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1405. (1930) Physiologie de la critique pp. 7-243

Les Lettres Provinciales, chef-d’œuvre du journalisme comme Polyeucte et Phèdre sont les chefs-d’œuvre du théâtre, n’avaient fait école qu’en matière de langue. […] Ces étiquettes, ces coupes dans la durée, paraissent fragiles en présence de ce fait constant : que le classique et le romantique sont deux systèmes coexistants et complémentaires, un Nord et un Midi, une langue d’oïl et une langue d’oc, donc aucun ne parvient à éteindre l’autre par son rayonnement, ni à le réfuter par un raisonnement. […] D’abord, souvenons-nous de ce qu’Ésope disait de la langue, que c’est la meilleure et la pire chose du monde. […] Le jugement de la présidente, dit Brunetière, ne comptait pas, parce qu’elle ignorait tout de Pindare, de sa langue et de son temps. […] Amitié et création deviennent de la critique quand elles passent à l’écrit et au discours, quand le rapport entre le lecteur et l’auteur se traduit par un dialogue, quand le livre parle, et qu’on lui répond en sa langue.

1406. (1865) La crise philosophique. MM. Taine, Renan, Littré, Vacherot

Pour exprimer une telle doctrine, il faut une langue souple et mobile, fine et flottante, quelque peu nuageuse. Cette langue, tout le monde ne peut la parler. […] Renan aime les sociétés primitives, les sources obscures et souterraines de la civilisation ; il se transporte volontiers en pensée sur ces hauts plateaux de l’Asie d’où l’on dit qu’est sortie la civilisation européenne, vers ces races primitives dont on ne connaît l’histoire que par les langues qu’elles ont parlées. […] Qu’est-ce que la morale sans l’histoire, la logique sans l’étude des langues ou des méthodes scientifiques, la psychologie sans l’ethnologie, la métaphysique sans la physique ? […] Enfin, pour employer la langue scolastique, si l’infini extensif peut être réalisé, pourquoi l’infini intensif ne le serait-il pas ?

1407. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre III. La nouvelle langue. » pp. 165-234

La nouvelle langue. […] Cependant, à travers tant de tentatives infructueuses, dans la longue impuissance de la littérature normande qui se contentait de copier et de la littérature saxonne qui ne pouvait aboutir, la langue définitive s’était faite, et il y avait place pour un grand écrivain. […] Tel est le portrait de la bourgeoise de Bath, veuve de cinq maris « sans plus202. » Personne, dans toute la paroisse, qui la devançât à l’offrande ; « s’il y en avait une, elle se mettait si fort en colère qu’elle en perdait toute charité. » Quelle langue ! […] Elle revient incessamment sur les mêmes idées, elle répète ses raisons, elle les amasse et les entassé, comme une mule entêtée qui court en secouant et en sonnant ses sonnettes, si bien que les auditeurs étourdis restent la bouche ouverte, admirant qu’une seule langue puisse fournir à tant de mots. […] Style, mètre, rime, langue, tout art a fini ; au-dessous de la vaine parade officielle il n’y a plus qu’un pêle-mêle de débris.

1408. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. » pp. 124-157

« J’étudie, je tâche d’étudier, de joindre l’espagnol à la langue anglaise que je sais tolérablement. […] Et tout cela me rend l’étude de l’espagnol plus intéressante qu’une autre, parce que je pense que tu as parlé cette langue dans ta jeunesse guerrière. » Elle ennoblit tant qu’elle peut le passé de ce cher frère pour le relever lui-même à ses propres yeux ; elle y verse de la poésie comme sur toute chose, en croyant n’y mettre que du souvenir. Cette idée d’une descendance espagnole sourit à son imagination ; elle n’en est pas bien certaine, mais elle tâche de se le persuader, et elle convie son frère à l’aider à y croire : « Je me suis toujours sentie attirée vers l’étude de la langue espagnole, parce que Douai est tout rempli des vestiges de cette nation. — Nous-mêmes, je crois, mon bon frère, nous en sortons du côté de la mère de mon père.

