II Voici la contemporaine de Jeanne d’Arc, l’excellente Christine de Pisan, si digne, si naïve, si pleine de vertu et de prud’homie, qui, raide comme un personnage de vitrail, s’applique, avec le grand sérieux des bonnes âmes du moyen âge, gauchement et gravement, à enserrer la langue balbutiante de son siècle dans la forme du style cicéronien comme dans un heaume lourd et trop large. […] Si je ne me trompe, nous retrouverons quelque chose de cette honnête candeur chez Madeleine de Scudéry, la vierge sage, d’âme héroïque et d’esprit prolixe Voici Marguerite d’Angoulême, très savante, très entortillée, toute fumeuse de la Renaissance, souriante, gaie et bonne à travers tout cela, avec son grand nez sympathique, le nez de son frère François Ier Puis, c’est l’autre Marguerite, Marguerite de Valois, point pédante celle-là, dégagée, galante avec une entière sécurité morale, que rien n’étonne, qui raconte si tranquillement la Saint-Barthélémy ; la première femme de son siècle qui écrive avec simplicité ; une inconsciente, un aimable monstre, comme nous dirions, aujourd’hui que nous aimons les mots plus gros que les choses Je mets ensemble les enamourées, les femmes brûlantes, les Saphos, chacune exhalant sa peine dans la langue de son temps : Louise Labé mettant de l’érudition dans ses sanglots ; Mlle de Lespinasse mêlant aux siens de la sensibilité et de la vertu, Desbordes-Valmore des clairs de lune et des saules-pleureurs… Mlle de Gournay est une antique demoiselle pleine de science, de verdeur et de virilité, une vieille amazone impétueuse que Montaigne, son père adoptif, dut aimer pour sa candeur, une respectable fille qui a l’air d’un bon gendarme quand, dans son style suranné, elle défend contre Malherbe ses « illustres vieux ». […] Pourquoi tous les enrichissements successifs de la langue littéraire ne doivent-ils rien aux femmes ?
Son nom même consacra un des mètres les plus heureux de la poésie lyrique, dans la langue du peuple nouveau qui domptait et imitait les Grecs. […] Il ne suffit pas pour cela de la sévérité de son dialogue avec Alcée, tel que le cite Aristote69 : « Je veux », disait le hardi poëte, « te dire quelque chose ; mais la pudeur m’empêche. » Et Sapho de répondre : « Si tu avais le désir de choses nobles et belles, ni ta langue ne serait liée de peur de dire le mal, ni la pudeur ne retiendrait tes regards ; mais tu parlerais librement de ce qui est légitime. » Rien de mieux raisonné, sans doute ; mais tant d’autres témoignages nous la montrent différente ! […] Cela m’a fait tressaillir le cœur de t’avoir vue, et il ne me vient plus de voix ; mais ma langue est liée ; et sous le tissu éteint de la peau je sens circuler une flamme.
Poëmes de nôtre langue, que personne ne lit plus, et qui sont tombez dans un mépris dont on ne sçait guéres les causes. […] Il n’y a que quelques sçavans qui se plaisent à l’admirer dans le grec, parce qu’ils prennent le plaisir historique et celui d’entendre une langue sçavante, pour un plaisir purement poëtique. […] Ainsi l’ancienne réputation et les langues sçavantes leur imposent, et changent tout à leurs yeux. […] Il suffit, pour prouver ma pensée, de faire attention à la maniere dont nous apprenons nôtre langue et les langues étrangeres par un commerce habituel avec ceux qui les parlent, et à la maniere dont nous apprenons les langues mortes par les livres. […] Il n’en est pas de même des langues mortes : on ne nous les apprend que par l’entremise de celles que nous connoissons déja.
C’est pitié de voir comme cette pauvre langue française se tord, se disjoint, se déhanche et se désosse, aux prises avec ces jumeaux de l’extravagance. […] De peur de ressembler à tout le monde, et pour être originaux coûte que coûte, ils ont retourné leur habit et se sont fait une langue pour leur usage particulier. […] Nous sommes le secrétaire de notre pensée, et non celui des méchantes langues. […] Sa langue, comme sa main, a de vives éclaboussures, et il ne fait pas bon s’exposer aux bourrades de son esprit. […] Grangé des poignées de sel au bout de sa langue ; seule mademoiselle Thuillier a du miel sur les lèvres.
Oui, n’est-ce pas, ou peut s’en faut, et je vous ai prouvé que la rime est un mal nécessaire dans une langue peu accentuée, la rime suffisante pour le moins ? […] vous ne trouverez ici qu’émotion réelle dans une langue parfaite, langue formée aux fortes études classiques, puis d’ensuite, les plus décisives peut-être, du moins dans les cinq sixièmes des cas. […] Quand à la langue splendide de ce roman picaresque, quant aux merveilleux chapitres intitulés : Le Château de la Misère, Effet de neige, Brigands pour les oiseaux, et tant d’autres, vieilles tapisseries que tout cela, en vérité ! […] Oui, Roger Marx est un fin, un vrai lettré, par la langue et par l’esprit et par toutes les qualités de ce titre si rarement mérité en nos jours d’impudentes usurpations. […] Son empire sur la langue était souverain.
