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640. (1924) Critiques et romanciers

L’imagination d’un critique ? […] De l’imagination ? […] L’une des muses, et fille de l’imagination comme les autres muses. […] Conséquemment, on estimait qu’il avait peu d’imagination. […] L’imagination seule est en mesure de ranimer l’histoire.

641. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Mémoires et journal de l’abbé Le Dieu sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés pour la première fois par M. l’abbé Guettée. — I » pp. 248-262

Pénétré de la vérité et de la divinité de l’Écriture, Bossuet la lisait, la méditait sans relâche, et y versait, en l’interprétant toutes les richesses de sa jeune imagination et de son cœur. […] Sur cette matière informe il faisait une méditation profonde dans la matinée du jour qu’il avait à parler, et le plus souvent sans rien écrire davantage, pour ne se pas distraire, parce que son imagination allait bien plus vite que n’aurait fait sa main. […] Bossuet, à la différence de Bourdaloue ou de Massillon, n’a donc jamais répété ni le même carême ni le même Avent ; il se renouvelait sans cesse, il s’appropriait sans relâche ; il était incapable de monotonie, d’uniformité, même en parlant de ce qui ne varie pas ; il voulait dans ses instructions les plus régulières une fraîcheur de vie toujours présente, toujours sensibleaa ; rien du métier ; il voulait l’action, l’émotion toute sincère ; il fallait que toute son âme, son imagination, émues de l’Esprit d’en haut, y trouvassent leur place et à se répandre chaque fois ; il ne pouvait souffrir dans l’orateur sacré que toutes ses paroles et ses mouvements fussent à l’avance réglés et fixés ; ce n’était plus verser la source d’eau vive.

642. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Le père Lacordaire. Quatre moments religieux au XIXe siècle. »

Dans la première lettre, une page d’imagination et de tendresse sur le culte de Jésus-Christ, et qui ressemble tout à fait à un couplet d’une églogue mystique ; dans la seconde, deux pages sur les Martyrs de Chateaubriand, qui illustreraient de plus beau cours de littérature. […] Les Martyrs, qui n’avaient parlé qu’à mon imagination et à mon goût de jeune homme, leur parlaient encore sans doute, mais ils trouvaient dans ma foi un second abîme ouvert à côté de l’autre, et c’était le mélange de deux mondes, le divin et l’humain, qui, tombant à la fois dans mon âme, l’avait saisie sous l’étreinte d’une double éloquence, celle de l’homme et celle de Dieu82. […] Tradition ou légende, tout lui est bon, pourvu que le tour d’imagination qui lui est cher y trouve son compte ; il n’admet à aucun degré la critique historique, appliquée aux choses sacrées : elle l’incommode.

643. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre II. De l’ambition. »

Tout est fixé d’avance dans l’ambition ; ses chagrins et ses plaisirs sont soumis à des événements déterminés ; l’imagination a peu d’empire sur la pensée des ambitieux, car rien n’est plus réel que les avantages du pouvoir. Les peines donc qui naissent de l’exaltation de l’âme, ne sont point connues par les ambitieux ; mais si le vague de l’imagination offre un vaste champ à la douleur, elle présente aussi beaucoup d’espace pour s’élever au-dessus de tout ce qui nous entoure, éviter la vie, et se perdre dans l’avenir. […] Victor Amédée voulut remonter sur le trône qu’une imagination égarée lui avait fait abandonner.

644. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Barbey d’Aurevilly. »

Mais notre siècle a inventé une forme nouvelle du péché de malice, quelque chose de bâtard et de contradictoire : le péché de malice sans la foi, le plaisir de la révolte par ressouvenir et par imagination. […] Il a certes l’imagination puissante et parfois épique (le Chevalier Destouches). […] Toute cette œuvre où s’épand une imagination si riche, où roule une si vertigineuse rhétorique, je me dis que, si elle est retentissante, c’est peut-être à la façon d’une armure vide, et que si elle est empanachée, c’est peut-être comme un catafalque qui recouvre le néant.

645. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre V. L’antinomie esthétique » pp. 109-129

Un autre trait du subjectivisme esthétique est une prédilection pour les raffinements de la sensibilité et de l’imagination (par exemple les synesthésies sensorielles qui jouent un si grand rôle dans l’art symboliste et décadent). […] La part de plus en plus grande faite à l’éducation, à l’instruction et à l’imitation, la spécialisation croissante des procédés et des aptitudes, la nécessité croissante d’un apprentissage laborieux, les exigences d’une technique artistique minutieuse, les disciplines compliquées et les raffinements voulus des nouvelles écoles poétiques et artistiques sont autant de barrières à l’essor de l’imagination, autant d’obstacles à la spontanéité de l’inspiration. […] Au moment où Leconte de Lisle chante le néant, il ne le sent plus en tant que néant ; il jouit des formes que son imagination évoque et dont elle revêt l’idée du néant. — L’impressionnisme est la formule esthétique de l’instantanéisme psychologique théorétisé par Stirner et cet aspect de notre nature a droit comme les autres à sa traduction esthétique.

646. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — I. La métaphysique spiritualiste au xixe  siècle — Chapitre II : Partie critique du spiritualisme »

Supposons qu’il y ait en dehors de nous une certaine chose appelée matière, — ce qui peut être mis en doute ; — écartons l’idée de cette chose considérée dans son essence, laquelle nous est aussi inconnue que celle de l’âme ; prenons enfin l’idée de la matière telle que l’expérience nous la donne et telle qu’elle est représentée par les sens et par l’imagination, à savoir comme une pluralité de choses coexistant dans l’espace, quelles que soient d’ailleurs ces choses (atomes, phénomènes ou monades) ; — on peut affirmer qu’une telle pluralité, et en général toute pluralité, est hors d’état de se connaître intérieurement comme être, puisque cette pluralité n’a pas d’intérieur. […] Pour nous qui aimons les idées précises, nous réservons le nom de matérialisme à la doctrine qui, partant de l’idée de matière telle qu’elle est donnée par les sens et représentée par l’imagination (à savoir une pluralité existant dans l’espace), et donnant à cette pluralité apparente une réalité substantielle, en fait non plus seulement la condition, mais le substratum de la pensée. […] Cette doctrine répond à un besoin d’imagination, non de raison.

647. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Nièces de Mazarin » pp. 137-156

Il n’a point de ces enjouements d’imagination. […] Elle se trouve heureuse cependant qu’il soit comme cela. » Et Renée ajoute un mot qui donnera aux esprits qui sentent, dans le moindre détail de style, toute la manière d’un écrivain : « Elle aimait donc pour aimer, — simplement : elle avait autant de désintéressement qu’elle avait d’imagination, la pauvre femme !  […] Ses étranges imaginations seraient longues à raconter.

648. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « De Stendhal »

» Mais c’est là une imagination trompée. […] C’est toujours cet étrange esprit qui ressemble au serpent, qui en a le repli, le détour, la tortuosité, le coup de langue, le venin, la prudence, la passion dans la froideur, et dont, malgré soi, toute imagination sera l’Ève. […] Ainsi que l’atteste la Correspondance, l’imagination de cet amoureux de la Passion et de la Force remontait vers la Féodalité expirante pour y chercher des types, des émotions et des effets, et se détournait avec mépris de cette société à âme de soixante-dix ans dont il avait écrit encore cette autre phrase : « À Paris, quand l’amour se jette par la fenêtre, c’est toujours d’un cinquième étage », pour en marquer la décrépitude ; car la vieillesse, comme l’immoralité, comme l’athéisme, comme les révolutions, descend dans les peuples au lieu d’y monter, et c’est ordinairement par la cime que les sociétés commencent à mourir.

649. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Stendhal » pp. 43-59

» Mais c’est là une imagination trompée. […] C’est toujours cet étrange esprit qui ressemble au serpent, qui en a le repli, le détour, la tortuosité, le coup de langue, le venin, la prudence, la passion dans la froideur, et dont, malgré soi, toute imagination sera l’Ève. […] Ainsi que l’atteste la Correspondance, l’imagination de cette amoureux de la Passion et de la Force remontait vers la Féodalité expirante, pour y chercher des types, des émotions et des effets, et se détournait avec mépris de cette société, à âme de soixante-dix ans, dont il avait écrit encore cette autre phrase : « A Paris, quand l’amour se jette par la fenêtre, c’est toujours d’un cinquième étage », pour en marquer la décrépitude ; car la vieillesse, comme l’Immoralité, comme l’Athéisme, comme les Révolutions, descend dans les peuples au lieu d’y monter, et c’est ordinairement par la cime que les sociétés commencent de mourir.

650. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre VI. »

Sur cette zone privilégiée, les originalités natives dans la grandeur commune, les formes diverses d’imagination et de goût se marquaient par un ou deux degrés de latitude, quelques vallées ou quelques chaînes de montagnes, quelques stades d’intervalle du continent aux îles ou d’une île à l’autre. […] On dirait que Sapho était devenue pour l’imagination grecque un symbole où apparaissaient, à leur plus haut degré, la grâce, l’enthousiasme et le génie de la femme. […] Tout ce que mon cœur souhaite de faire, fais-le pour moi, combattant toi-même à mon aide. » Autour de ces paroles éteintes, sous les changements du temps et des idiomes, rêvez le ciel de Lesbos, l’harmonie des vers et celle de la lyre, l’accent passionné de la voix, dans le silence des nuits limpides, ou dans le calme sonore d’un jour brûlant d’été : et vous aurez entrevu quelque chose du gracieux délire dont la poésie et la musique, l’imagination et les sens, l’idéal et l’amour, ont parfois enchanté l’âme humaine.

651. (1902) Le problème du style. Questions d’art, de littérature et de grammaire

Il faut dire que peu de personnes sont à ce point dénuées de mémoire ou d’imagination visuelle. […] Il écrit comme il vit, avec timidité ; mais sa pensée aune certaine hardiesse et son imagination, de certains vols. […] Les mystiques sont presque toujours dotés d’une puissante imagination visuelle. […] Il avait beaucoup d’imagination, une grande facilité et des tendances au poétique. […] « L’imagination, dit Hobbes, c’est la sensation continuée, mais affaiblie » Elementa Philosophiae.

652. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre VI. Milton. » pp. 411-519

Il a l’esprit lucide et l’imagination limitée. […] Dans ce grand enfantement, le cœur et l’imagination s’ébranlent : en raisonnant, Milton s’exalte, et la phrase part comme une catapulte, doublant la force de son élan par l’énormité de son poids. […] L’imagination et l’enthousiasme l’ont emporté et enchaîné dans les métaphores. […] Au temps du Christ, chaque imagination produisait une hiérarchie d’êtres surnaturels et une histoire du monde ; au temps de Milton, chaque cœur racontait la suite de ses tressaillements et l’histoire de la grâce. […] N’est-ce pas un signe de l’imagination éteinte, de la prose commencée, du génie pratique qui naît et remplace la métaphysique par la morale ?