1409. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre I. Succès de cette philosophie en France. — Insuccès de la même philosophie en Angleterre. »

Il n’est pas un simple érudit, plongé dans ses in-folio à la façon allemande, un métaphysicien enseveli dans ses méditations, ayant pour auditoire des élèves qui prennent des notes, et pour lecteurs des hommes d’étude qui consentent à se donner de la peine, un Kant qui se fait une langue à part, attend que le public l’apprenne, et ne sort de la chambre où il travaille que pour aller dans la salle où il fait ses cours. […] Et ceci n’est pas un obstacle : il est plus aisé avec cette langue de parler philosophie que préséances et chiffons. […] C’est elle qui a construit les Éloges de Fontenelle, le Philosophe ignorant et le Principe d’action de Voltaire, la Lettre à M. de Beaumont et le Vicaire savoyard de Rousseau, le Traité de l’homme et les Epoques de la nature de Buffon, les Dialogues sur les blés de Galiani, les Considérations de d’Alembert sur les mathématiques, la Langue des calculs et la Logique de Condillac, un peu plus tard l’Exposition du système du Monde de Laplace et les Discours généraux de Bichat et de Cuvier459.

1410. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIe entretien. Vie du Tasse (1re partie) » pp. 5-63

La couleur de ses cheveux et de sa barbe tenait le milieu entre le noir et le blond, dans une telle proportion cependant, que le sombre l’emportait sur le clair, mais que ce mélange indécis des deux teintes donnait à sa chevelure quelque chose de doux, de chatoyant et de fin ; son front était élevé et proéminent, si ce n’est vers les tempes, où il paraissait déprimé par la réflexion ; la ligne de ce front, d’abord perpendiculaire au-dessus des yeux, déclinait ensuite vers la naissance de ses cheveux qui ne tardèrent pas à se reculer eux-mêmes vers le haut de la tête, et à le laisser de bonne heure presque chauve ; les orbites de l’œil étaient bien arqués, ombreux, profonds et séparés par un long intervalle l’un de l’autre ; ses yeux eux-mêmes étaient grands, bien ouverts, mais allongés et rétrécis dans les coins ; leur couleur était de ce bleu limpide qu’Homère attribue aux yeux de la déesse de la sagesse et des combats, Pallas ; leur regard était en général grave et fier, mais ils semblaient par moments retournés en dedans, comme pour y suivre les contemplations intérieures de son esprit souvent attaché aux choses célestes ; ses oreilles, bien articulées, étaient petites ; ses joues plus ovales qu’arrondies, maigres par nature et décolorées alors par la souffrance ; son nez était large et un peu incliné sur la bouche ; sa bouche large aussi et léonine ; ses lèvres étaient minces et pâles ; ses dents grandes, régulièrement enchâssées et éclatantes de blancheur ; sa voix claire et sonore tombait à la fin des phrases avec un accent plus grave encore et plus pénétrant ; bien que sa langue fût légère et souple, sa parole était plutôt lente que précipitée, et il avait l’habitude de répéter souvent les derniers mots ; il souriait rarement, et, quand il souriait par hasard, c’était d’un sourire gracieux, aimable, sans aucune malice et quelquefois avec une triste langueur ; sa barbe était clairsemée et, comme je l’ai déjà dépeinte, d’une couleur de châtaigne ; il portait noblement sa tête sur un cou flexible, élevé et bien conformé ; sa poitrine et ses épaules étaient larges, ses bras longs, libres dans leurs mouvements ; ses mains très allongées mais délicates et blanches, ses doigts souples, ses jambes et ses pieds allongés aussi, mais bien sculptés, avec plus de muscles toutefois que de chair ; en résumé, tout son corps admirablement adapté à sa figure ; tous ses membres étaient si adroits et si lestes que, dans les exercices de chevalerie, tels que la lance, l’épée, la joute, le maniement du cheval, personne ne le surpassait. […] Léonora, à ces études sévères, avait joint l’étude de la poésie et excellait elle-même dans la langue des vers. […] N’êtes-vous pas étonné qu’il ait pu faire un poème de plus de quarante mille vers, dans lequel il n’y a pas un morceau ennuyeux, pas une ligne qui pèche contre la langue, pas un tour forcé, pas un mot impropre ?