Pendant deux heures qu’il reste au Grenier, il touche à un tas de questions anciennes et modernes, et parle spirituellement de la rapidité, à l’heure présente, avec laquelle les produits matériels passent d’un pays dans l’autre, et de la lenteur avec laquelle se transmettent les produits intellectuels, ce qu’il explique un peu par l’abandon de la langue latine, de cette langue universelle, qui était le volapuck d’autrefois entre les savants et les littérateurs de tous les pays. […] Maintenant une possession de la langue grecque, comme personne. […] Tronquoy, qui s’adonne à l’étude sérieuse, des langues chinoise et japonaise, avec l’idée de donner sa vie à la connaissance approfondie de ces langues, d’aller au Japon… Il est plein d’admiration pour la langue chinoise, qu’il dit être faite seulement par le choc des idées, avec la suppression ou la sévère abréviation de toutes les inutilités des langues occidentales. […] Il s’indigne de la langue horrifique, que parlent à l’heure présente les gens avec lesquels, il prend le train de Vincennes, quand il va à sa petite maison de campagne du parc Saint-Maur, des gens, à propos de la translation d’un cimetière, traitant les morts du vocable de « charognes », et me jette cet éloquent appel : « Est-ce que vous n’avez pas en vous le sentiment de la désespérance, en ce monde de maintenant, dont les uns portent un étron dans la main, les autres un cierge ? […] Alors une figue tombe sur la joue de l’enfant, qui ne consent à faire aucun mouvement des bras pour la prendre, mais cherche à l’attirer seulement avec sa langue : ce qui ne réussissant pas, décide le garçonnet à dire au professeur, de la mettre dans sa bouche.
Sa langue l’atteste non seulement par son antique construction et par sa primitive fécondité, mais elle l’atteste plus encore par ses étymologies, qui la rattachent évidemment à la vieille langue sacrée des Indes, le sanscrit. […] L’histoire, qui perd tant de choses sur la route des siècles, a complétement perdu les traces de cette filiation de la race allemande avec les Indes ; mais la langue est un témoin qu’on ne peut récuser. […] Blaze de Bury, écrivain de l’école ascétique, renfermé comme dans les cloîtres studieux de la religion littéraire, a publié, il y a douze ans, une complète étude sur le génie de Goethe et une incomparable traduction du drame de Faust ; nous nous en servirons, comme on se sert, dans les ténèbres d’une langue inconnue, d’une lumière empruntée qui fait rejaillir de tous les mots les couleurs mêmes de cette langue, ou comme on se sert, dans un souterrain, d’un écho qui répercute le bruit de tous les pas de ceux qui vous devancent dans sa nuit. […] En tous lieux tous les cœurs que la clarté des cieux illumine parlent ainsi chacun dans sa langue ; pourquoi ne le ferais-je pas, moi, dans la mienne ? […] Marguerite, sa cruche posée sur la margelle du puits, la tête basse et les deux mains croisées avec langueur sur sa robe, cause avec Lieichen, jeune fille à la langue affilée.
Quoi qu’il en soit, on s’extasie de surprise et d’admiration quand on voit une terre qui a perdu l’empire du monde, puis sa propre liberté, puis ses dieux, puis sa langue même ; une terre qui avait produit Cicéron, Horace, Virgile, reproduire tout à coup, dans une autre langue, mais dans un même génie, Dante, Arioste, Pétrarque, le Tasse et Machiavel. […] C’était en France que le roman était né ; les troubadours provinciaux, poètes nomades et populaires, avaient donné le nom de leur langue, roman, à ce genre de composition. […] Défiez-vous des autres : ils ne sont pas du bon temps ni de la bonne langue. […] L’imagination ne se salit pas avec lui, elle s’enjoue, si le seigneur français me permet cette mauvaise expression dans sa langue. […] Que ne puis-je vous la reproduire dans sa langue, qui n’est composée que de notes et de couleurs !
Je ne parle pas du coloris d’Homère, qu’il est impossible, à quelque traducteur que ce soit, de rendre parfaitement ; mais je parle de ses pensées, de ses images, du sublime & du merveilleux qui y règne, & qu’on peut faire passer dans quelque langue du monde que ce puisse être. […] Ce sçavant élevoit lui-même un fils, ne desiroit rien tant que de le voir avancer dans l’étude des langues, & le grondoit beaucoup de ne vouloir rien apprendre. […] On voit encore à Toulouse un exemplaire de la Philoména en langue originale, c’est-à-dire, romance ou polie, telle que la parloient alors les gens bien élevés, & surtout ceux qui vivoient à la cour. Ils la préféroient au latin qui étoit la langue commune, & qu’on avoit fort corrompu. Au milieu de toutes ces contestations sur l’époque des romans, ainsi appellés parce qu’ils étoient écrits en langue romance, remarquons combien les anciens différent de ceux de nos jours.
