait toujours resté sa passion première ; mais il souffrait, il vivait superbe et mélancolique dans son génie, séparé du reste des hommes, et il aurait voulu s’en séquestrer davantage encore ; il s’écriait avec douleur et sympathie : « Chère, très chère Bettine, qui comprend l’art ? […] Mais, le lendemain du jour où l’on a lu ce livre, pour rentrer en plein dans le vrai de la nature et de la passion humaine, pour purger son cerveau de toutes velléités chimériques et de tous brouillards, je conseille fort de relire la Didon de l’Énéide, quelques scènes de Roméo et Juliette, ou encore l’épisode de Françoise de Rimini chez Dante, ou tout simplement Manon Lescaut.

617. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « L’abbé de Choisy. » pp. 428-450

Les passions ne se font pas répéter deux fois ce qui les flatte. […] On a vu mainte fois le travestissement être un moyen de licence et de désordre, et servir à faciliter des passions, des intrigues ; c’est le cas le plus ordinaire. […] Une passion chasse l’autre, dit-il. […] Nulle passion depuis qu’il avait quitté le vin ; fidèle dans la surintendance, où avant lui on prenait sans compter et sans rendre compte ; riche par les seuls bienfaits du roi, qu’il ne dissipait pas, prévoyant assez, et le disant à ses amis particuliers, la prodigalité de son fils aîné… Esprit solide, mais pesant, né principalement pour les calculs, il débrouilla tous les embarras que les surintendants et les trésoriers de l’épargne avaient mis exprès dans les affaires pour y pêcher en eau trouble… Il faut lire le reste dans l’original. […] Point d’ambition, point de vues : plus attentive à songer à ce qu’elle aimait qu’à lui plaire ; toute renfermée en elle-même et dans sa passion, qui a été la seule de sa vie ; préférant l’honneur à toutes choses, et s’exposant plus d’une fois à mourir, plutôt qu’à laisser soupçonner sa fragilité ; l’humeur douce, libérale, timide ; n’ayant jamais oublié qu’elle faisait mal, espérant toujours rentrer dans le bon chemin ; sentiments chrétiens qui ont attiré sur elle tous les trésors de la miséricorde, en lui faisant passer une longue vie dans une joie solide, et même sensible, d’une pénitence austère.

618. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831. » pp. 105-127

Je voudrais présenter d’une manière claire et incontestable pour tout le monde la vraie situation de Carrel au National, dès l’origine en janvier 1830, et les diverses gradations d’idées, de sentiments et de passions par lesquels il arriva à la polémique ardente et extrême qui a gravé son image dans les souvenirs. On ne doit s’attendre à rencontrer dans cette étude aucune passion ancienne, pas plus qu’aucun appel aux directions sociales si inverses qui ont succédé : je parlerai de ces temps et de ces choses déjà si lointaines comme je parlerais de ce qui arriva en Angleterre sous Jacques II ou sous les ministères de la reine Anne. […] Le premier numéro du National (3 janvier 1830) contient un court article de Carrel sur Rabbe, ce Méridional mort à quarante-trois ans, qui « était entré dans le monde à la suite de brillantes études, avec un esprit remuant, un caractère intrépide, des passions vives ; une belle figure, de l’esprit, du cœur, un geste mâle et parlant, une éloquence noble, hardie, animée, entraînante ». […] Si jamais dans Carrel l’homme de maturité, l’homme de bon sens et d’une énergie toute désintéressée, a paru près de triompher de l’homme de passion et du noble ambitieux qu’emporte une veine ardente, c’est à cette heure et à ce jour que je me plais à surprendre au milieu de cette suite de journées et de feuilles rapides parmi lesquelles il est comme enseveli. […] Le procès des ministres, en excitant les passions, fait dévier Carrel de sa ligne ; non pas qu’il ne déteste le désordre et que la vue des émeutes de décembre ne produise sur lui une impression pénible.

619. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Histoire » pp. 179-240

Elle la gronde « d’avoir de la curiosité et de ne s’entretenir qu’avec de jeunes dames, de se laisser aller à des propos inconséquents, de manquer de goût pour les occupations solides »… Je le demande en conscience aux lecteurs sans passion politique, s’il existait pour la jolie femme la plus humainement parfaite du monde, de seize à vingt-cinq ans, un procès-verbal, jour par jour, de toutes les grogneries des vieux parents à propos de sa toilette, de son amour de la danse, de sa naturelle envie de s’amuser et de plaire, le dossier accusateur de cette jolie femme ne serait-il point aussi volumineux que celui de Marie-Antoinette ? […] Elle associera à cette vie, qui dominera le siècle ou le subira, la vie complexe de ce siècle ; et elle fera mouvoir, derrière le personnage qui portera l’action et l’intérêt du récit, le chœur des idées et des passions contemporaines. […] Peut-être les partis les plus contraires seront-ils choqués, peut-être les passions contemporaines seront-elles scandalisées de trouver en une telle matière et sur un temps une si singulière impartialité, une justice si peu appliquée à les satisfaire. […] Par l’analyse psychologique, par l’observation de la vie individuelle et de la vie collective, par l’appréciation des habitudes, des passions, des idées, des modes morales aussi bien que des modes matérielles, nous voulons reconstituer tout un monde disparu, de la base au sommet, du corps à l’âme. […] Nous l’avons poursuivi dans le papier des greffes, dans les échos des procès, dans les mémoires judiciaires, véritables archives des passions humaines qui sont la confession du foyer.

620. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LX » pp. 231-236

Si quelque chose pouvait faire douter à jamais en France de la reprise possible de l’art dramatique, ce serait la passion croissante de ces représentations judiciaires : le théâtre n’a plus rien à faire, ce semble, qu’à leur ressembler : ce qu’il fait. […] En un mot, dans ce mélange et cette intervention sans frein de la passion publique aux représentations judiciaires, il y a ruine pour l’art, danger pour la justice, perversion de la morale moyenne en ce qu’on initie chaque classe aux émotions fortes.

621. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Madame de La Fayette ; Frédéric Soulié »

Si, comme nous le croyons, c’est un bon bâton de longueur pour mesurer la grandeur de l’homme que son aptitude à la métaphysique, Soulié, qui était investi de dons d’organisation formidables, aurait pu, en s’y appliquant, traiter les idées comme il traita les passions et les caractères. […] Ignorant, mal élevé, sans méthode, attelé avec l’ardeur d’un étalon à une production forcenée, d’une passion qui s’étendait à tout et qui le tua d’un anévrisme (car ce cœur qui battait trop fort fut le marteau qui brisa sa vie !)

622. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre troisième. Découverte du véritable Homère — Chapitre I. De la sagesse philosophique que l’on a attribuée à Homère » pp. 252-257

Si Homère est un sage, un philosophe, que dire de la passion de ses héros pour le vin ? […] Ces mœurs sauvages et grossières, fières et farouches, ces caractères déraisonnables et déraisonnablement obstinés, quoique souvent d’une mobilité et d’une légèreté puériles, ne pouvaient appartenir, comme nous l’avons démontré (livre II, Corollaires de la nature héroïque), qu’à des hommes faibles d’esprit comme des enfants, doués d’une imagination vive comme celle des femmes, emportés dans leurs passions comme les jeunes gens les plus violents.

623. (1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome II

Ni les énergies de la passion, ni les raffinements de la pensée, ni les mirages de la beauté ne le contentent. […] Elles ont cédé à leur passion, et cette passion s’est trouvée poétique et noble. […] Elle en jouit, elle en souffre comme de ses passions propres. […] La contrefaçon et le bon marché s’emparent de cette passion générale, pour l’exploiter. […] Leur Demailly a exactement la destinée et les passions ordinaires de la classe dont il relève.