1411. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (4e partie) » pp. 429-500

Dieu l’a créée infatigable, inépuisable, innombrable dans les végétations, moins nombreuse, moins palpable, moins fourmillante dans les animaux, excepté les insectes, parce que l’intelligence les anime, et que la nourriture plus recherchée leur manquerait dans leurs pâturages terrestres ; mais il leur mesure les aliments et l’intelligence à proportion de leurs masses, de leurs besoins ; entre eux et l’homme il a placé la barrière des langues qui se parlent, mais qui ne se comprennent pas entre elles, excepté les animaux domestiques, premiers esclaves et tendres amis de l’homme. L’histoire naturelle a dans ce sens d’immenses connaissances à acquérir, des mystères profonds à sonder par l’intelligence et surtout par la charité, cette langue instinctive, qui balbutie à peine entre la nation animée, la nation végétale et la nation humaine. […] Langues, idées, théologies, saintetés, invocations, martyres, héroïsme, dévouement, prodiges, chants sacrés dont les débris témoignent d’une majesté divine visible aux poètes inspirés, morale surhumaine, mystérieuse, que l’homme n’aurait pu découvrir, invocation perpétuelle au Créateur, l’anéantissement de la matière devant l’intelligence sacrée : tels sont les vestiges que ces révélations indiennes conservent des premiers temps de l’entretien des dieux et des hommes.

1412. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « De l’influence récente des littératures du nord »

Celui-là seul pourrait décerner le prix de la forme, qui posséderait toutes les langues de l’Europe aussi à fond que nous possédons la nôtre, c’est-à-dire de manière à percevoir, dans ses moindres nuances, ce qui constitue le « style » de chaque écrivain. […] Je suis tenté de croire qu’on peut savoir très bien plusieurs langues, mais qu’on n’en sait profondément qu’une. […] Mais précisément cela n’est pas transposable dans une autre langue, cela ne nous est pas révélé par la traduction.

1413. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Figurines (Deuxième Série) » pp. 103-153

Nul peut-être n’a parlé de façon plus soutenue « le parisien » des dix dernières années ; nul n’en a mieux connu le vocabulaire, la syntaxe, les images, le ton, le geste, et ce que roule cette langue dans ses petits bouts de phrases inachevées et baroques, et les divers argots superposés qui y transparaissent. […] On eût dit, en feuilletant cette prose, qu’il vous partait des étincelles sous les doigts… Et néanmoins, je ne sais comment, dans ses plus vives audaces, Daudet savait se garder, soit du « précieux », soit du charabia impressionniste ; il conservait un instinct de la tradition latine, un respect spontané du génie de la langue. […] Là, puis sur la rive historique de la Seine « aux peupliers d’or », et le lendemain, chez le Roi Soleil, sa bienvenue lui fut souhaitée en des vers magnifiques ou gracieux, dont le tour propre et toute la composition secrète témoignaient de l’antiquité d’une langue lentement formée et à la fois épurée et enrichie par toutes les savantes lèvres qui l’ont parlée depuis le Serment de Strasbourg.

1414. (1890) L’avenir de la science « XXIII »

Nous parlons à quelques égards la même langue, je peux au besoin causer avec eux ; cela m’est radicalement impossible avec un bourgeois vulgaire : nous ne sommes pas de la même espèce. […] Que signifie cette formule scellée, en langue inconnue, cet a + b théologique, que vous présentez à l’humanité en lui disant : « Ceci gardera ton âme pour la vie éternelle : mange et tu seras guéri », pilule qu’il ne faut pas presser entre ses dents, sous peine de ressentir une cruelle amertume ? […] Depuis qu’il a vu Dieu, sa langue est embarrassée ; il ne sait plus parler des choses terrestres.

1415. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XVII, l’Orestie. — les Euménides. »

C’étaient des femmes d’une maigreur spectrale, aux masques barbouillés de sang et de fiel, la face écrasée, les traits grimaçants, la langue pendante comme celle des Gorgones, les doigts crochus comme ceux des Harpies. […] Mais elles le cernent de leurs yeux ardents, de leurs griffes avides, de leurs langues de vampires furieusement tirées ; pareilles à des dogues tournant autour du cerf abattu, et que contient l’œil du maître qui les empêche de le dévorer. — « Il faut que ton corps abreuve ma soif, il faut que je boive le rouge breuvage à ton corps vivant ! […] C’est le procès athénien reproduit dans sa procédure, parlant la langue du barreau et répétant ses formules.