Devenu comme les langues d’Ésope, ce qu’il y a de meilleur ou de pire, il a eu toutes les audaces, toutes les prétentions ; il a véhiculé jusqu’au grand public les hypothèses de la science et les lieux-communs de l’histoire. […] Par des termes du terroir, il renouvelait la langue victorieuse d’oïl. Certes le vrai roman provincial, seule la langue originelle le pourrait traduire et on connaît l’extraordinaire éclat, la couleur puissante du Valet de Ferme de Batisto Bonnet (traduct. […] À l’attrait du pittoresque, au charme d’une langue riche et forte, ils ajoutent tout l’intérêt que leur vaut l’érudition sérieuse de leur auteur. […] Marcel Boulenger, qui connaît notre belle langue et l’étudie tous les jours, ne s’est jamais montré critique tendre à l’égard des solécismes d’autrui.
Il l’avait au bout de la plume comme, dans la conversation, au bout de la langue. […] La langue des arts est autre chose qu’un sémaphore perfectionne. […] Pécheur, non ; ce mot n’a point d’analogue dans la langue d’Aristote. […] C’est simple, précis, éloquent, d’un choix de langue exquis. […] Je sais la différence de la langue écrite à la langue parlée, et qu’un essai historique sur la Passion ne prête guère aux saillies de l’esprit.
Peut-être n’est-il pas encore tout à fait maître de sa langue ; il est inégal ; il laisse ses plus belles pages s’alourdir d’épithètes inopportunes, et ses plus beaux poèmes s’empêtrer dans ce qu’on appelait jadis le prosaïsme. […] Tel son système de vers français basés sur l’accent tonique ; il est vrai que le résultat, souvent manqué, car les langues ont, elles aussi, une logique assez impérieuse, était parfois heureux et inattendu avec des « hexamètres » comme celui-ci. […] Paul Adam use d’une langue vigoureuse, serrée, pleine d’images, neuve jusqu’à inaugurer des formes syntaxiques. […] Venu à Paris comme tout autre étudiant valaque ou levantin, et déjà plein d’amour pour la langue française, M. […] Moréas aime passionnément la langue et la poésie françaises et que les deux sœurs au cœur hautain lui ont plus d’une fois souri, contentes de voir sur leurs pas un pèlerin si patient et un chevalier armé de tant de bonne volonté.
Car est-ce un style, cette langue correcte, abstraite et neutre, à laquelle vous vous appliquez, soigneusement égayée par intervalles de métaphores élégantes ? […] Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l’Europe et qu’il est traduit en plusieurs langues. […] parce que, ayant eu du génie ou un grand talent, ils ont écrit et parlé à une époque où la langue avait achevé de mûrir et n’avait pas commencé de se corrompre. […] Les voyageurs en pays sauvages ont constaté que, chez les peuples qui n’ont point de grammaire, la langue est si instable que, dans un laps de temps de moins de deux années, on ne la reconnaît plus. […] La pensée des individus, et d’abord celle des peuples, sera donc ce que la langue nationale, qui est son moule nécessaire, la forcera d’être.
Il savait très-peu l’antiquité et était faible sur les langues et lès littératures anciennes ; il ne s’y est jamais remis depuis. […] On est femme après tout, et elle s’était persuadé d’après son ton que c’était un grand savant et qu’il lui dévoilerait les mystères de la langue : il lui a corrigé ses épreuves assez exactement, non pas sans lui retrancher quelques grâces. […] Cette idée, toute bête qu’elle est, ne laisse pas de me procurer une bonne petite émotion. » Ce Rabadabla, c’est le bruit cher à son petit-fils, c’est le nom même qu’il lui donne dans cette langue primitive et imitative qui recommence sans cesse auprès des berceaux. […] Les autres membres de la famille, comme je vous l’ai déjà dit, ne sont pas mal non plus ; en entendant le vieux Carle parler de son père Joseph, on éprouve du respect pour ces gens-là, et je prétends, moi, qu’ils sont nobles. » — Et c’est ainsi qu’une vive nature d’artiste sympathise avec ses semblables, les reconnaît à travers les diversités de genre et de langue, les salue, les aime, les fait revivre… et l’on est à cent lieues du cuistre, de l’être immonde, arrogant et dur.