624. (1889) Les artistes littéraires : études sur le XIXe siècle

De là enfin sa passion fougueuse pour les individualités qui ont tenté de mettre en pratique sa philosophie de l’artificiel. […] On considérera par contre Shakespeare comme impersonnel, sous prétexte qu’il a su faire mouvoir dans ses drames un nombre infini de types divers, d’une vérité humaine aussi absolue les uns que les autres, et tous indépendants, semble-t-il, dans leurs actes et dans leurs passions, des actes et des passions de l’auteur. […] Les gens qui se dépensent dans la passion, dans le mouvement nerveux, ne feront jamais un livre de passion. […] Où est l’équivalent, atténué tant qu’on voudra, d’Œdipe, de Clytemnestre, d’Othello, de Richard III, de Faust, de tous les êtres fictifs, inoubliables parce qu’ils sont doués d’une puissance de vie et de passion que n’atteint pas la réalité ? […] Ils diffèrent aussi profondément entre eux que les drames ou comédies de Shakespeare se distinguent des puissants traités géométriques où Spinoza étudiait et commentait les passions.

625. (1890) Derniers essais de littérature et d’esthétique

La passion, elle-même, gagne à être vue dans un milieu pittoresque. […] Avec toute sa passion pour l’impérialisme, il y a chez M.  […] C’est cette étrange mêlée d’hommes qu’a réunis un moment une passion commune. […]  » Les moralistes disent qu’une âme devrait résister à la passion. […] Certaines sont terribles en leur ardente intensité de passion.

626. (1856) Cours familier de littérature. I « IIIe entretien. Philosophie et littérature de l’Inde primitive » pp. 161-239

Est-ce dans les passions ? Nous avons les mêmes passions que nos pères, parce que nous avons les mêmes organes, et que la même lutte établie en nous par la nature entre la raison, qui est l’instinct de l’âme, et les passions, qui sont l’instinct de la matière, rompt aussi souvent en nous qu’en eux l’équilibre sans cesse rompu par le mal, sans cesse rétabli par le bien, pour se rompre encore. […] Je n’ai jamais pu voir une page écrite sans éprouver la passion de la lire. […] « L’insensé dominé par ses passions ne rêve que dans la nuit du temps, où toutes les choses dorment dans les songes ; le sage ou saint ne veille que dans le jour de l’éternité, où toutes les choses veillent ; et quand il meurt au monde, il est absorbé dans la nature incorporelle de Dieu ! […] Applique-toi à le vaincre dans tes passions domptées.

627. (1898) Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Troisième série

Quelle absence de passions joyeuses, de passions douces, ou de passions tragiques ! […] C’est le pays des passions fortes. […] Il est presque étonnant que Proudhon ait été antireligieux, tant la passion antireligieuse était une passion de son temps. […] Cela prouve tout simplement qu’il n’y a que la passion qui soit une force. […] Les hommes ne sont mus que par les passions.

628. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — II. (Fin.) » pp. 364-380

Je n’ai pas à continuer l’analyse du roman de Marianne : c’est un de ces livres que le lecteur, pas plus que l’auteur, n’est pressé d’achever ; il s’y sent un manque de passion qui désintéresse au fond et qui refroidit. […] Avec Marivaux nous avons le tracas du cœur plutôt que les orages des passions. […] On a très bien remarqua que, dans ses comédies en général, il n’y a pas d’obstacle extérieur, pas d’intrigue positive ni d’aventure qui traverse la passion des amants ; ce sont des chicanes de cœur qu’ils se font, c’est une guerre d’escarmouche morale. […] Et le tout finit par un double mariage, qui est l’inverse de celui qu’on avait prévu d’abord : tant il est vrai que dans la vie il faut un peu de flatterie, même pour s’aimer avec amour et se plaire avec quelque passion.

629. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Tallemant et Bussy ou le médisant bourgeois et le médisant de qualité » pp. 172-188

madame, il ne tient qu’à vous que je ne passe pour être le plus honnête homme de France. » — Le marquis de Sévigné de même, qui laissait sa charmante femme pour Ninon, était persuadé « qu’on ne peut être honnête homme sans être toujours amoureux. » Ce qu’on voyait pendant les hivers, ce n’étaient donc pas seulement les distractions bruyantes et faciles de toute jeunesse guerrière, c’était une rare émulation chez quelques-uns qui se piquaient d’honnêteté, et des gageures de cette sorte : « Le duc de Candale, qui était l’homme de la Cour le mieux fait, crut qu’il ne manquait rien à sa réputation que d’être aimé de la plus belle femme du royaume ; il résolut donc à l’armée, trois mois après la campagne, d’être amoureux d’elle (Mme d’Olonne) sitôt qu’il la verrait, et fit voir, par une grande passion qu’il eut ensuite pour elle, qu’elles ne sont pas toujours des coups du ciel et de la fortune. » On s’embarquait de parti pris avec quelqu’un, avec quelqu’une, pour se faire honneur dans le monde, pour faire parler de soi, et « parce que les femmes donnaient de l’estime aussi bien que les armes ». […] La vanité dans l’amour, et comme principe de l’amour, c’était bien la marque du moment, et qui est celle en général de la galanterie française, où la passion, à l’origine, entre pour peu. […] On est, en lisant Bussy, à cent lieues de la Grèce et de ces mollesses, de ces flammes toutes naturelles, et où l’art ne faisait qu’encadrer et couronner la passion. […] Du même âge que Bussy (Tallemant est né vers 1619 et Bussy en 1618), fils d’un riche financier, nourri dans l’opulence et la jovialité bourgeoises, il nous a tenus au courant de ses belles passions de jeunesse, il a fait aussi son histoire amoureuse, mais que le ton est différent !

630. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « La comtesse d’Albany par M. Saint-René Taillandier. »

Chateaubriand, parlant de cette passion du vin où il se noyait, ajoute : « Passion ignoble, mais avec laquelle du moins il rendait aux hommes oubli pour oubli. » Passe pour le reste des hommes ! […] C’était ici le cas ou jamais, et il y avait tout lieu au nom de la passion et de la flamme, pour peu qu’on voulût-y entrer, et dès qu’on traite un sujet, il est bon d’y entrer pleinement et sans réserve. […] Dans les moments de séparation où il était privé d’elle, il a exhalé sa douleur en des poésies qui respirent passion et tendresse.

631. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre III. Théorie de la fable poétique »

Il ne peut voir des êtres souffrants, heureux, passionnés, sans ressentir leur souffrance, leur bonheur, leur passion. […] Si la passion y jaillit, n’est-ce pas une saillie, et si l’éloquence y éclate, un hasard ? […] Pour susciter cette passion immense, il a suffi d’assembler quelques conditions qui étaient dans la nature, et que la nature n’avait pas assemblées. […] S’il prête un discours à un personnage, il en fera un tout indissoluble, où chaque phrase prouvera la conclusion, où le syllogisme intraitable se cachera sous les dehors de la passion, où le but, comme un moteur souverain, produira, disposera, conduira toute la machine et tous les mouvements.

632. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « J.-J. Weiss  »

Weiss nous dit ailleurs que « depuis qu’il sait lire, il a conçu pour ces deux prodiges, Dumas et Scribe, une passion infatigable et stupide ». […] C’est d’abord une passion très vive, à la fois sincère et étudiée, pour certaines formes particulièrement élégantes de l’esprit français et pour les périodes où cet esprit a montré le plus de finesse et de grâce et aussi le plus de générosité. […] Écoute ceci, et dis-moi si l’esprit, le pur esprit, l’esprit tempéré et fin, l’esprit qui se contient et se gouverne, la plus intime essence de nous-mêmes enfin, gens de Paris, de Gascogne et de Champagne, ne peut pas être une source de poésie tout aussi bien que l’imagination exaltée, les passions furieuses, le cœur qui se ronge et l’hypocondrie ! […] Weiss n’aime pas (encore qu’il l’estime fort dans quelques-unes de ses parties) la littérature positiviste et brutale des trente dernières années, l’observation désenchantée et sèche, la conception fataliste de la vie et des passions humaines.

633. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Mme de Graffigny, ou Voltaire à Cirey. » pp. 208-225

Il était de ceux à qui le plaisir de penser et d’écrire en liberté tient lieu de tout, et un moment il songea à se livrer sans réserve à cette passion dans un pays libre et en renonçant au sien. […] Je tâche de mener une vie conforme à l’état où je me trouve, sans passion désagréable, sans ambition, sans envie, avec beaucoup de connaissances, peu d’amis et beaucoup de goûts. […] — Il aime à en faire avec passion, ajoute Mme de Graffigny, et la belle dame le persécute toujours pour n’en plus faire. […] ils te désireraient, mais ils ne peuvent t’atteindre. » En ce qui est du roman même, Turgot regrette que l’auteur ait mieux aimé faire une héroïne à la Marmontel, et qui renonce au mariage par un sentiment exagéré de délicatesse, que d’avoir conduit la passion à une conclusion plus légitime et plus naturelle : « Il y a longtemps que je pense, dit-il, que notre nation a besoin qu’on lui prêche le mariage et le bon mariage. » Il voudrait que l’auteur n’eût pas manqué ce sujet-là en terminant, et il lui conseille d’y revenir dans une suite dont il trace le plan lui-même.

634. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Les Gaietés champêtres, par M. Jules Janin. » pp. 23-39

Mais l’essentiel est que ce droit un peu vague, bien que si réel, ne soit jamais supprimé, et que jamais les doctrines régnantes, au nom même du salut commun, ne puissent dire au poète, au littérateur, à l’érudit curieux, comme dans la banlieue d’une place de guerre le génie militaire dit à l’honnête homme, qui a sa métairie avec son petit bois et sa source d’eau vive : « Monsieur, nous avons besoin de ce petit coin qui vous sourit : il entre dans nos lignes, il nous le faut ; voilà le prix, soyez content, mais vous n’y rentrerez pas. » Ceux qui vivent des lettres, de l’amour des livres et des études, de ces passions après tout innocentes et désintéressées, peuvent céder un moment ce coin de leur être et le prêter à la chose et à la pensée publique, ils le doivent dans les cas urgents ; mais, ce cas cessant, ils rentrent de plein droit dans leur domaine. […] Mais il l’a écrit avec joie, avec passion, avec zèle aussi et recherche, il en convient. […] Rien de plus simple, on le voit ; c’est le début de Manon Lescaut, ou de Daphnis et Chloé demeurant rue Saint-Denis, et de tant d’autres romans où la passion n’ira pas si loin ; c’est le commencement de toutes les faciles amours. […] Leur passion n’est qu’un déjeuner de soleil.

635. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Gustave Droz » pp. 189-211

On n’aurait peut-être pas cru que ce regard d’observateur, qui n’allait qu’aux détails de la vie intime d’entre le lit et le berceau, s’allongerait sur les choses de la vie sociale, et qu’au lieu de sentiments délicats à exprimer de deux à trois cœurs, comme d’un fruit les gouttes d’une essence exquise, il s’occuperait un jour à démêler et à peindre des passions et des caractères. […] C’est un romancier de passion et de mœurs, qui, dans la conception de sa première œuvre, a montré une force de tête sur laquelle la Critique n’avait aucun droit de compter. J’ai dit déjà plus haut que le prêtre dont il a fait la figure capitale et centrale de son roman avait cette originalité de rester prêtre, au milieu des turbulences et des craquements de l’homme que la passion secoue. […] L’abbé Roque, épris de la comtesse de Manteigney, est certainement coupable aux yeux de Dieu, des hommes et de lui-même ; mais il combat avec fureur contre sa passion qui ne l’a égaré qu’une seule fois, mais il est dévoré de remords, mais il se met humblement au pied de la croix, mais, tout le reste de sa vie, il est irréprochable, héroïque et sublime. — Et lorsque, dans le roman de Droz où la Comédie alterne avec le Drame, Larreau, le père de la comtesse, qui dès le premier jour a visé ce prêtre pour son miracle et veut, à force de sophismes et de bagout industriel et progressif, et même religieux, le faire complice de son grotesque et abominable mensonge, le prêtre indigné, dont la colère monte devant le Seigneur, ne fléchit pas une minute dans son indignation et sa colère, — une colère terrible !

636. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XIII » pp. 109-125

Qui ne serait charmé de voir les lettres qu’elle écrivait étant encore mademoiselle de Chantai, à Ménage, son maître de latin et d’italien, qui était devenu amoureux d’elle, et dont elle ne voulait ni enivrer la folle passion ni rebuter les soins dignes de sa reconnaissance ? […] « Madame d’Albret, dit-elle, eut le secret de s’attacher madame Scarron, que le maréchal avait connue chez son mari. » La maréchale d’Albret était une excellente personne de peu d’esprit, très dévote ; mais sa bonté jointe aux dignités du maréchal, à sa passion pour le bel esprit, au grand état de sa maison, y attirait la meilleure compagnie. […] Segrais y trouva plus tard un asile, quand mademoiselle de Montpensier l’éloigna d’elle comme désapprobateur de sa passion pour le duc de Lauzun.

637. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes de la Révolution » pp. 73-87

Ni Danton, ni Robespierre, ni Marat, ni celui qui devait se mettre en travers du boulet qui l’eût coupé en deux si la mort — venue à temps — ne lui eût épargné cette leçon cruelle, ni Mirabeau, ce Pitt manqué de la Monarchie française qui a ressuscité sans lui, ni aucun de ceux qui se sont taillé un bout de renommée dans la colossale famosité de la Révolution, ne furent des personnalités libres, puissantes par elles-mêmes, possédant ce qui investit les vrais chefs, les vraies têtes de gouvernement, c’est-à-dire : l’autorité incontestée d’un commandement, plus forte que les passions, qui frémissent de subir le commandement mais qui le subissent ! […] Elle avait bien des défauts et nous les reconnaissons… Pédante si l’on veut, quelquefois sans grâce et précieuse, esprit faux en philosophie, bas-bleu à ravir l’Angleterre de l’éclat enragé de son indigo, madame de Staël, par la distinction de sa pensée, par la subtilité de son observation sociale, par son style brillant d’aperçus, par ses goûts, ses préoccupations, ses passions même, tendait vers la plus haute aristocratie, vers la civilisation la plus raffinée. […] Peut-il faire un seul pas de plus dans la route où le fanatisme de sa passion l’a placé ?

638. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Balzac »

Il eut dans le cœur, et sans défaillance, pendant ces longues années, l’enthousiasme, le courage, la pureté dans la passion, qui en est la vertu, la fidélité dans le souvenir et toutes les transcendances morales de l’amour le plus exalté et le plus délicat dans son dévouement et dans son expression. […] Il la préférait même à la gloire, qu’il aimait pourtant avec une passion presque égale en intensité aux facultés que Dieu lui avait données pour devenir l’un des premiers hommes de son siècle. […] L’amour de Balzac a une autre noblesse, une autre élévation, une autre profondeur que ces passions plus ou moins coupables, dont l’expression nous trouble encore… Son amour, à lui, n’est ni violemment orageux, ni sensuel, ni morbide.

639. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Ernest Hello »

C’est un conteur qui ne conte pas pour conter ; il ne conte pas pour l’intérêt, la passion, la beauté de son conte. […] En comparaison du Ludovic d’Ernest Hello, ils ne sont plus avares que comme les eunuques sont des hommes… Et ils sont, en effet, des eunuques d’avares, mutilés dans leur personnalité d’avares par un sentiment qui n’est pas l’avarice et qui se mêle à leur passion pour les rendre adultères à l’or… Harpagon est amoureux. […] Le dénouement de cette sacrilège passion de l’idolâtre, qui meurt étranglé par un chien (le chien qu’il veut vendre pour quelques sous de plus), en criant, sous les morsures de la gueule implacable, ce nom de Dieu qu’il avait oublié, dont les quatre lettres servaient à ouvrir le mécanisme de son coffre-fort, et qu’il se rappelle tout à coup, en mourant au pied de ce coffre-fort, qui ne s’ouvrira plus, est une invention digne de la tête à combinaison d’Edgar Poe.

640. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Jules Sandeau » pp. 77-90

Il n’était pas né véritablement passionné ; du moins, la passion, qu’on ne tue point, quoique nous le disions, stupides vantards ! et qui nous tue plutôt, et qu’on traîne à la tombe, la passion, qui n’eut dans ses écrits qu’une seule page, qui s’appelle Mariana, n’eut peut-être aussi qu’une page dans sa vie. […] Qui doute que cette enfant, qui a toujours froid, parce que sa mère ne l’aime pas, ne se prenne bientôt de passion pour un homme ayant toutes les qualités, excepté de n’être pas gentilhomme, comme le gendre de M. 

641. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Gogol. » pp. 367-380

Le tendre Mâniloff, à qui « on voudrait voir une passion, une manie, un vice, afin de lui savoir quelque chose », Mme Koroboutchine, Nozdref le hâbleur, Pluchkine l’avare, — ces tics plutôt que ces passions, — ne peuvent pas être mis à côté de la magnifique variété d’individualités qui foisonne dans La Comédie humaine, et qui sont taillées si profond que les gens qui ne voient pas à une certaine profondeur ne les croient plus vrais, les pauvres myopes ! […] La raison, dit-il, c’est qu’un tel homme a des esclaves ; comme si Gobseck, avec les passions qu’il déchaîne en leur montrant son or, n’en avait pas !

642. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXX. De Fléchier. »

Rien n’est plus contraire aux passions, et par conséquent à l’éloquence. […] Ne pouvant encore s’autoriser contre l’usage, il fit connaître à ses amis qu’il allait à l’armée faire sa cour qu’il lui coûtait moins d’exposer sa vie que de dissimuler ses sentiments, et qu’il n’achèterait jamais ni de faveurs, ni de fortune aux dépens de sa probité. » Je pourrais encore citer d’autres endroits qui ont une beauté réelle ; mais le discours en général est au-dessous de son sujet ; on y trouve plus d’esprit que de force et de mouvement ; on s’attendait du moins à trouver quelques idées vraiment éloquentes sur l’éducation d’un dauphin, sur la nécessité de former une âme d’où peut naître un jour le bonheur et la gloire d’une nation ; sur l’art d’y faire germer les passions utiles, d’y étouffer les passions dangereuses, de lui inspirer de la sensibilité sans faiblesse, de la justice sans dureté, de l’élévation sans orgueil, de tirer parti de l’orgueil même quand il est né, et d’en faire un instrument de grandeur ; sur l’art de créer une morale à un jeune prince et de lui apprendre à rougir ; sur l’art de graver dans son cœur ces trois mots, Dieu, l’univers et la postérité, pour que ces mots lui servent de frein quand il aura le malheur de pouvoir tout ; sur l’art de faire disparaître l’intervalle qui est entre les hommes ; de lui montrer à côté de l’inégalité de pouvoir, l’humiliante égalité d’imperfection et de faiblesse ; de l’instruire par ses erreurs, par ses besoins, par ses douleurs même ; de lui faire sentir la main de la nature qui le rabaisse et le tire vers les autres hommes, tandis que l’orgueil fait effort pour le relever et l’agrandir ; sur l’art de le rendre compatissant au milieu de tout ce qui étouffe la pitié, de transporter dans son âme des maux que ses sens n’éprouveront point, de suppléer au malheur qu’il aura de ne jamais sentir l’infortune ; de l’accoutumer à lier toujours ensemble l’idée du faste qui se montre, avec l’idée de la misère et de la honte qui sont au-delà et qui se cachent ; enfin, sur l’art plus difficile encore de fortifier toutes ces leçons contre le spectacle habituel de la grandeur, contre les hommages et des serviteurs et des courtisans, c’est-à-dire contre la bassesse muette et la bassesse plus dangereuse encore qui flatte.

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