1416. (1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

Vapeurs des eaux, verdure des prairies, noirceurs des sapins, pâleur des peupliers, aspérités marbrées des rochers, rubans bleuâtres des langues de la cascade qui s’entrecoupent, groupes d’îles enfouies sous l’ombre portée des caroubiers, splendeur du ciel qui contraste en haut avec les ténèbres d’en bas, rayons de soleil qui semblent jaillir de la gueule du fleuve avec ses nappes, bruit croissant de l’air, vent des eaux et tremblement souterrain du sol à mesure qu’on s’élève, tels sont les préludes du spectacle auquel on vient assister d’en haut. […] Il n’y a pas de langue humaine à la mesure de ces sensations produites par ces jeux de la toute-puissance divine : la masse d’un fleuve à qui son lit manque tout à coup ; la profondeur incommensurable de l’abîme qui l’engloutit ; la pulvérisation en écume par la seule résistance de l’air qu’il écrase en tombant ; la nappe transformée à vue en vapeurs qui se dispersent au vent de leur propre volatilisation, et qui fuient aux quatre coins du ciel comme une volée d’oiseaux gigantesques, ou qui se cramponnent aux flancs perpendiculaires de la montagne, comme des Titans précipités cherchant à se retenir aux corniches du firmament ; les transparences vertes ou azurées des langues d’eau que la rapidité, l’impulsion et le poids du fleuve arqué en pont sur l’abîme, au moment où elles rencontrent tout à coup le vide, semblent cristalliser ; la lumière du soleil levant qui les transperce, et qui s’y fond en mille éclaboussures avec tous les éblouissements du prisme ; le choc en bas, le bruit en haut, l’orage éternel, la transe sublime qui serre le cœur, et qui ne trouve pas même un cri pour répondre à ce foudroiement de l’esprit.

1417. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Mézeray. — II. (Fin.) » pp. 213-233

L’Histoire du père Daniel, qui parut cinquante ans après, est bien autrement approfondie et savante : celle de Mézeray, pour les derniers règnes, mérite de rester comme une représentation et une reproduction naturelle de la France et de la langue du xvie  siècle, avant que le régime de Louis XIV et les règles de l’Académie y aient mis fin et que tout ait passé sous le niveau. […] [NdA] Ce curieux projet de privilège se trouve également aux Manuscrits de la Bibliothèque impériale dans les papiers de Mézeray, au milieu du volume intitulé Dictionnaire historique, géographique, étymologique, particulièrement pour l’histoire de France et pour la langue française ; c’est le même ouvrage que Camusat a publié sous le titre de Mémoires historiques et critiques, etc., par Mézeray.

1418. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Joinville. — I. » pp. 495-512

Il craignait de multiplier les difficultés pour les lecteurs peu familiers avec notre vieille langue : « Il nous a paru, disait-il, que nous avions assez fait pour les amateurs enthousiastes du vieux langage en leur donnant le texte pur des mémoires de Villehardouin. » Comme si, en pareille matière, il s’agissait d’enthousiasme et non d’exactitude, et comme si, parce qu’on a été exact une fois, on était dispensé de l’être une seconde ! […] Natalis de Wailly eut l’heureuse idée, en 1865, de donner l’Histoire de saint Louis de Joinville dans un texte rapproché du français moderne et mis à la portée de tous : et il fit cette sorte de traduction avec une précision scrupuleuse, en homme qui ne se contente pas d’à-peu-près et qui sait à fond la vieille langue.

1419. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408

Les Mémoires de La Fare, dans les trop courts récits et les portraits qu’ils renferment, sont pleins d’esprit, de finesse, de bonne langue, et tous les jugements qu’il fait des hommes sont à considérer. […] Je sais qu’il y a eu de mauvaises langues jusque dans l’Antiquité qui ont médit de cet enthousiasme du philosophe pour Hermias, mais je ne m’attache ici qu’au souffle et à l’âme de sa poésie.

1420. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138

» — « Plus que beaucoup de littérateurs, mais un peu moins qu’il ne croit l’être. » — « Il sait sa langue ?  […] [NdA] J’emprunte pour ce morceau la traduction fidèle et sentie d’un jeune écrivain qui possède également bien les deux langues, M. 