Style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant de rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants. […] Ce n’est pas chose aisée, d’ailleurs, ajoute Théophile Gautier, que ce style méprisé des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas entendus encore. » Mettons à part, dans l’ample et belle définition de Gautier, quelques points plus particuliers et gardons-en les termes généraux tels que recherches des nuances, recul des bornes de la langue, expression d’idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas entendus encore, tous ces soins s’appliquent parfaitement bien à toutes les époques de littérature actives et belles c’est justement cela que firent les Renaissants du xvie siècle et les Romantiques de 1830, Ronsard, comme Hugo. […] De siècle en siècle, d’âge en âge, d’école en école, on a cherché, comme dit Gautier, à reculer les bornes de la langue, à exprimer l’inexprimable, à émettre des idées neuves et à trouver des formes nouvelles. […] Émile Verhaeren écrivait ses poèmes fougueux et magnifiques et évoquait dans une langue frémissante les Campagnes hallucinées, ou les Apparus dans mes Chemins ou tel autre des nombreux recueils où s’affirmait sa maîtrise, tandis que M.
On hésitait entre la langue des anciens et l’idiome des modernes, et bien des gens croyaient que le moyen le plus sûr de marcher sur les traces d’Horace et de Virgile était encore de tâcher de les répéter dans leur langue. […] Ménage, qui était galant comme un pur érudit et sans véritable monde, lui envoyait des épigrammes en toute langue, des madrigaux grecs, latins, italiens, sur toutes sortes de beautés plus ou moins métaphoriques et allégoriques ; Huet lui répond, en lui rendant la monnaie de ses confidences : Je vous envoyai l’année passée ma première élégie, je vous enverrai bientôt mon premier sonnet, mais il est encore brut. […] Huet, que trop de savoir conduisait, comme il arrive souvent, à moins admirer, tout en reconnaissant dans ce passage le sublime de la chose racontée, se refusait à y voir, pour l’expression et même pour la pensée, rien de plus qu’une manière de dire, une tournure habituelle et presque nécessaire aux langues orientales, avec lesquelles il était si familier.
Elle fut très considérable à ses origines et dans les premiers temps de son institution : le monde et la littérature, malgré quelques révoltes çà et là, reconnurent en elle la régulatrice de la langue et du bel usage, et même un tribunal souverain du goût. […] Ce mot de libertinage, dans la langue du xviie siècle, signifie toujours la licence de l’esprit dans les matières de foi, et c’est encore dans ce sens que le prend Mme de Lambert : La plupart des jeunes gens croient aujourd’hui se distinguer en prenant un air de libertinage qui les décrie auprès des personnes raisonnables. […] La musique, la poésie, tout cela est du train de la volupté. » Je me plais à relever les expressions énergiques ou gracieuses, qui sont de la langue du xviie siècle, et qui, en même temps, tiennent déjà à celle du xviiie par la parfaite précision et l’exacte propriété. […] Toutes ces expressions que je souligne sont d’une langue ingénieuse, mais mince, et qui est sujette à se raffiner.
La conversation étant venue sur le chapitre des langues, sans se soucier de son interlocuteur qui en savait cinq et en déchiffrait deux autres, le cardinal Maury disait, en poussant toujours tout droit devant lui : Les langues sont la science des sots. […] J’ai appris l’italien comme on apprend sa langue, en écoutant : je conversais avec tout le monde, je prêchais même hardiment dans mon diocèse ; mais je ne serais pas en état d’écrire une lettre. […] qui, reprenant en ces années son Essai sur l’éloquence de la chaire, le corrigea, l’étendit, le perfectionna, et l’amena à un degré de maturité et d’élégance qui en fait un des bons livres de la langue, sous la forme nouvelle et définitive où il reparut (1810).
Il s’en excuse presque au début de son Traité des études ; il aurait peut-être mieux réussi, dit-il, en le composant en latin, c’est-à-dire « dans une langue à l’étude de laquelle j’ai employé une partie de ma vie, et dont j’ai beaucoup plus d’usage que la langue française ». Et d’Aguesseau, le félicitant sur son ouvrage, entrait dans sa pensée, quand il lui disait : « Vous parlez le français comme si c’était votre langue naturelle. » C’est que Rollin, en effet, était du Pays latin, et ce mot avait alors toute la signification qu’il a perdue depuis. […] D’heureux génies travaillaient la langue et l’illustraient de chefs-d’œuvre en tout genre.
Je parlerai peu de ses derniers travaux, consacrés presque uniquement à l’ancienne chronologie, et à une méthode de simplification pour l’étude des langues orientales. […] Il ne cessa également, jusqu’à la fin de sa vie, de s’occuper d’une méthode qui avait pour objet d’écrire toutes les langues orientales au moyen d’un même alphabet, de l’alphabet européen. Au lieu de laisser ces langues ce qu’elles sont, de les prendre historiquement et par groupes, et de respecter leur génie, leur physionomie distincte, il veut les traiter un peu comme il a fait les religions, et les faire passer sous le joug d’une unité artificielle qui les dépouille et les dénature. […] Il s’est proposé, en prenant cette peine, de prouver qu’il prononçait parfaitement la langue anglaise : cette preuve n’est pas toujours bien établie.