653. (1894) Journal des Goncourt. Tome VII (1885-1888) « Année 1888 » pp. 231-328

Samedi 21 avril La poésie, il ne faut pas l’oublier, c’était autrefois toute l’invention, toute la création, toute l’imagination du temps passé… Aujourd’hui il y a encore des versificateurs, mais plus de poètes, car toute l’invention, toute la création, toute l’imagination du temps présent est dans la prose. […] Moi. — Certes une jolie imagination… quelque chose comme un Decameron philosophique… mais, vous avez d’autres livres à faire avant… ça, c’est un bouquin d’arrière-saison ! […] Le théâtre, un endroit particulier pour la fabrication des imaginations anxieuses, peureuses. […] ce Porel, il faut bien l’avouer, ce Porel est d’une fécondité d’imaginations, d’une richesse d’observations, d’une abondance de ressouvenirs d’après nature. […] Avant tout, pour la scène à faire, il faut de l’imagination, et permettez-moi de vous dire, que si vous avez une grosse tête, vous avez une cervelle comparativement petite à cette tête : cervelle dont nous connaissons les dimensions et la qualité des circonvolutions, par la lecture de vos œuvres d’imagination.

654. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre premier. Aperçu descriptif. — Histoire de la question »

L’imagination, pour lui, est essentiellement visuelle65. […] Quel est celui dont l’imagination est assez puissante pour, en l’absence d’un ami, se représenter sa figure d’une manière aussi exacte que s’il était présent, bien qu’il ne passe pas un seul jour sans le voir ? […] L’habitude de parler intérieurement serait donc une synthèse de deux habitudes, l’habitude de la parole et l’habitude du silence, et celle-ci serait une conquête de la volonté sur la nature, tandis que la première serait un instinct confirmé par la volonté. — Faut-il croire que l’action seule est naturelle à l’homme et qu’il crée son imagination, sa mémoire des sensations ? […] Sans doute, l’âme s’est habituée à penser avec l’aide des mots, parce que cette manière de penser lui a semblé la plus commode ; mais, l’habitude une fois prise et invétérée, l’âme continue à parler, malgré elle, sans but et contre toute raison ; elle ne peut plus se taire, alors même que la parole intérieure n’est plus pour elle qu’un bruit inutile ou importun auquel le cœur et la pensée préféreraient des séries d’images visuelles ou la suspension momentanée de toute imagination. […] VII, « l’âme est : 1° imagination, 2° entendement, 3° sensibilité » ; la volonté n’est même pas nommée.

655. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Delille »

Delille visita Athènes, composa des morceaux de son poëme de l’Imagination aux rivages de Byzance. […] Habitant ce village, il dut à l’aspect de l’île de Saint-Pierre d’ajouter dans son poëme de l’Imagination le morceau sur Jean-Jacques. […] Jamais l’idée ne serait venue à André Chénier d’intituler le premier chant d’un poème de l’Imagination : L’homme sous le rapport intellectuel. […] La traduction de l’Enéide et le poème de l’Imagination étaient désignés pour les prix décennaux par des voix non suspectes. […] Imagination, chant VI.

656. (1859) Cours familier de littérature. VII « XLe entretien. Littérature villageoise. Apparition d’un poème épique en Provence » pp. 233-312

Et maintenant relisons, si vous voulez, une troisième fois ensemble ; je vais feuilleter page à page ce divin poème épique du cœur de la Chloé moderne avec vous ; vous jugerez si le charme qui m’a saisi à cette lecture vient de mon imagination ou du génie de ce jeune Provençal. […] tu es le rajeunissement éternel des imaginations, la Jouvence du cœur. […] l’écho de ces stances est un perpétuel applaudissement de l’âme et de l’imagination qui vous suit de la première jusqu’à la dernière stance, comme, en marchant dans la grotte sonore de Vaucluse, chaque pas est renvoyé par un écho, chaque goutte d’eau qui tombe est une mélodie. […] Bien des génies littéraires morts ou vivants ont évoqué dans leurs œuvres leur âme ou leur imagination devant nos yeux pendant des nuits de pensive insomnie sur leurs livres ; nous avons ressenti, en les lisant, des voluptés inénarrables, bien des fêtes solitaires de l’imagination. […] voilà de ces épopées sur lesquelles les grossières imaginations du peuple inculte se façonnent, se modèlent, se polissent, et font passer avec des récits enchanteurs, de l’aïeul à l’enfant, de la mère à la fille, du fiancé à l’amante, toutes les bontés de l’âme, toutes les beautés de la pensée, toutes les saintetés de tous les amours qui font un sanctuaire du foyer du pauvre !

657. (1903) La renaissance classique pp. -

Nous sommes avant tout, nous sommes uniquement des littérateurs et des artistes ; et si le savant a sa faculté propre, qui est l’analyse, nous avons la nôtre, qui est l’imagination poétique. […] Mais n’oublions pas que pour nous, littérateurs et artistes, l’imagination poétique est plus qu’un don aimable et comme un ornement de notre intelligence, elle en est l’organe indispensable. […] * Mais il ne suffit pas de s’efforcer loyalement vers l’expression humaine de la réalité ni de rendre ses droits à l’imagination poétique considérée comme un instrument de connaissance supérieur à l’analyse scientifique. […] En un temps où sévit la « littérature comparée », où des musées d’art voisinent avec des musées d’archéologie ou d’anthropologie préhistorique, le goût hébété défaille et dégénère, l’imagination devient servile et compilatrice. […] et l’on sent qu’il flotte dans cette atmosphère glorieuse une idéale splendeur qui dépasse encore la splendeur visible des jardins et des édifices, et que l’harmonie de cet ensemble démesuré offre à l’imagination la fête la plus admirable dont puisse s’enchanter un poète !