1421. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La Margrave de Bareith Sa correspondance avec Frédéric — I » pp. 395-413

La margrave de Bareith qui avait eu une éducation très soignée, qui savait les langues modernes, l’histoire, la littérature, et qui aurait pu écrire ses mémoires en anglais aussi bien qu’en allemand, les a écrits en français, de même que c’est en français qu’elle correspondait toujours avec son frère. […] Les lettres suivantes, choisies par l’éditeur dans un nombre fort considérable, sont de peu d’intérêt et, à dire le vrai, un peu enfantines ou un peu écolières ; ils font tous deux leur apprentissage de langue et d’esprit ; ils achèvent leur rhétorique par lettres.

1422. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267

Il sait à fond les langues, anciennes, les langues modernes, les philosophies et les littératures ; il a la clef de tous les styles.

1423. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — III — Toujours Vauvenargues et Mirabeau — De l’ambition. — De la rigidité » pp. 38-55

Sa lettre en réponse est longue, abondante, difficile à couper : Vauvenargues n’est pas de ceux qui étranglent leur pensée, ou qui la gravent et la frappent en quelques mots splendides ; il aime à l’étendre, à raisonner ; il est proprement dans son élément quand il disserte ; il a une belle langue intérieure, mais un peu molle parfois, à demi oratoire, périodique, et qui se complaît dans ses développements. […] Mirabeau, qui écrit à l’emporte-pièce, lui trouve en quelques endroits le style lâche ; le mot n’est pas poli ; nous le traduirons mieux en disant : c’est une suite, un enchaînement de raisons déduites avec largeur et un peu de complaisance, dans une langue riche, un peu traînante en effet, mais d’une belle plénitude morale, d’une élévation continue, et qui rencontre quelquefois des mouvements d’éloquence.

1424. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

est encore le mot qui revient le plus naturellement sur elle après cette lecture ; mais il faut ajouter aussitôt : jugement droit et net, excellent esprit, langue encore excellente. […] Faire du courage n’est point, je le sais bien, une expression française ; mais je veux parler ma langue avant celle de ma nation, et nous devons souvent à l’irrégularité de nos pensées celle des expressions, pour les rendre telles qu’elles sont.

1425. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Histoire du roman dans l’Antiquité »

Apulée, qui s’est piqué de nous transmettre celle-ci dans toute sa grâce, a semblé vouloir nous garder de toute illusion, en la mettant dans la bouche d’une vieille en enfance ou peu s’en faut, à qui le vin a délié la langue, et en la faisant conter dans une caverne de brigands, tandis que celui qui l’écoute est lui-même censé réduit à l’état d’âne. […] le style d’Apulée est un de ceux qui nous acheminent le plus en droite ligne vers la langue de saint Augustin.

1426. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Maurice et Eugénie de Guérin. Frère et sœur »

qui a dit en cette prose épaisse, et riche, grassement paysanesque et roturière ; ce que Guérin a dit dans sa langue élégante et choisie, ce qu’il a exprimé de son ciseau mythologique, et fin ? […] Il y a des enfances dans ce Journal, mais à tout instant il est émaillé de jolies choses, de pensées délicates, de nuances exquises, le tout dit dans une langue heureuse, souvent trouvée, avec un mouvement et une grâce d’expression qui ne s’oublient plus, il faut bien appeler les choses par leur nom, elle s’ennuie : c’est une âme inemployée et même sevrée.

1427. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

Mais pourquoi, Monsieur, ne sais-je pas votre langue ! […] Continuez-moi, je vous prie, les sentiments dont vous m’honorez, et soyez persuadé de la haute estime et de la reconnaissance avec lesquelles j’ai l’honneur, etc. » On s’explique assez difficilement que, sentant de la sorte ce qui lui manquait sur Shakespeare et ce que la vue de Garrick pouvait lui apprendre, lui rendre immédiatement, il n’ait pas fait cet effort de passer le détroit, et, puisqu’il n’avait pas vu apparemment le grand tragédien dans son ancien voyage à Paris, qu’il ne soit point allé l’admirer une bonne fois sur son théâtre, avant sa retraite, et, comme on dit, prendre langue avec lui.