Un bel ouvrage tombe entre leurs mains, c’est un premier ouvrage, l’auteur ne s’est pas encore fait un grand nom, il n’a rien qui prévienne en sa faveur, il ne s’agit point de faire sa cour ou de flatter les grands en applaudissant à ses écrits ; on ne vous demande pas, Zélotes , de vous récrier, C’est un chef-d’œuvre de l’esprit ; l’humanité ne va pas plus loin : c’est jusqu’où la parole humaine peut s’élever : on ne jugera à l’avenir du goût de quelqu’un qu’à proportion qu’il en aura pour cette pièce ; phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l’abbaye, nuisibles à cela même qui est louable et qu’on veut louer : que ne disiez-vous seulement, Voilà un bon livre ; vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l’Europe et qu’il est traduit en plusieurs langues ; il n’est plus temps. […] Si les femmes étaient toujours correctes, j’oserais dire que les lettres de quelques-unes d’entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit. […] Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n’aient su faire de Ronsard, d’ailleurs plein de verve et d’enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot ; et, au contraire, que Belleau, Jodelle, et du Bartas, aient été sitôt suivis d’un Racan et d’un Malherbe, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée. […] L’on écrit régulièrement depuis vingt années ; l’on est esclave de la construction ; l’on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française ; l’on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré, et que tant d’auteurs depuis eux ont laissé perdre ; l’on a mis enfin dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable : cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit.
N’alla-t-il pas jusqu’à reprocher à M. de Bouhélier de n’avoir eu l’audace d’être un Malherbe, et d’avoir négligé dans la langue la réforme qui s’impose. […] Une langue n’est pas stable, et son évolution est parallèle à celle des idées.
Mais au fait, d’ignorer complètement la langue de Shakespeare et de n’avoir jamais passé le détroit, est-ce bien une raison pour ne point connaître l’Angleterre ? […] J’éprouvai si douloureusement cette nuit-là l’angoisse absurde, mystérieuse, d’être si loin de « chez moi », sous un ciel qui ne me connaissait pas, parmi des gens qui ne parlaient pas ma langue et qui n’avaient pas le cerveau fait comme le mien, que je sortis par la fenêtre pour attendre la diligence qui repartait à trois heures du matin.
L’esprit français possède cette grande arme : la langue française, c’est-à-dire l’idiome universel. […] Toutes les bouches humaines déblatéraient sur les péchés et les hontes de Paris : serrée par ses ennemis, abandonnée de ses amis, la grande cité était en proie à l’assaut de toutes les mains et de toutes les langues ennemies ; on la niait et la supprimait en Europe ; c’était l’heure de prendre sa défense. » Émile Blémont profitait de l’occasion pour déclarer que l’indifférence et l’impassibilité n’étaient plus possibles aux poètes.
S’agit-il d’un travail intellectuel (l’étude des langues, des sciences, etc.), on voit que le travail d’acquisition est nécessairement une opération qui cause une grande déperdition nerveuse. […] De là il déduit le nombre probable des éléments nerveux — cellules et fibres — nécessaires pour acquérir et conserver tel ou tel ordre de connaissance (mathématiques, musique, langues, etc.), et il montre comment ces diverses acquisitions se limitent réciproquement.
Quant à l’observation que plusieurs amateurs d’oreille délicate lui ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la trouve tout à fait fondée ; aussi se propose-t-il, dès qu’il sera nommé membre de la société royale de Stockholm ou de l’académie de Berghen, d’inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir blesse le tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce l’effet que ferait sans doute leur huile d’ours et leur pain d’écorce sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais.
Deux ouvriers y perdent la vue et le peu de langue qu’ils savaient. […] Gloriole d’enfant, orgueil considérable, inquiétudes plus considérables encore sur la durée de son œuvre et l’enveloppe d’un style qui ne lui semblait pas assez résistante pour traverser victorieusement les modes de la langue française, me paraissent former le véritable fonds de Balzac écrivain.
Comme l’orateur, dans l’épreuve de l’Officiel qu’on lui soumet, corrige le style et la langue de son improvisation, à relire nous corrigeons notre improvisation de lecture. Nous faisons attention à la langue, au style, au rythme, aux procédés et artifices de composition et de disposition des idées.
Si l’on trouve que c’est là enseigner à réparer de vieux souliers et à mettre des semelles neuves », c’est que nous n’avons pas la même langue, ou que l’on tient réellement, comme il nous le reproche, « à duper les ignorants ou les imbéciles ». […] On concède qu’il peut y avoir du profit à imiter les auteurs étrangers ; mais imiter un auteur de la même langue c’est, paraît-il, chose inadmissible ; et comme on est gêné par l’exemple de Flaubert, élève authentique et avoué de Chateaubriand, on explique le cas de Flaubert en disant que le romantisme représentait pour Flaubert une « véritable littérature étrangère ».