658. (1836) Portraits littéraires. Tome II pp. 1-523

Il se laisse emporter par son imagination et ne la gouverne pas. […] Son imagination, entendez-vous, vaut bien assez par elle-même et n’a pas besoin des fastueux ornements de la syntaxe. […] La chanson, selon lui, a seule une valeur historique parmi les ouvrages d’imagination. […] Delavigne a brisé ses lisières, il ne relève plus que de sa seule imagination. […] L’imagination, toute libre qu’elle soit, malgré la légitimité de son indépendance, ne peut se soustraire au contrôle de la raison.

659. (1895) Hommes et livres

Nous avons l’imagination logique et mathématique : il nous manque souvent l’imagination poétique pittoresque. […] Dès lors, l’imagination du public fait tous les frais : on lui dit de voir ; il voit. […] C’est que l’imagination du spectateur est rebelle. […] Voilà l’idéal : il consiste à réduire au minimum l’effort d’imagination demandé au spectateur. […] L’imagination y a plus de part que l’intelligence ; du reste, ni goût, ni bienséance, ni finesse.

660. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre II. Le théâtre. » pp. 2-96

Grandes et grossières machines, incommodes dans leur structure, barbares dans leur ameublement ; mais la chaleureuse imagination supplée aisément à tous les manques, et les corps endurcis supportent sans peine tous les désagréments. […] Avec de pareils spectateurs, on peut produire l’illusion sans se donner beaucoup de peine : point d’apprêts, de perspective ; peu ou point de décors mobiles : leur imagination en fait tous les frais. […] Il y en a pour l’imagination, dans ces palais nouveaux, arrangés à l’italienne ; dans ces tapisseries nuancées, apportées de Flandre ; dans ces riches costumes, brodés d’or, qui, incessamment changés, rassemblent les fantaisies et les magnificences de toute l’Europe. […] Joignez-y la saleté et le grotesque, les misérables polissonneries, les détails de marmite, toutes les vilenies qui ont pu hanter l’imagination triviale d’une vieille dégoûtante et hystérique, voilà les spectacles que Middleton et Shakspeare étalent, et qui sont conformes aux sentiments du siècle et à l’humeur nationale. […] » Cette seule imagination suffit à l’enivrer51.

661. (1901) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Deuxième série

Le tyran excite nos imaginations ; mais qui donc se souviendrait du bonhomme Macbeth ? […] Réaliser de pareilles abstractions verbales, quelle duperie de l’imagination ! […] L’anonymat est un grand excitant de l’imagination. […] L’imagination continuant son travail, au bout de trois jours le succès se change en triomphe. […] C’est l’imagination qui donne aux choses leur prix.

662. (1912) Chateaubriand pp. 1-344

Il est l’homme qui a « renouvelé l’imagination française » (Faguet). […] À l’orient, mon imagination rencontrait aussitôt l’Atlantique, des pays parcourus, et je perdais mes plaisirs. […] Dans les deux cas, nous pouvons croire que notre imagination et notre désir dépassent la réalité. […] Nous avons vu ce qu’Atala avait de nouveau et par où elle séduisit les imaginations. […] Toujours il choisit l’attitude qui plaît le plus à son imagination.

663. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « M. Joubert »

Joubert ; il l’embrassait dans toute sa profondeur, et, je dirai, dans sa plus séduisante beauté : sans avoir besoin de le poursuivre sur les nuages de l’Allemagne, son imagination antique le concevait naturellement revêtu de tout ce premier brillant que lui donna la Grèce : « Je n’aime la philosophie et surtout la métaphysique, ni quadrupède, ni bipède : je la veux ailée et chantante. » En littérature, les enthousiasmes, les passions, les jugements de M.  […] Fontanes, alors en Angleterre (fin de 1785), et y voyant le grand monde, cherche à ramener son ami à des admirations plus modérées sur les modèles d’outre-Manche : on s’occupait alors en effet de Richardson et même de Shakspeare à Londres beaucoup moins qu’à Paris : « Encore un coup, lui écrit Fontanes, la patrie de l’imagination est celle où vous êtes né. […] Il continua de lire, de rêver, de causer, de marcher, bâton en main, aimant mieux dans tous les temps faire dix lieues qu’écrire dix lignes ; de promener et d’ajourner l’œuvre, étant de ceux qui sèment, et qui ne bâtissent ni ne fondent : « Quand je luis, je me consomme. »  — « J’avais besoin de l’âge pour apprendre ce que je voulais savoir, et j’aurais besoin de la jeunesse pour bien dire ce que je sais. » Au milieu de ces plaintes, sa jeunesse d’imagination rayonnait toujours sur de longues perspectives : De la paix et de l’espérance Il a toujours les yeux sereins, disait de lui Fontanes en chantant sa bienvenue à Courbevoie. […] « On parle de leur imagination : c’est de leur goût qu’il faut parler ; lui seul réglait toutes leurs opérations, appliquant leur discernement à ce qui est beau et convenable.

664. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIe Entretien. Chateaubriand »

Lainé, homme d’État de l’école de Cicéron ; M. de Bonald, écrivain remarqué et remarquable, plus par la raison et la piété que par l’imagination et par le cœur ; M. le baron Monnier, fils du président de l’Assemblée constituante, M. de Rayneval, son ami, les plus spirituels et les plus aimables des hommes ; leurs deux femmes, Polonaises charmantes, qu’ils avaient épousées d’amour, à Varsovie, pendant la campagne de Pologne, et qui les aimaient comme elles en étaient aimées. […] Son imagination précoce en avait, en peu de mois, absorbé les sites, les mœurs, les noms ; il en était revenu en 1790, comme s’il n’avait cherché qu’un prétexte d’écrire. […] Il ne faut pas de longues résidences à ces hommes d’imagination. […] Fontanes amena son jeune ami au futur empereur ; c’était lui amener, dans un même homme, l’imagination de la jeunesse et des femmes, la religion et la pitié de la France : les trois prestiges de tout pouvoir nouveau.

665. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Pour ne pas nous fatiguer, il varie sa manière, et il peint plus qu’il ne raisonne, sachant bien qu’il sera plus longtemps maître de l’imagination de son lecteur que de sa raison. […] La Bruyère nous fait la leçon d’une main si légère qu’il serait de trop mauvais goût de s’en offenser, outre qu’il excelle à intéresser l’esprit et l’imagination à cet enseignement de la raison. […] La Bruyère a le faible des écrivains qui sont doués de l’imagination du style ; il en perd quelquefois à vouloir embellir des pensées communes. […] Le danger inévitable de n’avoir pas de plan, ni de ce que Vauvenargues, parlant de Descartes, appelle l’imagination des dessins, c’est de donner trop au détail.

666. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Goethe et de Bettina, traduites de l’allemand par Sébastien Albin. (2 vol. in-8º — 1843.) » pp. 330-352

Restée Italienne par son imagination, qui était colorée, pittoresque et lumineuse, elle y combinait la rêverie et l’exaltation allemande, qu’elle semblait pousser par moments jusqu’à l’hallucination et l’illuminisme : « Il y a en moi, disait-elle, un démon qui s’oppose à tout ce qui veut faire de la réalité. » La poésie était son monde naturel. […] Son imagination se prit à l’instant, et l’objet de son culte fut trouvé. […] Le fait est que, douée d’une vive imagination, d’un sens poétique exquis, d’un sentiment passionné de la nature, elle personnifiait tous ses goûts et toutes ses inspirations de jeunesse dans la figure de Goethe, et qu’elle l’aimait avec transport comme le type vivant de tout ce qu’elle rêvait. […] Avec toute la complaisance possible d’imagination, il n’y avait plus moyen de continuer comme auparavant le rêve.

667. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « L’abbé Galiani. » pp. 421-442

Que l’on soit à La Chevrette chez Mme d’Épinay, au Grand-Val chez le baron d’Holbach, si l’on se sent un peu triste et si le jour baisse, si la conversation languit, si la pluie tombe, l’abbé Galiani entre, et avec le gentil abbé la gaieté, l’imagination, l’esprit, la folie, tout ce qui fait oublier les peines de la vie. — L’abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants, ajoute Diderot ; c’est un trésor dans les jours pluvieux. […] Mais bien des gens, ou du moins plus d’un, ont de ces saillies qui partent sur le temps, qui ne durent qu’un éclair, et qui sont suivies d’un long silence, et avec l’abbé Galiani il n’y avait pas de silence : il alimentait presque à lui seul la conversation ; il y répandait les imaginations les plus folles, les plus réjouissantes, et qui portaient souvent leur fin bon sens avec elles. […] Il s’agit de se priver à jamais de tous les plaisirs de l’imagination, de tout le goût du merveilleux ; il s’agit de vider tout le sac du savoir (et l’homme voudrait tout savoir) ; de nier ou de douter toujours et de tout, et de rester dans l’appauvrissement de toutes les idées, des connaissances, des sciences sublimes. […] Il est donc démontré que la très grande partie des hommes (et surtout des femmes, dont l’imagination est double) ne saurait être incrédule, et pour ceux qui peuvent l’être, ils n’en sauraient soutenir l’effort que dans la plus grande force et jeunesse de l’âme.

668. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La Grande Mademoiselle. » pp. 503-525

Il y a, dans chaque époque, un certain type à la mode, un certain fantôme romanesque qui occupe les imaginations et qui court, en quelque sorte, sur les nuages. […] Mademoiselle, personne d’imagination, de fantaisie et d’humeur, mais de peu de jugement, réalisa beaucoup de ce type en elle : elle y ajouta tout ce qui était propre aux préjuges de sa race et aux superstitions de sa naissance. […] Nous la retrouvons au printemps de 1660, faisant partie de la Cour pendant les conférences de la paix des Pyrénées, et se livrant à son imagination encore, non plus sous la forme héroïque, mais sous la forme pastorale. […] Elle appartient, par son tour d’imagination, à la littérature de la fin de Louis XIII et de la Régence, à la littérature de l’hôtel Rambouillet, et qui n’a pas subi la réforme de Boileau ni celle de Mme de La Fayette.

669. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

» Évidemment ce Voyez ne s’adresse pas à Sophie, qu’il tutoie d’habitude : c’est l’écrivain, c’est l’orateur, et non plus l’amant, qui s’adresse ici à cet auditoire absent et idéal que son imagination ne perd jamais de vue. […]  » Le souffle poétique, ce qui est rare chez Mirabeau, semble avoir passé en cet endroit, et en cet autre encore : « Si vous me redonnez la liberté, même restreinte, que je vous demande, la prison m’aura rendu sage ; car le Temps, qui court sur ma tête d’un pied bien moins léger que sur celle des autres hommes, m’a éveillé de mes rêves. » Ailleurs, parlant non plus à son père, mais de son père, il dira par un genre d’image qui rappelle les précédentes : « Il a commencé par vouloir m’asservir, et, ne pouvant y réussir, il a mieux aimé me briser que de me laisser croître auprès de lui, de peur que je n’élevasse ma tête tandis que les années baissent la sienne. » On a refusé l’imagination proprement dite à Mirabeau ; il a certainement l’imagination oratoire, celle qui consiste à évoquer les grands noms historiques, les figures et les groupes célèbres, et à les mettre en scène dans la perspective du moment : mais, dans les passages que je viens de citer, il montre qu’il n’était pas dénué de cette autre imagination plus légère, et qui se sent de la poésie.

670. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — I. » pp. 389-410

Volney a peur de tout ce qui est charme ; il semble craindre toujours de rien ajouter aux choses, et de présenter les objets d’une manière trop attachante : Je me suis interdit tout tableau d’imagination, dit-il, quoique je n’ignore pas les avantages de l’illusion auprès de la plupart des lecteurs ; mais j’ai pensé que le genre des voyages appartenait à l’histoire et non aux romans. […] Chez Saussure, selon l’éloge que lui accorde sir Humphrey Davy, on sent un dessin aussi animé que correct, et des traits qui, autant que le langage en est capable, éveillent les peintures dans l’esprit : il offre une alliance parfaite d’une imagination puissante associée avec le plus froid jugement, quelque chose des sentiments du poète joints à l’exacte recherche et à la profonde sagacité du philosophe. […] En ces entretiens dont on aimerait à saisir quelques échos, l’esprit fin, sévère, et le moins épris de la gloire des César, des Mahomet ou des Alexandre, jetait sans s’en douter les germes qui devaient si brillamment éclore au souffle de l’avenir dans une imagination héroïque et féconde. […] Il voulut se guinder jusqu’à l’imagination qu’il n’avait pas, et il ne réussit qu’à produire, dans le genre sec, un livre fastueux, quelque chose comme du Raynal plus jeune, en turban et au clair de lune.

671. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Histoire » pp. 179-240

Seule, la lettre autographe sera le confessionnal où vous entendrez le rêve de l’imagination de la créature, ses tristesses et ses gaietés, ses fatigues et ses retours, ses défaillances et ses orgueils, sa lamentation et son inguérissable espoir. […] L’imagination, ce principe et cette faculté mère des facultés humaines, semble, dans ces premières chroniques, éveiller la vérité au berceau. […] Dans toutes les facultés humaines, il se fait la révolution qui substitue la parole au chant, l’éloquence à l’imagination. […] Les lettres que nous annonçons au public sont déjà recommandables, comme on le voit, par le nom des personnages qui les ont écrites, et dont nous possédons les originaux ; mais quand on apprendra qu’elles renferment tout ce qu’il y a de plus instructif à la fois, de plus original et de plus piquant ; quand on saura que la science, la politique, la littérature, y ont leur compte avec de nouveaux aperçus, quand on y verra le vieux philosophe Adanson, l’homme le plus scientifique et le plus profond qui fût jamais, s’enivrer des regards d’une Dervieux, et tourner le fuseau presque à ses pieds ; Noverre, déployer toutes les ressources de l’imagination la plus riche ; Mme Beaumarchais, effacer presque les Ninon et les Sévigné ; et cette brillante Sophie Arnould, parer tour à tour son style de tout ce que l’esprit a de folle gaieté, de tout ce que le cœur a de sentiments les plus exquis, révéler avec cet abandon séduisant toutes les petites indiscrétions du boudoir et nous initier aux mystères de l’alcôve, c’est alors surtout que nos lecteurs nous sauront gré de notre entreprise. 2 vol. in-8, 12 francs.

672. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VII. De la littérature latine, depuis la mort d’Auguste jusqu’au règne des Antonins » pp. 176-187

Mais en avançant dans la littérature, on se blase sur les jouissances de l’imagination, l’esprit devient plus avide d’idées abstraites, la pensée se généralise, les rapports des hommes entre eux se multiplient avec les siècles, la variété des circonstances fait naître et découvrir des combinaisons nouvelles, des aperçus plus profonds ; la réflexion mérite du temps. […] À l’honneur du peuple romain, les arts d’imagination tombèrent presque entièrement pendant la tyrannie des empereurs.

673. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre IV. De la bienfaisance. »

Les premiers mouvements de la reconnaissance ne laissent rien à désirer, et dans l’émotion qui les accompagnent, tous les caractères s’embellissent ; on dirait que le présent est un gage certain de l’avenir ; et lorsque le bienfaiteur reçoit la promesse, sans avoir besoin de son accomplissement, l’illusion même qu’elle lui cause est sans danger, et l’imagination peut en jouir, comme l’avare des biens que lui procurerait son trésor, si jamais il le dépensait. […] Si vous rencontrez Almont, quand votre âme est découragée, sa vive attention à vos discours vous persuade que vous êtes dans une situation qui captive l’intérêt, tandis que, fatigué de votre peine, vous étiez convaincu, avant de le voir, de l’ennui qu’elle devait causer aux autres ; vous ne l’écouterez jamais sans que son attendrissement pour vos chagrins, ne vous rende l’émotion dont votre âme desséchée était devenue incapable ; enfin, vous ne causerez point avec lui, sans qu’il ne vous offre un motif de courage, et qu’ôtant à votre douleur ce qu’elle a de fixe, il n’occupe votre imagination par un différent point de vue, par une nouvelle manière de considérer votre destinée ; on peut agir sur soi par la raison, mais c’est d’un autre que vient l’espérance.

674. (1897) La crise littéraire et le naturisme (article de La Plume) pp. 206-208

Avec des phrases apostoliques, grâce aussi à des paraboles passionnées, il sut captiver l’imagination des foules et subjuguer l’attention rebelle des artisans et des bergers. […] Selon lui, au lieu d’entraîner les naïves imaginations vers de fantastiques empyrées, des forêts féeriques et de légendaires paysages, ce qui contribue, en quelque sorte, à détacher de leur existence habituelle les hommes pour qui nous chantons, il s’agirait de les persuader, au contraire, de la beauté, de la grandeur même et de la pompe dont sont empreints leurs actes ordinaires et leurs occupations courantes.

675. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Bayle, et Jurieu. » pp. 349-361

Il écrivit & parla comme le devoit faire un homme emporté par une imagination qui prenoit feu sur tout & ne se repaissoit que de chimères ; un homme qui ne voyoit en Europe que révolutions & que carnage ; qui brigua d’être à la tête des fanatiques de son parti ; qui se mêla de présages, de miracles, de prophéties ; qui prédit qu’en l’année 1689 le calvinisme seroit rétabli en France ; qui se déchaîna contre toutes les puissances de l’Europe, & qui porta la fureur jusqu’à faire frapper des médailles qui éternisent sa démence & sa haine contre Rome & contre sa patrie. […] Le feu de l’imagination déréglée de Jurieu s’épuisa.

676. (1867) Le cerveau et la pensée « Chapitre VIII. La mécanique cérébrale »

Descartes et Malebranche se servaient de ces corpuscules ou esprits pour expliquer non-seulement les mouvements musculaires, ce qui se comprendrait aisément, mais la mémoire, l’imagination, les passions. […] Par exemple, si je récite la série des nombres, ou l’alphabet, si je repasse dans ma mémoire les notes de la gamme ou les couleurs du spectre, les phénomènes ne se déroulent dans mon imagination que dans un ordre unilatéral et sans aucune rétrogradation.

677. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hebel »

« Un doux éclat de soleil couchant — nous dit-il plus loin, avec ce sentiment de poète qui sent la poésie dans les autres, — rayonne de l’âme de Hebel, pure et tranquille, et teint de rose toutes les hauteurs qu’il fait surgir. » Et Jean-Paul ajoute cette phrase mélodique et enchantée du ranz des vaches que son imagination pastorale jouait toujours : « Hebel embouche d’une main la trompe alpestre des aspirations et des joies juvéniles, tout en montrant, de l’autre, les reflets du couchant sur les hauts glaciers, et commence à prier quand la cloche du soir se met à sonner sur les montagnes. » De son côté, Goethe, ce grand critique, ce grand esprit lymphatique, ce Talleyrand littéraire qui fait illusion par la majesté de l’attitude sur la force de sa pensée, cet homme que l’on a cru un marbré parce qu’il en a la froideur, Goethe, ce blank dead, comme l’appelleraient les Anglais, ce système sans émotion et dont le talent fut à froid une combinaison perpétuelle, disait de cette voix glacée qui impose : « L’auteur des poésies allemaniques est en train de se conquérir une place sur le Parnasse allemand. […] On a chaud de toute cette bonne et grasse couleur qu’il étend sur la nature et les choses visibles ; on est tout attendri du sentiment moral qui spiritualise et poétise cette couleur d’École hollandaise appliquée sur des sujets allemands, fomentations délicieuses pour l’imagination et pour le cœur !

678. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Leopardi »

Quel nom pour faire rêver les imaginations vives à distance ! […] Nous allons voir si le Leopardi d’imagination que nous avions tous dans la tête et qui nous avait griffé la cervelle, n’est, pas tué net sur place, — non par la trahison, mais par la fidélité de son traducteur.

679. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Erckmann-Chatrian » pp. 95-105

En d’autres termes, sans être dans son genre un lord Byron, Erckmann-Chatrian a-t-il senti la vocation — cette tigresse qui dort parfois comme une marmotte — s’éveiller en lui sous le rude toucher de la Critique, et nous forcera-t-il à reconnaître qu’il a le génie fantastique, qui doit être le plus étonnant et le plus rare de tous les génies, puisque, ainsi que je l’ai avancé, il se permet tout, et que l’imagination, cette Rêveuse difficile, a toujours le droit de lui dire : Je m’y attendais ? […] Erckmann-Chatrian, qui se débat contre une prétention de son esprit ou contre une impression de son imagination fascinée, n’arrive point à dégager de ses facultés ce qui n’y est pas.

680. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre II. La parole intérieure comparée à la parole interieure »

Bien plus, il arrive quelquefois, dans l’état hypnagogique, que les paroles entendues ne sont déterminées ni comme nôtres ni comme proférées par autrui141; si le tactum buccal accompagnait toujours l’imagination de notre parole, cette indétermination serait impossible. […] Tout état fort qui est sans liaison avec le nostrum est aliéné sans hésitation, sauf ensuite à reconnaître que nous avons été victimes d’une illusion et que nous avons pris pour des voix réelles les fantômes de notre imagination malade. […] Ce sont les actes d’imagination. […] rien qui m’engage, rien qui soit définitif, mais seulement les tâtonnements de ma pensée, les boutades de ma passion, les fantaisies de mon imagination. […] Tout ce que la plus vile débauche peut imprimer de dégoûtant à l’idée de l’amour des sens se présenta à son imagination.

681. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE KRÜDNER » pp. 382-410

Ses toilettes n’allaient qu’à elle ; son imagination les composait sans cesse, et il lui en est échappé quelques secrets. […] Elle portait dans ses nouvelles voies et dans cette royale route de l’âme, comme elle disait d’après Platon, toute la sensibilité et l’imagination affectueuse de sa première habitude, et comme la séduction de sa première manière. […] Son imagination frappée va chercher la ressource et la renaissance de la civilisation par delà l’antique Germanie même, dans ce qui était la barbarie glacée et qui est devenu, selon elle, le réservoir de la pureté perdue. […] Sa sensibilité, son imagination, non retenues, se donnaient carrière. […] Il n’aurait pas fallu non plus que Mme de Krüdner, même en venant au treizième siècle, eût vécu trop avant dans ce siècle et jusqu’au moment où des mystiques commencèrent de prêcher l’Évangile éternel ; son imagination, toujours périlleuse, aurait pu s’échapper de ce côté, si voisin de la pente de ses rêves.

682. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIe entretien. La passion désintéressée du beau dans la littérature et dans l’art. Phidias, par Louis de Ronchaud (1re partie) » pp. 177-240

XIII Hugo, qu’il faut toujours nommer le premier dans ces nomenclatures des belles imaginations, nous dit qu’il est par la moitié de son sang Franc-Comtois ; Rouget de Lisle, qui eut le rare bonheur d’être un jour le chant héroïque de la patrie menacée, le tocsin des cœurs, le sursum corda des baïonnettes, était Franc-Comtois ; Charles Nodier, le plus aimable des hommes, le plus fantaisiste des poètes, le plus Romain et le plus Français à la fois des ennemis de la terreur démagogique et de la tyrannie soldatesque, était Franc-Comtois ; Fourier, Considérant, Proudhon, tous ces esprits spéculatifs qui écrivent leur poésie en chiffres et qui jettent leur imagination par-dessus l’ordre social, aimant mieux inventer l’impossible que de ne rien inventer du tout, sont Francs-Comtois. […] Je n’en sais rien ; mais, histoire ou légende, il n’y aurait rien, dans un tel servage, qui ne fût de nature à dignifier la personne qui sut l’inspirer et le poète qui sut le subir comme une suzeraineté féodale du prestige sur l’imagination. […] XLI C’était là, sans doute, la lampe voilée de l’imagination, qui éclairait, dans ses longues nuits, la petite fenêtre du donjon de Saint-Lupicin, pendant que notre jeune poète écrivait ses poésies cachées, et qu’il étudiait le beau dans l’art devant les débris des statues de son Phidias. […] Ces lignes sont la métaphysique des édifices humains, nombres, géométrie, symétrie, décorations, tout cela construit en plus ou moins grande proportion, selon le génie de l’artiste, ce beau qui est l’idéal des yeux comme la musique est l’idéal de l’oreille, comme l’éloquence est l’idéal de la logique, comme la poésie est l’idéal de l’imagination et du sentiment.

683. (1863) Cours familier de littérature. XV « XCe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (3e partie) » pp. 385-448

Son imagination était restée pieuse, sa raison était devenue tolérante ; elle n’avait gardé de ses premières doctrines que l’amour qui les sanctifie toutes. C’était l’imagination de saint Jean qui ne savait qu’un mot, aimer ! […] XIX Mais comme sa belle imagination s’enrichit de toutes ces misères de sa vie ! […] Rousseau a des pages merveilleuses de description, d’érotisme et de contemplation de la nature dans ses Confessions ; mais ce sont des pages d’imagination échauffée, ce n’est pas un livre fait pour nourrir des âmes. […] Ce n’est pas une forme de l’art, c’est une émanation de la vie qui monte à l’âme et qui l’enivre de charme et de sainteté, d’un charme et d’une sainteté tellement fondus ensemble qu’on ne peut pas discerner ce qui est amour divin de ce qui serait amour terrestre, ce qui serait délire de ce qui est édification, et qu’en fermant un moment le livre pour le rouvrir bientôt après à une autre note, on ne peut en détacher ni son cœur ni son imagination : oui, voilà ce style !

684. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXIVe entretien. Chateaubriand, (suite.) »

L’imagination calomnieuse de l’inventeur indigna, du reste, ceux-là même qu’elle réjouissait en secret. […] Non ; je dis seulement que l’imagination splendide et complaisante de l’écrivain avait plus de part que la conversion et la conscience à cette foi ; foi de bienséance plus que de sincérité, mais cependant point hypocrite. […] Ses premiers exils en Amérique, son émigration, ses misères, même en Angleterre, avaient été subis sous l’influence des sentiments chrétiens ; les grands spectacles de la solitude, du ciel, de la mer, des forêts, des fleuves, des cascades, qui l’avaient frappé dans son voyage, étaient empreints de cette couleur ; il les avait reflétés dans Atala et dans René, ses premières ébauches ; il avait pensé, il avait rêvé en chrétien ; sa haine même, si naturelle, contre les persécutions et les martyres des croyances de sa jeunesse leur avait donné quelque chose de tendre comme les souvenirs de la demeure paternelle, de sacré comme le foyer de ses pères ; tout son cœur et toute son imagination étaient restés ainsi de la religion du Christ. […] Rousseau et de Volney avait déteint sur ses pensées, mais son âme n’avait pas été altérée jusqu’au fond par ces doctrines décolorées et froides qui désenchantent l’esprit sans attendrir le cœur ; et, quand il rentra dans sa patrie, au milieu des ruines faites par l’incrédulité, et des efforts d’un gouvernement hardi et réparateur pour rattacher la France à ses anciens dogmes par des repentirs avoués et par des réconciliations politiques entre les armées et les autels, il ne lui fut pas difficile de renier le culte nouveau, qui n’était encore que doute, et de se rattacher aux douces habitudes de son imagination comme à d’anciens amis éprouvés avec lesquels on vient prier dans les mêmes temples et dans la même langue, après être rentrés sous les mêmes cieux. […] J’ai rêvé et j’ai cru, pouvait-il dire ensuite dans toutes les phases de sa vie ; conduite commode pour un homme d’imagination et de passion qui, ne cherchant que le succès dans les lettres et le repos d’esprit dans les agitations du doute, se fait une couche complaisante dans ses habitudes, et se dit : Peu m’importe que j’aie vécu avec la vérité, pourvu que je sois mort avec l’unité, cette bienséance de la vie.

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