1428. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire de la Grèce, par M. Grote »

Les grands ouvrages écrits en langue étrangère ne sont véritablement lus que quand ils sont traduits. […] Grote, doublé de notes savantes et comme escorté à tout instant de textes originaux, nous arrivât par les soins d’un traducteur familier avec la langue grecque ; et pour tout indianiste initié au sanscrit, le grec n’est qu’un développement relativement aisé et comme une branche collatérale et dérivée de ses premières et hautes études de linguistique.

1429. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »

Malgré tout l’art et la complaisance qu’y peuvent mettre en effet les plus élevés d’entre les vulgarisateurs, une difficulté réelle qu’impliquent ces notices sur des savants, écrites à l’usage des gens du monde, ne saurait être supprimée ni écartée ; ce point délicat et insurmontable, c’est que, pour celui qui n’a pas étudié la langue mathématique et fait les calculs, l’expression des principales découvertes demeure nécessairement obscure et comme une lettre close. […] Rien de plus humiliant pour l’esprit, et j’avoue que lorsqu’on se voit d’une telle infériorité (fût-on Voltaire ou Gœthe, car il n’y a guère ici de degrés), devant les maîtres de l’analyse, on est tenté de désirer que cette langue des nombres soit une de celles dont l’enseignement devienne obligatoire de bonne heure à toute intelligence digne et capable d’y atteindre.

1430. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « DISCOURS DE RÉCEPTION A L’ACADÉMIE FRANÇAISE, Prononcé le 27 février 1845, en venant prendre séance à la place de M. Casimir Delavigne. » pp. 169-192

bienveillant par nature, exempt de toute envie, il ne put jamais admettre ce qu’il considérait comme des infractions extrêmes à ce point de vue primitif auquel lui-même n’était plus que médiocrement fidèle ; il croyait surtout que l’ancienne langue, celle de Racine, par exemple, suffit ; il reconnaissait pourtant qu’on lui avait rendu service en faisant accepter au théâtre certaines libertés de style, qu’il se fût moins permises auparavant, et dont la trace se retrouve évidente chez lui à dater de son Louis XI. […] Il y a une autre façon qui se conçoit, surtout dans le drame, mais je ne crains pas d’ajouter en toute poésie : serrer davantage à chaque instant la pensée et le sentiment, l’exprimer plus à nu, sans violer sans doute l’harmonie ni encore moins la langue, mais en y trouvant des ressources mâles, franches, brusques parfois, grandioses et sublimes si l’on peut, ou même simplement naïves et pénétrantes.

1431. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre troisième. Les sensations — Chapitre premier. Les sensations totales de l’ouïe et leurs éléments » pp. 165-188

Quand nous éprouvons une sensation, nous la situons ; nous rapportons telle douleur, telle impression de chaleur, telle sensation de contact à la main, à la jambe, à tel ou tel endroit du corps, telle sensation d’odeur à l’intérieur du nez, telle sensation de saveur au palais, à la langue, ou à l’arrière-bouche. […] Qu’on me définisse le mouvement moléculaire produit dans les glossopharyngiens et cet autre mouvement moléculaire qui, par contrecoup, se développe dans les centres nerveux lorsqu’une dissolution de sucre ou de coloquinte passe sur ma langue et dans mon arrière-bouche ; je n’en serai pas plus instruit sur la nature de la sensation du doux et de l’amer.

1432. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre IV. Ordre d’idées au sein duquel se développa Jésus. »

Les hommes alors vivront heureux ; la terre sera comme une plaine ; il n’y aura qu’une langue, une loi et un gouvernement pour tous les hommes. […] Ici manquent le marbre, les ouvriers excellents, la langue exquise et raffinée.

1433. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres de la marquise Du Deffand. » pp. 412-431

Et pourtant Mme Du Deffand méritait bien ce soin, car elle est un de nos classiques par la langue et par la pensée, et l’un des plus excellents. […] Celle-ci se rattache par ses origines à l’époque de Louis XIV, à cette langue excellente qui en est sortie.