Tandis que les Germains de la Gaule, de l’Italie et de l’Espagne devenaient Romains, les Saxons gardant leur langue, leur génie et leurs mœurs, faisaient en Bretagne une Germanie hors de la Germanie. […] La langue sobre des orateurs et des administrateurs romains se charge, sous sa main, d’images excessives et incohérentes. […] Ils ont beau importer leurs mœurs et leurs poëmes, faire entrer dans la langue un tiers de ses mots ; cette langue reste toute germanique, de fonds et de substance76 ; si sa grammaire change, c’est d’elle-même, par sa propre force, dans le même sens que ses parentes du continent. […] La langue, les lois, la religion, la poésie diffèrent à peine. […] Nos traductions, si littérales qu’elles soient, faussent le texte ; notre langue est trop claire, trop gouvernée par la logique ; on ne peut comprendre cette forme d’esprit extraordinaire, qu’en prenant un dictionnaire, et en déchiffrant pendant quinze jours quelques pages d’anglo-saxon.
Magnin le degré d’aptitude et de disposition pour les langues étrangères, le point d’avancement qu’il atteignit et qu’il ne dépassa jamais. […] La facilité qui était sienne, et qu’il avait en maint sujet pour venir à bout des choses avec beaucoup de travail, mais sans le laisser voir, lui manquait pour les langues : s’il les comprenait, c’était des yeux, jamais de l’oreille ; jamais il ne put s’accoutumer à l’accentuation ni à la prononciation. Il traitait les langues étrangères et les maniait comme livres et papiers, comme il eût fait des langues mortes, non comme parlantes et vivantes. […] il avait tondu de ce jardin la largeur de sa langue, une simple languette, et chacun de tomber sur lui.
Villemain, critique et professeur, pût se procurer à tout instant, de quoi qu’il s’agît, le secours de maintes comparaisons, de maints rapports piquants ou lumineux : sa célérité volait d’un camp à l’autre ; il s’y repliait sans peine au besoin, et, pour dire un mot qui n’est guère de sa langue choisie, il s’y ravitaillait toujours. […] Villemain se détachait nettement de ceux du Globe qui parlaient avec peu de révérence de la langue courtisanesque de Louis XIV, qui traitaient cavalièrement le grand style de Bossuet, et faisaient bon marché de l’originalité française. […] Les uns trouveront que l’auteur a trop peu accordé aux conjonctures politiques dans la fixation d’une langue, et trop à un certain sens intérieur, à une âme formatrice, non définie. […] Il y en a qui lui reprocheront d’avoir trop médit du fond actuel de la langue, de s’être trop méfié de ses ressources, d’avoir fait trop facile part à une dure nécessité de décadence. […] L’impression que je tire de cette lecture, c’est que, quand le fond de la langue est chaque jour remué, grossi, déplacé, quand la synonymie inutile y abonde, quand les disparates de tous genres et mille affluents peu limpides s’y dégorgent, qu’importe ?
Je retire de l’expérience un agacement général des dents et une impulsion à passer ma langue sur les gencives. […] Probablement il existe dans le cerveau des voies particulières et une sorte d’organisme particulier répondant à ces espèces d’organismes qu’on nomme les langues, les signes, les mouvements vocaux. […] Une jeune fille, dans le paroxysme de la fièvre, parle le gallois, langue oubliée de son enfance. […] Certains malades ont oublié une des langues qu’ils savent ; d’autres ne savent plus écrire et savent encore parler ; d’autres ne savent plus parler et savent écrire ; d’autres ne peuvent ni parler ni écrire, mais reconnaissent le sens des mots qu’en prononce ou qu’on écrit. […] En Amérique, un nombre considérable d’Allemands et de Suédois, peu avant de mourir, prient dans leur langue maternelle, qu’ils n’ont souvent pas parlée depuis cinquante ou soixante ans.
, passé classique en sortant de ses classes, et qui continuait (disait-on) de parler la belle langue du dix-septième siècle. […] En effet, lorsque la faute de grammaire ou d’intelligibilité n’est pas dans la langue de Villemain ; quand il a le hasard d’une pureté dont il semble avoir la recherche, il traîne toujours je ne sais quelle glaise visqueuse autour de sa pensée, et il nous empêtre dans des phrases de ce terne et de cette lourdeur : « La pensée toute française — dit-il au commencement d’un de ses rapports — qui, pour susciter d’éloquents travaux sur notre histoire, a réservé au talent une sorte de majorat annuellement électif, reçoit de nouveau la destination que lui avait indiquée dès les premiers jours le suffrage public. » On n’a jamais attendu en se travaillant davantage une éloquence qui ne veut pas venir ! […] Mais, du moins, dans le style de Janin on sent un écrivain qui aime la langue avec ses entrailles. […] Impossible à nier, cette particularité dans le génie de Pindare peut seule expliquer ce que j’ose appeler la mort de ses œuvres, que les traductions les mieux faites et la connaissance plus profonde et plus répandue de la langue grecque ne parviendront pas à ranimer, Il faut en prendre son parti : Pindare, malgré des qualités nettement supérieures, est un poète dont le sens intime est perdu. […] Le Villemain qui a oublié Mirabeau et Foy, dans un livre sur la tribune moderne, est toujours le même Villemain qui en critique littéraire a oublié Rabelais, — « le père et la mère tout à la fois de la langue française », a dit Chateaubriand, — et daté du commencement du xviie siècle le premier livre écrit en français !