1434. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits de Fénelon. (1850.) » pp. 1-21

Il semble qu’entre les poètes français La Fontaine seul ait, en partie, répondu à ce que désirait Fénelon lorsque, dans une lettre à La Motte, cet homme d’esprit si peu semblable à La Fontaine, il disait : « Je suis d’autant plus touché de ce que nous avons d’exquis dans notre langue, qu’elle n’est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l’essor, et que notre scrupuleuse versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long ouvrage. » La Fontaine, avec une langue telle que la définissait Fénelon, a su pourtant paraître se jouer en poésie, et donner aux plus délicats ce sentiment de l’exquis qu’éveillent si rarement les modernes.

1435. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

Revenons avec Vauvenargues à la pureté de la langue, à la sérénité des pensées et à l’intégrité morale. […] Et il les a d’autant mieux, notez-le bien, qu’il n’avait guère lu les anciens, ni grecs ni latins, et qu’il ne savait pas leur langue.

1436. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — II. (Suite et fin.) » pp. 436-455

Un caractère commun les unit tous trois : avec Buffon et Jean-Jacques la langue française, malgré ses conquêtes et ses accroissements pittoresques, restait encore en Europe : avec ces trois autres, Bernardin, Chateaubriand et Lamartine, par le luxe et l’excès des couleurs, elle est décidément en Asie. […] Un jour, il assiste à une séance où l’on discutait, selon l’usage, le Dictionnaire, cette toile de Pénélope de la langue.

1437. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Saint François de Sales. Son portrait littéraire au tome Ier de l’Histoire de la littérature française à l’étranger par M. Sayous. 1853. » pp. 266-286

Mais aujourd’hui je ne puis insister que sur le grand succès littéraire et moral par lequel il se rattache à la langue française de son temps, je veux parler de son Introduction à la vie dévote, qui parut d’abord en 1608, et dont l’effet fut soudain et universel. […] [NdA] Les éditions de l’Introduction à la vie dévote se multiplièrent à l’infini ; on traduisit le livre dans toutes les langues : on le mit en latin ; on le mit même en vers français.

1438. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1873 » pp. 74-101

Un homme qui sait les trois langues dans lesquelles se fait actuellement la science, peut se tenir aujourd’hui au courant. […] Aujourd’hui, j’ai reçu un diplôme de Bethléem, qui me nomme membre de la Société, je sais par le timbre qui porte New-York, que c’est en Amérique, et voilà tout… N’y a-t-il pas des Sociétés en Australie, ayant déjà publié sur l’histoire naturelle, des travaux de la plus grande importance… Un jour il sera impossible de connaître seulement les localités scientifiques… Et la mémoire pourra-t-elle suffire… Pensez-vous qu’à l’heure présente, pour ma partie, il y a, par an, huit cents mémoires dans les trois langues, anglaise, allemande, française ! 

1439. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre III. L’art et la science »

Elle ne dépend d’aucun des perfectionnements de l’avenir, d’aucune transformation de langue, d’aucune mort ou d’aucune naissance d’idiome. […] Les intelligences superficielles, aisément esprits pédants, prennent pour renaissance ou décadence des effets de juxtaposition, des mirages d’optique, des événements de langues, des flux et reflux d’idées, tout le vaste mouvement de création et de pensée d’où résulte l’art universel.

1440. (1860) Ceci n’est pas un livre « Une préface abandonnée » pp. 31-76

» Et, tout humilié de cette victoire sur-lui-même, Champfleury obéit à sa conscience : en sorte que tous les insulteurs de notre chère langue française sont autorisés à l’appeler publiquement leur maître. […] Si le maître de céans rencontrait parfois, dans les jeux de cette langue factice, le ravissant et le joli, — eux, ils n’aboutissaient qu’à des madrigaux manqués.

1441. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Prosper Mérimée »

C’était une quinze-millième épreuve, plus ou moins effacée, de ce type, grandiose dans le frivole, qui s’appelle Célimène et qui parle, au théâtre, à travers le génie et la langue de Molière. […] Il est un Trissotin surveillé, correct, moderne, à linge blanc, ayant du monde, certainement moins cuistre que l’autre, mais nonobstant excessivement Trissotin, ayant, comme l’autre, son latin et son grec et de bien autres langues à sa disposition ; un Trissotin compliqué, perfectionné et polyglotte, qui se permet de cracher toutes sortes de mots étrangers et savants en ces Lettres, qui font l’effet d’un dégorgement de perroquet indigéré.

1442. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Jean Richepin »

Rappelez-vous les Contes drolatiques de Balzac, à coup sûr la plus étonnante de ses œuvres, mais que personne n’oserait appeler « une œuvre de génie », parce que l’inspiration première et la langue — une merveille d’archaïsme !  […] Et, du reste, pour ce que ces chansons en argot expriment et pour ce que la traduction française nous en apprend, il n’était vraiment pas la peine de se verdir à cette langue-là !

1443. (1900) La province dans le roman pp. 113-140

Parbleu, il faisait des fautes de grammaire, il avait le verbe haut et la prononciation de son village ; il disait aux beaux seigneurs et aux belles dames de Paris : « Je vous saluons, j’étions dans nout jardrin, je pansions nos bêtes » ; peut-être même lui arrivait-il de leur dire, en langue verte, qu’il était le maître chez lui. […] Il faut ajouter que tous ces Français parlent la même langue.

1444. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre X : M. Jouffroy psychologue »

Vous donnez un bon coup de dent dans une belle pêche rouge, sucrée, fondante ; toutes les papilles de votre langue dressent leurs houppes nerveuses pour s’imprégner du suc exquis de la chair rose et juteuse, et vous avez une sensation de saveur. […] Il est la personne des choses, comme l’ouvrier est la personne de la montre… Quoique la plante manifeste une foule d’effets qui dérivent des capacités de son organisation, ces capacités ne sont dans toute langue que des propriétés (et non des facultés), parce qu’il n’y a point en elle de pouvoir personnel qui s’approprie ces capacités et les gouverne.

1445. (1874) Premiers lundis. Tome I « M. Laurent (de l’Ardèche) : Réputation de l’histoire de France de l’abbé de Montgaillard  »

En ce temps-ci, c’est chose aussi rare qu’édifiante de voir si bien réussir dans le monde un pauvre orphelin posthume, et de méchantes langues, qui cherchent malice à tout, se sont permis de gloser sur une adoption si paternelle.

1446. (1874) Premiers lundis. Tome I « Hoffmann : Contes nocturnes »

Plus d’une fois, au milieu de joyeux compagnons, et autour du punch bleuâtre, il lui est revenu d’amères pensées, des regrets du cloître et de la vie des vieux temps, et comme il l’a dit lui-même, un amour inouï, un désir effréné pour un objet qu’il n’aurait pu définir ; plus d’une fois son cœur a battu d’une émotion douloureuse en voyant à l’horizon des cités germaniques planer ces magnifiques monuments qui racontent comme des langues éloquentes l’éclat, la pieuse persévérance, et la grandeur réelle des âges passés.

1447. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre III. De la sécheresse des impressions. — Du vague dans les idées et le langage. — Hyperboles et lieux communs. — Diffusion et bavardage »

Il y a, dans la langue française, dans celle que parlent les trois quarts des gens, tout un vocabulaire qui sert à ne pas penser ; ce sont ces mots mal définis, qui s’adaptent à tout, qui n’empruntent leur sens que de l’objet auquel on les applique, et qui signifient plus ou moins selon l’esprit de l’auditeur ou du lecteur.

1448. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Rêveries sur un empereur »

Il ne cachait point sa haine de la France et des choses françaises ; il proscrivait de sa table les mets et les vins de notre pays et pourchassait notre langue jusque dans les menus de ses dîners.

1449. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Les snobs » pp. 95-102

Je crois vraiment que quelques-uns des événements les plus heureux de notre littérature, et par exemple l’épuration et l’affinement de la langue dans la première moitié du dix-septième siècle, l’entrée des sciences politiques et naturelles dans le domaine littéraire au dix-huitième, le mouvement sentimental et naturiste provoqué par Jean-Jacques, et l’évolution romantique suivie de l’évolution réaliste qu’a suivie la réaction idéaliste, un peu trouble, à laquelle nous assistons, ne se seraient point accomplis aussi vite sans les snobs.

1450. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Silvestre, Armand (1837-1901) »

Armand Silvestre est surtout une musique ; comme la musique, elle est perceptible aux sens et à l’âme plutôt qu’à l’entendement ; on dirait que cet artiste s’est trompé sur l’espèce d’instrument que la nature avait préparé pour lui : il semblait fait pour noter ses sensations et ses rêves dans la langue de Schumann, et M. 

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