Il va de soi que tout cela devait faire jaser les Rochelois et déchaîner les langues d’une petite préfecture. […] La critique d’art est une traduction d’une langue dans une autre, de la langue plastique dans la langue littéraire. […] Au contraire la critique littéraire parle la même langue que les œuvres qu’elle explique : elle la parle moins bien, voilà tout. […] Pour traduire il faut savoir deux langues, la langue qu’on traduit et la langue dans laquelle on traduit. […] Certes Amiel a parlé peu favorablement de la langue française.
Ils placent leur auteur au nombre des meilleurs écrivains d’une langue. […] En lui a disparu un des narrateurs les plus dramatiques, un des écrivains les plus purs de notre langue. […] Jamais toutes les délicatesses du sentiment n’ont été mieux exprimées dans la langue des bons écrivains. […] Le poète parle et entend une langue ignorée du vulgaire. […] Ce que ces mots produisent à l’oreille, la langue de M.
La rectitude, l’austérité, la pesanteur, la sécheresse d’imagination des Latins n’ont aucun rapport avec la flexibilité, la liberté, la suavité, l’apparent décousu et la légèreté badine du style attique transporté tout chaud dans la langue de Cicéron et de Lucrèce par ce jeune homme de Venouse, ville de la grande Grèce. […] S’il eût été stoïcien, comme Brutus et Caton, il aurait eu la langue d’Orphée ; mais il était épicurien, il ne pouvait avoir que la langue des Grâces. […] Ce qui offense la pudeur n’est jamais beau : le cynisme est la laideur de l’esprit ; il n’y en a pas beaucoup dans Horace : sa délicatesse le défendait contre ce vice de la langue latine ; mais la religion d’Épicure ne commandait pas les heureuses chastetés de la religion qui combat les sens comme des corrupteurs de l’âme. […] La gloire du siècle d’Auguste et de Mécène fut moins d’avoir produit un improvisateur comme Horace que d’avoir senti la perfection d’une telle langue. […] Depuis deux mille ans que nous chantons dans toutes nos langues, nous n’avons pas retrouvé la note du dialogue d’Horace et de Lydie.
Bossuet : sa vie, son caractère, son style, sa langue. — 3. […] Pour la langue proprement dite, la date de la naissance de Bossuet nous avertit qu’il devra parler la langue de la première moitié du siècle, celle de Corneille et de Retz plutôt que de Racine et de La Bruyère. […] Mais il ne parlera pourtant jamais la langue académique et mondaine : et la raison eu sera dans son tempérament plutôt que dans son goût. Sa pensée n’est pas assez décharnée et abstraite ; il lui faut des mots et des phrases qui contiennent non pas seulement de l’intelligible, du spirituel, mais aussi, et fort abondamment, du sensible, du concret, du pittoresque ; il lui faut une langue des émotions et des sensations : cela suffit pour qu’il ne parle pas tout à fait la langue des salons.
Ce poème, qui n’a été traduit que partiellement de la langue sacrée des Indes, se termine par le dévouement des hôtes du brahmane, par la délivrance de la famille et par la punition du tyran. […] V Si vous voulez juger de l’impression que fit sur moi ce chef-d’œuvre exhumé d’une langue depuis tant de siècles muette et morte, écoutez celle que la première apparition de ce poème fit sur l’esprit de son savant traducteur français, M. de Chézy. […] Il ne se présentait qu’un seul moyen, celui d’apprendre la langue sanscrite, langue la plus admirable en effet, mais aussi la plus difficile de toutes les langues connues, et pour l’étude de laquelle il n’avait encore été publié, à cette époque, aucun ouvrage élémentaire. […] Voilà pourquoi, dans presque toutes les langues, le mot antique est synonyme de vrai beau.
Chez Montaigne, derrière l’ancien français et l’orthographe démodée, qui ne sont guère au fond qu’un trompe-l’œil, il y a bel et bien la langue du dix-septième siècle, comme l’ont employée La Bruyère et Pascal ; il y a la langue du dix-huitième siècle, telle qu’elle est dans Rousseau ; il y a enfin notre langue à nous, celle du dix-neuvième siècle. […] Ce que Mistral a fait en langue provençale, M. […] Personne ne peut nier aujourd’hui qu’un grave péril ne menace notre langue, cette vieille langue française si merveilleusement apte aux évolutions et aux rajeunissements. […] D’autre part Saint-Victor semble avoir seulement idéalisé la langue de Gautier. […] La langue d’Octave Feuillet est bien toujours la langue de l’auteur de la Dernière Aldini.
Je le trouve dans une personne qui, sans être Française de nation, Test par la langue, dans une Genevoise qui a publié, depuis bien des années, quantité d’écrits remarquables, saisissants, éloquents avec une pointe d’étrangeté : il me faut bien la nommer, quoiqu’elle n’ait point inscrit son nom en tête de tous ses nombreux et piquants ouvrages ; elle voudra bien m’excuser de cette liberté, car je ne suis pas comme M. de Rémusat qui, dans la Revue des Deux Mondes, a pu parler d’elle hier à merveille et à fond, en toute discrétion cependant, pour des lecteurs déjà au fait et initiés aux sous-entendus. […] On retrouve en elle la fille d’une race et d’une société plus antique, plus vieillie, plus usée : elle se sert d’une langue toute faite ; c’est une riche et fine étoffe un peu passée, qu’elle rajeunit avec grâce en la mettant, mais dont chaque pli ne crie pas sous ses doigts. […] Mme de Gasparin est d’une langue plus rude et plus forte, nullement soyeuse.
Des désirs muselés appartiennent un peu trop à cette langue qui force les choses et les noms, qui dit un cœur fêlé au lieu d’un cœur brisé. […] S’il est équitable en même temps que vrai génie, s’il est généreux, il dira à qui il doit le plus, et ce qui lui en semble parmi ceux qui lui auront frayé la route, qui lui auront préparé la langue poétique continue ; et sa parole fera foi. […] Et puis, rien n’est singulier pour l’école moderne comme de se voir dans ce miroir-là, qui est déjà, à certains égards, celui du philologue et du scholiaste opérant sur une langue morte.
. — Je reviens au Raphaël d’aujourd’hui, à celui de M. de Lamartine : S’il eût tenu un pinceau, dit notre auteur, il aurait peint la Vierge de Foligno ; s’il eût manié le ciseau, il aurait sculpté la Psyché de Canova ; s’il eût connu la langue dans laquelle on écrit les sons, il aurait noté les plaintes aériennes du vent de mer dans les fibres des pins d’Italie… S’il eût été poète, il aurait écrit les apostrophes de Job à Jéhovah, les stances d’Herminie du Tasse, la conversation de Roméo et Juliette au clair de lune, de Shakespeare, le portrait d’Haydé de lord Byron… S’il eût vécu dans ces républiques antiques où l’homme se développait tout entier dans la liberté, comme le corps se développe sans ligature dans l’air libre et en plein soleil, il aurait aspiré à tous les sommets comme César, il aurait parlé comme Démosthène, il serait mort comme Caton. […] Le sentiment n’était-il pas mieux observé dans cette simple écume jetée au hasard, que lorsque nous lisons aujourd’hui : « Une terrasse couverte de quelques mûriers sépare le château de la plage de sable fin où viennent continuellement mourir, écumer, lécher et balbutier les petites langues bleues des vagues. » Remarquez, même aux meilleurs endroits, que ce qu’on nous donne ici comme le dernier mot, n’est pas plus vrai ni plus réel : c’est moins contenu, et dès lors moins poétique. […] s’écria-t-elle encore, comme si elle eût voulu s’apprendre à elle-même une langue nouvelle ; Dieu, c’est vous !
De ce goût pour la vie, de ce perpétuel et paradoxal effort à rendre le mouvement avec des mots figés et une langue plus ferme que souple, de cette artistique quadrature du cercle, provienne singulier style de M. de Goncourt. […] Enfin il inventera ces étranges phrases disloquées, enveloppantes comme des draperies mouillées, mouvantes et plastiques qui semblent s’infléchir dans le tortueux d’une route : « Enfin l’omnibus, déchargé de ses voyageurs, prenait une ruelle tournante, dont la courbe, semblable à celle d’un ancien chemin de ronde, contournait le parapet couvert de neige d’un petit canal gelé » ; des phrases compréhensives donnant à la fois un fait particulier et une idée générale, des phrases peinant à noter ce que la langue française ne peut rendre et devenant obscures à force de torturer les mots et de raffiner sur la sensation : Ils savouraient la volupté paresseuse qui, la nuit, envahit un couple d’amants dans un coupé étroit, l’émotion tendre et insinuante, allant de l’un à l’autre, l’espèce de moelleuse pénétration magnétique de leurs deux corps, de leurs deux esprits, et cela, dans un recueillement alangui et au milieu de ce tiède contact qui met de la robe et de la chaleur de la femme dans les jambes de l’homme. […] Ce penchant réagit sur le choix de ses documents humains, de ses sujets, de ses personnages ; ce souci de l’exactitude le pousse à donner des visions nettes de mouvements et de jolités ; l’habitude de l’observation, son ouverture d’esprit à tous les phénomènes de la vie, le garde de tomber dans la mièvrerie ou le pessimisme : la recherche d’émotions délicates le préserve habituellement de s’appliquer à l’étude des choses basses, des personnages laids ou nuls, limite sa vision des phénomènes psychologiques, l’éloigne de concevoir des caractères uns, individuels et constants, colore et énerve sa langue, atténue ses fabulations, rend ses livres excitants et fragmentaires.